L’Abus de Science

Par Dominique Tassot

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Résumé : Un physicien américain, Alan Sokal, s’est amusé à ridiculiser ces sociologues et philosophes qui croient pouvoir manier les concepts abstraits de la physique et se livrent à des extrapolations absurdes. Mais cette revanche d’un spécialiste ne devrait pas faire oublier les limites de la démarche scientifique, et donc l’intérêt de la confronter avec les autres sources de connaissance, avec les autres démarches cohérentes à la recherche d’une même vérité.


On ne peut abuser que des bonnes choses puisque, pour les mauvaises, le simple usage est déjà un abus. Un récent article de Pierre Thuiller dans “Pour la Science“, la version française du Scientific American, suscite à cet égard bien des réflexions1 .

            Il s’agit de la mystification d’Alan Sokal. Ce physicien de l’Université de New-York s’est amusé à un brillant exercice. En mai 1966, il donnait à la revue Social Text un article intitulé “Violer les frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravité quantique“. Cet article prétendait montrer que la physique contemporaine démolit toute prétention à l’objectivité scientifique. La réalité physique, écrivait-il, est essentiellement “une construction sociale et linguistique” et le statut attribué à “la prétendue méthode scientifique” n’est pas mérité. Ainsi débarrassé du “concept de vérité” on pourrait créer une nouvelle science, résolument “post moderne” et “libératrice“, en y introduisant des idées empruntées aux partisans du féminisme, de l’homosexualité, du multiculturisme et de l’écologie.

            Alan Sokal, écrit P.Thuiller, “citait une kyrielle d’intellectuels pratiquant la philosophie, la sociologie des sciences ou les “cultural studies” (une réflexion de type humaniste sur les grands problèmes socioculturels). Adoptant leur langage, A.Sokal procédait à une vaste “déconstruction” de la pensée scientifique, c’est-à-dire à une remise en question radicale des connaissances les mieux établies.

Non sans habileté littéraire, il écrivait par exemple : “Ainsi le groupe d’invariance infini-dimensionnel érode-t-il la distinction entre observateur et observé, le p d’Euclide et le G de Newton, jadis considérés comme constants et universels, sont maintenant perçus dans leur inéluctable historicité”. Or encore, imperturbablement, il proposait ce “critère épistémologique” : “les quantités ou les objets qui sont en principe inobservables -tels que les points de l’espace-temps, les positions exactes des particules, ou les quarks et les gluons – ne devraient pas être introduit dans la théorie”.

            Au passage, il signalait l’un des inconvénients de cette innovation : elle excluait de la science “une grande partie de la physique moderne”.

            En réalité cet essai n’était qu’un pastiche, poussant jusqu’à l’absurde certaines critiques sociologiques voire psychologiques de la science, pour les déconsidérer. Et dans le même temps, Alan Sokal donnait à une autre revue américaine, Lingua Franca, un article exposant les détails de ce canular : “Délibérément il avait accumulé des énoncés approximatifs, fantaisistes, souvent faux ou même absurdes… En fait il s’agissait d’une expérimentation : “Une revue de pointe consacrée aux Cultural Studies publierait-elle un article pimenté d’absurdités : a) s’il avait de l’allure, b) s’il flattait les présupposés idéologiques de la rédaction ? La réponse, malheureusement, est oui”.

            Cette réponse ne doit pas surprendre. Mais il ne faudrait pas en rester là. En piégeant la revue Social Text, Alan Sokal voulait prémunir la gauche américaine contre de faux amis qui peuvent la déconsidérer, et notamment plusieurs français dont Jacques Lacan, Gilles Deleuze et Jacques Derrida. Mais les effets de langage de ces auteurs ne sont qu’une paille à côté de la poutre qui entrave depuis longtemps la vue des scientistes, cohorte de beaucoup plus nombreuses que les fumeux “posts-modernes” que Sokal entend ridiculiser.

            Pierre Thuillier lui-même, malgré toute sa sympathie pour Sokal, se voit forcé d’écrire : “Bien avant que la nouvelle “sociologie des sciences” ne soit à la mode, de nombreux philosophes et historiens des sciences ont explicitement noté que le fonctionnement de la “méthode expérimentale” était beaucoup plus complexe et beaucoup moins transparent que ne le voulait une certaine tradition. Divers hommes de science ont eux-mêmes expliqué, parfois avec humour, que les purs arguments rationnels ne suffisent pas à rendre compte du succès des théories. Max Planck, prix Nobel de physique en 1918, écrivait dans son Autobiographie : “Une vérité nouvelle en science n’arrive jamais à triompher en convainquant les adversaires et en les amenant à voir la lumière, mais plutôt parce que finalement ces adversaires meurent  et qu’une nouvelle génération grandit, à qui cette vérité est familière”. Même en science, il y a des modes, des pressions sociales, des égarements divers dus à des causes également diverses : publications précipitées de résultats mal confirmés, “oubli” plus ou moins délibérés de certains faits gênants, petites ou grosses tricheries, etc.”

            Cet aveu est de taille. Le manque de rigueur ou le poids des idéologies ne se font pas sentir que du côté des sciences humaines. Naguère deux journalistes américains avaient donné un livre fort bien documenté sur l’omniprésence de la fraude dans les sciences2. Loin de se limiter aux exemples bien connus inspirés par les convictions évolutionnistes (Homme de Piltdown, affaire Lyssenko, crapauds de Kammerer), Broad et Wade n’hésitent pas à s’attaquer à la géologie, à la médecine et même à la physique.

            Mais une critique anecdotique ne ferait pas raison des profondes failles qui perturbent aujourd’hui la démarche scientifique. L’exception confirme la règle (comme “règle” et non comme “loi”, nécessairement universelle). Or la science est une activité humaine, traînant avec elle tous les petits côtés de l’homme, ses entêtements, ses vindictes, ses carences du vouloir ou du pouvoir, et surtout cette tendance malsaine à compliquer les choses simples pour souci d’autoglorification. L’homme croit se grandir par la taille des obstacles qu’il se crée à lui-même, d’autant qu’ils offrent aussi l’avantage d’entraver l’accès des nouveaux-venus et d’entretenir les rentes de situation.

La médecine offre ici un champ d’exemples presque illimité. On commence par confondre certaines règles méthodologiques de la science avec la science elle-même. On peut ainsi étendre abusivement le champs et l’autorité de la “science” à une activité autrefois considérée comme “l’art de guérir”. Car le vis-à-vis du médecin, même si on le nomme “patient”, n’est pas “passif” au point de se réduire à une machine. Il réagit avec tout son être, son énergie interne, sa sensibilité et sa volonté. A ce titre, ce que l’on peut tirer de la physique ou de la chimie reste en deçà de l’objet et n’en donne qu’une image tronquée, une réduction d’autant plus fausse qu’on la considère comme juste. A la suite de Galilée, hypnotisé par la pertinence des mathématiques pour décrire le mouvement des corps inertes, on continue de confondre précision avec certitude. Prenons l’exemple d’un Stradivarius. Si je déclare que ce violon est une pièce de bois combustible dégageant tant de calories par kilogramme, avec une précision au dix-millième, mon discours peut bien être rigoureusement exact et infiniment précis, il n’en reste pas moins faux. Non seulement parce qu’une vérité devient fausse à force d’être partielle, mais surtout parce qu’elle ne fait pas droit à la finalité, sans laquelle il n’est pas de véritable explication d’un être.

            Or le Prix Nobel 1965, Jacques Monod, dans Le Hasard et la Nécessité, n’hésitait pas à écrire : “La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l’objectivité de la Nature. C’est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance “vraie” toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de “projet”. (…) Postulat pur, à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer une expérience qui pourrait prouver la non existence d’un projet, d’un but poursuivi, où que ce soit dans la nature. Mais le postulat d’objectivité est consubstantiel à la science. (…) L’objectivité cependant nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que, dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde.

Le problème central de la biologie, c’est cette contradiction elle-même”3.

            Dès lors qu’une science se coupe de la finalité, elle se coupe aussi de la réalité et finit par se réduire à une méthode abstraite appliquée indifféremment sans cet esprit de finesse dans lequel Pascal voyait à juste titre un nécessaire contrepoids.

            Alors l’abus guette à chaque pas. D’autant plus que la science est devenue prétentieuse. Obnubilée par ses succès dans le domaine des machines, elle considère toujours l’univers comme une immense horloge dans laquelle la vie fait l’effet d’un accident inessentiel. Or il y a plus de complexité dans une seule cellule vivante que dans tout l’espace astrophysique ; il y a plus de connexions dans un seul cerveau que de feuilles dans toute les forêts du Canada ; on voit donc que l’état présent des théories scientifiques mérite d’être considéré avec un peu de recul. Mais comment y parvenir face à une science qui ne reconnaît aucune approche qui lui soit supérieure, ni aucun critère de vérité qui la domine ? On dit plaisamment que le fou est celui qui a tout perdu, sauf la raison. En ce sens la science moderne, devenue folle, s’est isolée elle-même dans une tour d’ivoire et, croulant sous le poids de ses théories, semble avoir perdu toute possibilité de dialogue avec les autres voies explicatives proposées à l’esprit humain.

                           Le mot “Science”, entendu dans son sens le plus large, inclut aussi bien l’histoire et l’esthétique que la physique et la biologie. La science est l’activité spécifique de l’intellect humain : trop importante  et trop noble, donc, pour être abandonnée aux spécialistes. Car tout se tient, et tous subissent peu ou prou les retombées des travaux scientifiques ; tous les concepts, toutes les croyances tous les sentiments sont -fût-ce inconsciemment- passés au crible de la vision scientifique du monde.

Il y a un siècle, Berthelot ne réclamait plus que quelques dizaines d’années pour parachever la science. Aujourd’hui tous s’accordent pour voir dans chaque construction de l’esprit scientifique une bâtisse provisoire, dont les fondations même ne sont pas à l’abri des remaniements, où résonnent en permanence, souvent maniés par les mêmes ouvriers, le pic du démolisseur tout comme la truelle du maçon.          

            La terre compte aujourd’hui plus d’hommes de science qu’elle n’en avait porté depuis l’origine. C’est dire l’importance et la quantité des découvertes présentes et à venir, susceptibles d’abaisser bien des barrières et de remettre en cause bien des certitudes. Face à cette avalanche prévisible, loin de vouloir dénigrer le travail de tant de chercheurs plongés dans une admirable quête, il s’agit de l’assumer en substituant au doute corrosif – comme à l’admiration béate – la sympathie critique érigée en méthode.

            Ici se fait sentir le besoin d’une autre approche de la science. Non plus le simple exposé de vérités parcellaires qu’on assène unilatéralement, comme c’est le cas dans les revues de vulgarisation comme dans les revues savantes ; à l’inverse, le souci constant de préserver tous les ordres de vérité, de recueillir -au travers du savoir éclaté en trop de “disciplines”- les faits significatifs qui portent le sens du tout, qui introduisent à la cohérence englobante sans laquelle le sens disparaît.             Tel est l’objectif de cette revue : “Le Cep“.


1 Pierre Thuillier, La mystification d’Alan Sokal. Pour la science n°234, avril 1997.

2 William Broad-Nicholas Wade, La souris truquée, enquête sur la fraude scientifique, Le Seuil, 1987.

3 J.Monod, Le Hasard et la Nécessité (Le Seuil, Paris, 1970, pp.37-38).

 

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