Partager la publication "Les Pères de l’église et les débuts de l’astronomie moderne (iie partie)"
Par Eon Claude
Résumé : Comment concilier l’omnipotence divine et l’existence de lois rigoureuses et quantifiables dans le fonctionnement du cosmos ? Cette question préalable sur la pertinence de notre science ne s’était pas posée dans l’Antiquité gréco-latine et il revint aux penseurs chrétiens de la traiter. Les Pères de l’Église s’y attelèrent donc avec la profondeur et à la fois la subtilité de leur vision du monde. Le cas de l’astronomie joua un rôle précurseur. . La synthèse à laquelle parvint ainsi la civilisation européenne doit donc être portée à leur crédit et met bien en relief, a contrario, l’étroitesse de vue dont font montre nombre de scientifiques actuels, incapables de situer leur démarche propre à l’intérieur d’une perspective plus vaste et donc plus sûre.
En dehors des constantes références à l’utilité pratique et au bénéfice spirituel de l’astronomie, au cours du XVIIe siècle une évaluation positive de la curiosité apparut. Certains astronomes affirmèrent que l’intérêt pour les corps célestes avait été gravé dans l’homme par Dieu Lui-même, voulant, par là, qu’ils pussent Le reconnaître. Par exemple, Christian Huygens (1629-1695) dans son Cosmotheoros, précisait que le fait que Dieu n’avait pas révélé tous ses mystères à l’homme ne voulait pas dire qu’Il se les était tous réservés pour Lui-même. Scruter des mystères inconnus n’est donc pas une curiosité injustifiée. Selon Huygens, personne n’a l’autorité pour définir la limite et le zèle des recherches humaines parce que personne ne connaît avec certitude les limites prescrites par Dieu à la connaissance humaine. Si nos ancêtres avaient eu les mêmes scrupules, l’humanité n’aurait pas connu la forme ni la taille de la terre, ou l’existence de l’Amérique. Le zèle et la finesse de l’esprit furent donnés aux humains afin de promouvoir la compréhension graduelle de la nature, et il n’y a aucune raison pour laquelle nous devrions renoncer à notre recherche.
La curiosité astronomique disparut progressivement du catalogue des péchés et une réhabilitation de la curiosité se produisit. Dans le sillage de Francis Bacon, de nombreux auteurs tant en Angleterre que sur le continent cette transformation. Daston et Park font remonter à Hobbes (qui fut le secrétaire de Bacon) la nouvelle association de la curiosité avec l’avidité [greed] ce qui était un recul par rapport à l’orgueil. Descartes s’est intéressé à la « curiosité » dans différents textes. C’est seulement lorsque la curiosité est indisciplinée et non méthodique qu’elle peut devenir aveugle : c’est tout le but du projet cartésien d’y remédier. Aux critiques qui lui reprochaient d’ignorer l’avertissement de saint Paul en 1 Co 8, 21, il répondit :
« Je dis donc premièrement que le passage de S. Paul se doit seulement entendre de la science qui n’est pas jointe avec la charité, c’est-à-dire la science des athées2… »
Comme saint Augustin, il voit la possibilité d’erreur dans le désordre de nos facultés et la domination de la volonté sur l’intelligence. Malebranche tient exactement le même discours : la curiosité est « naturelle et nécessaire », mais son manque de contrôle peut conduire à l’erreur. Pascal ne sera pas de cet avis :
« Car la maladie principale de l’homme est la curiosité inquiète des choses qu’il ne peut savoir. Et il ne lui est pas si mauvais d’être dans l’erreur, que dans cette curiosité inutile3. »
Une des raisons pour laquelle la curiosité cessa de jouer un rôle dans le statut de la connaissance au cours du XVIIe siècle est que l’acquisition du savoir fut dissociée de la moralité personnelle du chercheur. Le premier stade fut l’abandon des vertus chrétiennes au profit des vertus sociales et civiques.
Ces vertus, à leur tour, furent associées à des disciplines et pratiques, d’où les titres de Règles pour la direction de l’esprit et Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Comme les vertus chrétiennes et civiques s’estompaient, l’appel aux méthodes prescrites devint le seul critère pour juger des droits de la connaissance dans le royaume de la science. Enfin, l’ascension de l’utilité pratique au détriment de l’utilité religieuse et morale contribua à la transformation finale de la curiosité de vice en vertu.
La science astronomique et la toute-puissance de Dieu
Les objections des Pères à l’astronomie, dont il a été question jusqu’ici, ne concernaient que sa valeur et son objet, mais ne contestaient pas ses résultats. Ambroise et Augustin mettent en question la capacité de l’astronomie de prédire la position des corps célestes. L’idée générale est que la recherche humaine ne saurait prétendre découvrir ce qui relève de la volonté toute-puissante de Dieu.
Ambroise écrit : « Sur la nature et la position de la terre, il ne devrait pas être nécessaire d’en discuter, il suffit pour notre information de citer ce que dit le texte de l’Écriture Sainte, à savoir que Dieu « suspend la terre sur le néant » » (Jb 26, 7)4. Dans la suite du texte, la question importante n’est plus l’étude du ciel mais le dominion suprême de Dieu sur sa création : « Est-ce que Dieu ne montre pas clairement que toutes choses sont disposées par Sa majesté avec nombre, poids et mesure ? » Ambroise prend alors l’exemple de la position de la terre pour montrer le pouvoir de Dieu sur sa création : « La terre, par conséquent, n’est pas suspendue au milieu de l’univers comme une balance maintenue en équilibre, mais la majesté de Dieu la maintient par la loi de Sa propre volonté, si bien que ce qui est inébranlable doive l’emporter sur le vide et l’instable. » Ce qui est décisif pour l’ordre du monde n’est pas la régularité de la nature, mais le pouvoir (potestas) divin seul. Dieu peut à tout moment décider que le cours régulier de la nature sera interrompu. Par la volonté de Dieu, la terre reste immobile au centre du cosmos :
Il a affermi la terre sur ses bases :
Elle est à jamais inébranlable (Ps 104, 5).
Mais dans le même Psaume, il est écrit :
Il regarde la terre et elle tremble (Ps 104, 32).
La dépendance du monde créé conduit Ambroise à s’interroger sur la connaissance scientifique :
« Cependant, moi qui suis incapable de comprendre l’excellence de sa majesté et son art, je ne me fie pas à des poids et mesures théoriques. Je crois plutôt que toutes choses dépendent de sa volonté, laquelle est la fondation de l’univers et grâce à quoi le monde existe jusqu’à ce jour. »
Dans la discussion d’Ambroise sur la place de la terre au sein du cosmos, nous trouvons les thèmes qui influenceront fortement la relation chrétienne avec l’astronomie et les autres sciences jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Avant tout, l’accent est mis sur la fragilité ontologique de la création. La nature n’a pas la capacité de se maintenir dans l’ordre par elle-même ; sa persistance dépend uniquement du pouvoir et de la volonté de son Créateur. Les lois gouvernant les différents processus naturels ne sont pas immanentes, elles sont imposées à la nature de l’extérieur et peuvent être modifiées ou supprimées à tout moment par leur Auteur. Cette ontologie a des conséquences importantes pour la méthodologie scientifique.
Ambroise suggère que les savants païens ont tort de croire qu’il est possible d’expliquer la création par les lois découvertes par empirisme. Tout est dirigé par la puissance de Dieu et, par conséquent, les savants se trompent lorsqu’ils se fient à des lois plutôt qu’à Dieu qui peut, à tout moment, violer les lois de Sa création. Les théories déduites de l’observation ne peuvent pas limiter la toute-puissance de Dieu : « Abba ! tout vous est possible » (Mc 14, 36). Ce qui est impossible, d’un point de vue scientifique ou philosophique, ne l’est pas pour le pouvoir absolu. Ambroise prend l’exemple de Genèse 1, 6-7 : « Dieu dit : Qu’il y ait un firmament entre les eaux…et il sépara les eaux qui sont au-dessous du firmament d’avec les eaux qui sont au-dessus… » Les astronomes, se fiant à leur connaissance des lois de la nature, affirment qu’il ne peut pas exister d’eaux au-dessus des cieux car la terre étant ronde, l’eau ne saurait se maintenir sur une surface ronde, elle coulerait forcément de chaque côté. À cet argument, Ambroise répond : « Dieu ne voit pas comme l’homme voit. N’estimez donc pas avec vos yeux et ne pesez pas avec votre esprit les problèmes de la Création. Plutôt, vous ne devriez pas tenir pour sujet à débat ce que Dieu a vu et approuvé. » Situé au-dessus de la nature, Dieu n’est limité par rien : « Il donne ses ordres à la nature et n’obéit pas à son pouvoir. Il ne regarde pas ses dimensions ni n’examine son poids. Sa volonté est la mesure des choses et Sa parole est l’accomplissement de l’œuvre5. »
Le pouvoir absolu de Dieu n’a pas besoin de respecter les lois selon lesquelles la connaissance humaine explique les processus naturels, lois qu’elle appelle présomptueusement des vérités. Par conséquent pour Ambroise, les explications astronomiques de la place de la terre n’ont aucune importance.
Le concept grec d’un cosmos subsistant immuable et éternel n’était pas compatible avec la théologie chrétienne, et c’est la raison pour laquelle les questions d’astronomie devinrent l’exemple favori pour montrer le dominion absolu de Dieu sur sa Création ainsi que le manque de fiabilité de la science païenne. La contingence de la création et l’irréductibilité de la toute-puissance divine étaient difficiles à concilier avec le concept d’une science cherchant les causes et les lois des phénomènes naturels afin de faire des prédictions.
Saint Augustin tient un langage semblable utilisant aussi l’astronomie comme exemple. Il écrit dans La Cité de Dieu (XXI, 8) : « Que de leurs connaissances naturelles les incrédules ne se fassent pas un brouillard qui les aveugle, comme si la main divine ne pouvait introduire dans une substance telle modification qui la destitue de ces caractères naturels par où elle se dévoilait à l’expérience humaine. » Et, un peu plus loin : « Donc, comme il n’a pas été impossible à Dieu de créer les natures qu’il lui a plu, il ne lui est pas impossible de les changer comme il lui plaît. »
L’idée est toujours la même, la théorie humaine ne peut pas prescrire de limites au pouvoir absolu de Dieu, ce qui rend fragile toute science humaine fondée sur la stabilité de la nature. Cela pourrait donner à croire qu’il existe un écart fatal entre la croyance philosophique et scientifique d’un cours ordonné de la nature et l’idée théologique de la toute-puissance de Dieu. Les études récentes ont montré que sous le nom de « volontarisme » le pouvoir divin absolu joua un rôle important dans la constitution de la science moderne6. Elles ont montré en particulier la relation entre le volontarisme et la philosophie mécaniste7.
Mais quelles furent les réactions des astronomes à l’argument qu’un Dieu omnipotent n’est pas lié par les règles de la connaissance humaine ?
À la fin de son célèbre Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée écrit :
« …et je sais que, si on vous demandait à tous les deux [c’est Simplicio qui parle] si Dieu en Sa puissance et Sa sagesse infinies peut donner à l’élément de l’eau le mouvement alterné qu’on y observe, autrement qu’en donnant du mouvement au vase qui le contient, je sais que vous répondriez qu’il a pu et su le faire selon des façons multiples et impensables à notre intellect. J’en conclus immédiatement que, les choses étant ainsi, il serait excessivement hardi de vouloir limiter et contraindre la puissance et la sagesse divines en les assujettissant à une de nos fantaisies particulières. »
À quoi Salviati [Galilée] répond :
« Voilà une doctrine admirable…qui s’accorde bien avec une autre doctrine également divine qui, tout en nous permettant de disputer de la constitution du monde, ajoute (peut-être pour ne pas arrêter ou décourager l’esprit humain en son exercice) que nous ne pouvons découvrir l’œuvre fabriquée par ses mains. »
Laissant de côté les raisons pour lesquelles Galilée écrit ce texte, celui-ci montre très clairement ce que le postulat d’un Dieu omnipotent signifiait pour la science au début de la période moderne : notre incapacité à connaître la vérité de ce monde. Dans le monde d’un Dieu volontariste, les hommes dépendent seulement soit d’hypothèses spéculatives, soit de la collection de faits empiriques isolés. Ce furent les solutions adoptées par les représentants du mécanisme au XVIIe siècle, la première option fut celle des cartésiens, la seconde celle des membres de la Royal Society.
Mais même avant l’émergence du mécanisme, les astronomes avaient élaboré une stratégie protégeant la connaissance astronomique contre l’objection de manquer de respect envers l’omnipotence divine.
H. Blumenberg8 a montré que la principale défense des coperniciens contre l’idée de contingence impliquée par l’omnipotence divine fut un anthropocentrisme rationaliste. Face à la contingence du réel et à la connaissance humaine nécessairement hypothétique, les coperniciens émirent l’idée pieuse d’un cosmos bien ordonné créé par un Dieu bienveillant envers les hommes. Selon Copernic, la téléologie du cosmos ne se manifeste pas par une structure où la terre se tient au milieu et l’homme à sa surface comme le contemplator universi privilégié et divinement choisi9. Le caractère anthropocentrique du cosmos tient au fait que le monde s’offre à la connaissance de la raison humaine.
« Le lieu où l’homme est domicilié dans l’univers, cosmologiquement et topographiquement, devient une question d’indifférence. Cela ne peut plus être relié à sa compréhension de lui-même… Pour lui [Copernic] le fait que le monde fût créé pour l’homme ne garantissait pas d’abord la sécurité de sa vie, mais plutôt la performance de sa raison par rapport au tout ; une garantie qui devient critique dans le cas limite de l’astronomie. Les sens ont perdu leur Paradis, pas la raison10. »
Dans ce contexte, la confiance dans la raison n’est possible que si les règles s’appliquent aussi au créateur du monde naturel auquel s’adresse la raison. Le préalable d’un univers rationnel constitue une limite posée à la liberté absolue de la volonté de Dieu et à sa toute-puissance.
Dieu ne peut pas êtreun facteur d’incertitude. Copernic parle donc d’un trait de l’anthropocentrisme et d’un Dieu fiable :
« Je commençai à être ennuyé par le fait que les philosophes, qui avec tant de soin avaient étudié les choses les plus minimes concernant ce monde, ne possédaient aucune explication certaine des mouvements de la machine de l’Univers qui avait été construite pour nous par le meilleur et le plus grand des artistes11. »
Copernic rejette l’anthropocentrisme téléologique physique de la tradition philosophique classique en faveur d’un anthropocentrisme rationnel selon lequel le monde est par direction divine le meilleur.
Copernic pouvait rejeter sans hésitation le géocentrisme parce que l’exclusivité de l’homme est sa raison, et non pas sa place privilégiée. Dans sa pensée, l’anthropocentrisme garantit spécialement la vérité de la connaissance rationnelle. Le cosmos n’est pas fait pour le confort des hommes, mais pour répondre au besoin humain de vérité. La noblesse de l’astronomie ne consiste pas tant en sa capacité d’expliquer tous les phénomènes, que surtout dans sa faculté d’éliminer toutes les formes d’explication cosmique qui ne sont pas en accord avec les critères de la rationalité humaine. Copernic est convaincu que sa réforme de l’astronomie révèle réellement l’harmonie de l’ordre du monde :
« Nous trouvons donc dans cet ordre admirable une harmonie du monde, ainsi qu’un rapport certain entre le mouvement et la grandeur des orbes, tel qu’on ne le peut pas retrouver d’une autre manière12. »
Si la raison révèle l’ordre cosmique, satisfaisant les demandes humaines de rationalité, simplicité, harmonie et symétrie, alors l’anthropocentrisme garantit que le monde est vraiment ainsi.
Un discours dans lequel on ne trouverait pas trace de dessein intelligent serait illusoire ou inhumain et contraire à la volonté de Dieu, qui a rendu la réalité accessible à l’intelligence humaine en créant le monde selon des critères rationnels.
Johannes Kepler était, lui aussi, conscient du conflit entre l’omnipotence divine et le pouvoir de l’intelligence humaine. Lors de la découverte d’une nouvelle étoile en 1604, il écrit que l’interprétation astronomique du phénomène n’a pas de sens si l’on invoque la potentia Dei absoluta. Si nous abandonnons les frontières de la nature, nous ne pouvons plus rien dire d’important. Pour Kepler, un phénomène céleste ne saurait être manifestation d’arbitraire divin. Dieu n’a pas créé le monde selon son caprice et Il n’a rien voulu qui ne fût raisonnable.13 Comme Copernic avant lui, Kepler garantit un ordre naturel connaissable en limitant l’omnipotence divine par des principes rationnels. Le monde a été créé parfait selon des ratios harmoniques, selon un archétype qui est l’essence de Dieu ; ex Archetypo Mundi, qui est ipsa essentia divina14.
Selon Kepler, Dieu n’agit pas arbitrairement, car son omnipotence est contrôlée par son essence consistant en idées géométriques. Elles sont coéternelles avec le Créateur et forment la base de la création du monde : geometriæ rationes Deo coæternæ sunt. La beauté du monde, son harmonie et sa rationalité tiennent au fait qu’il est de la géométrie actualisée.
Pour Kepler, Dieu, comme Platon l’a écrit, æternam exercens geometriam, accomplit éternellement la géométrie.
Au lieu d’un Dieu volontariste, deus absconditus préféré par Augustin, les nominalistes médiévaux et quelques théologiens réformés, Copernic et Kepler préfèrent une sorte de piété platonique limitant le pouvoir absolu de Dieu par des principes rationnels.
Cela est compréhensible parce que c’était la seule façon d’assurer que leur astronomie reflétait la véritable structure de l’univers.Au début de l’astronomie moderne, cependant, la stratégie de Copernic ne l’emporta pas.
L’anthropocentrisme et toutes les formes de téléologie de la nature furent rejetés par la campagne contre la philosophie aristotélicienne15. D’un autre côté, plusieurs savants tentèrent de concilier la libre volonté de Dieu avec la nouvelle science. Divers phénomènes spéciaux étaient considérés comme des exemples de l’omnipotence divine : les comètes et les nouvelles étoiles de 1572 et de 1604, par exemple.
Tycho Brahe pensait que la nouvelle étoile de 1572 était un phénomène divin, violant l’ordre de la nature voulu par Dieu Lui-même. Dieu agit avec une absolue liberté sans être lié par aucun lien de la nature. Cependant, Tycho savait très bien que le pouvoir absolu de Dieu exclut la possibilité d’une science vraie. Tycho admet ne rien savoir de l’origine de la nouvelle étoile ni de ses causes, et il se contente d’en donner une description mathématique. La science de l’astronome est associée à la régularité, comme Augustin le craignait. La violation de l’ordre naturel est un fait de l’omnipotencepouvant être décrit par les mathématiques, mais ni compris, expliqué ou prédit. L’omnipotence doit se contenter de la collection de ce que l’empirisme donne. Bien que Dieu fasse presque tout au moyen des causes secondes, cela ne veut pas dire qu’Il ne peut pas agir directement, mais qu’Il ne le veut pas.
Tycho pense ici à la distinction bien connue de la théologie médiévale entre potentia ordinata et potentia absoluta. Souligner le gouvernement de la potentia ordinata n’a pas pour but de confirmer la confiance humaine dans un cosmos ordonné avec régularité, mais pour une autre raison.
Souligner l’idée de Dieu agissant médiatement et non immédiatement aide Tycho pour la défense de l’astrologie. Il n’est pas impie pour Tycho de dire que les étoiles sont des causæ secundæ au moyen desquelles Dieu agit sur le monde terrestre.
La régularité du monde et la limite de l’omnipotence divine servent à garantir la possibilité de prédictions astrologiques, mais non pas la vérité des connaissances humaines.
Des essais de conciliation entre la toute-puissance de Dieu et le besoin humain d’un ordre bien réglé de la nature apparurent dans diverses œuvres philosophiques ou scientifiques durant tout le XVIIe siècle. Dans le cas de l’astronomie, la théologie naturelle était censée apporter la réponse définitive aux objections théologiques16. L’expression du pouvoir divin n’est plus utilisée pour limiter le pouvoir humain de connaissance. Au contraire, l’exploration de l’univers infini est opportune parce qu’elle conduit à une humble conscience du pouvoir et de la sagesse de son Créateur. L’infinité n’est plus une cause d’incompréhensibilité, mais une invitation à se rapprocher de Dieu.
Conclusion
Grâce aux recherches récentes, nous savons que les relations entre la science et la religion au début de la période moderne furent complexes et irréductibles à un modèle simple de conflit, séparation ou harmonie.
Grâce notamment aux travaux de Peter Harrison, nous savons que le début de la science moderne avait besoin de la religion pour être acceptée comme une activité intellectuelle et sociale légitime.
« Les arguments du dessein furent déployés d’abord pour démontrer l’utilité religieuse et sociale d’un ensemble de pratiques scientifiques, intellectuellement marginales autrement. En d’autres termes, c’était la science qui avait besoin de la religion. Le déploiement d’arguments pour l’existence de Dieu fondés sur les sciences naturelles fut la clé stratégique d’un programme de légitimation qui s’avéra être un succès remarquable pour donner un statut social aux nouvelles sciences17. »
Certes, aujourd’hui les objections des Pères relatives à la futilité et à la curiosité ont perdu (presque) toute actualité, mais la dernière objection concernant la conciliation entre un monde créé soumis à la volonté permanente de Dieu et les « lois » scientifiques, dont la validité dépend de la stabilité de l’ordre du monde, est toujours d’actualité. Sommes-nous si sûrs que le désordre du comportement humain n’a aucune influence sur l’ordre du cosmos ? Voilà qui devrait inciter les scientifiques à un peu plus de modestie.
1 « La science enfle, tandis que la charité édifie. Si quelqu’un présume de sa science, il n’a encore rien connu comme on doit le connaître »
2 R. DESCARTES, Méditations métaphysiques. Réponses aux sixièmes objections.
3 B. PASCAL, Pensées, Éd. Ph. Sellier, n° 618.
4 S. AMBROISE, Hexameron I, 6, 22 (ma traduction).
5 Ambroise écrit cela malgré Sg 11, 20 : Mais vous avez tout réglé avec mesure, avec nombre et avec poids, qu’il a pourtant cité plus haut (cf. p. 55) !
6 Cf. par ex., P. HARRISON : « Voluntarism in early modern science », in History of Science, 2002, 40.
7 M. J. OSLER, Divine Will and the Mechanical philosophy, Cambridge UP, 1994.
8 The Genesis of the Copernican World, MIT Press, 1987.
9 Cf. R. BRAGUE, « Le géocentrisme comme humiliation de l’homme », in Au Moyen du Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2008.
10 Hans BLUMENBERG, La Légimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999, p. 202-203.
11 N. COPERNIC, Préface au Pape Paul III aux livres des révolutions.
12 N. COPERNIC, Des Révolutions des orbes célestes I, Ch. X.
13 J. KEPLER, Mysterium cosmographicum.
14 J. KEPLER, L’Harmonie du monde.
15 M. J. OSLER, Whose ends ? Teleology in early modern philosophy, Osiris (2001), 16.
16 Cf. par ex. William DERHAM (1657-1735), Physico-Theology, or Demonstration of the Being and attributes of God from his works of Creation,(1713), traduction française en 1769.
17 P. HARRISON, «Religion, the Royal Society and the rise of Science », Theology and Science (2008) 6.
