L’enterrement d’un grand mythe

Par C.S. Lewis

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L’enterrement d’un grand mythe1

C.S. Lewis2

Résumé : L’évolutionnisme apparaît au XVIIIème siècle dans la littérature française avec notamment Benoît de Maillet (Telliamed, 1748) et Diderot (Le Rêve de D’Alembert, 1769) : on y trouve déjà l’évanescence des espèces, l’origine marine des êtres vivants terrestres, les hommes des cavernes et la croissance du cerveau. L’homme « à l’état de nature », chez Rousseau, vit sans langage et sans société organisée, anticipant ainsi sur les représentations de nos préhistoriens. Lamarck n’a donc fait que donner un habillage scientifique au mythe préexistant auquel lui-même croyait.
C.S. Lewis en donne ici une vaste démonstration à partir de la littérature anglo-saxonne antérieure à Darwin. Déjà le poète Keats, 40 ans avant De l’Origine des espèces, était acquis à une évolution progressive du corps humain, comme le Wotan de Wagner croyait à une ascension perpétuelle de tout ce qui est. C’est pourquoi B. Shaw et H.G. Wells n’ont pas transposé en mythe littéraire une hypothèse scientifique déjà bien établie sur un terrain rationnel solide. C’est exactement l’inverse : l’irrationnel gouverne le mythe depuis sa naissance et la science ne survient que comme « faire-valoir » tardif mais bienvenu. Un point suffit à le montrer: les changements observés par les naturalistes ne sont généralement pas des progrès. Selon le biochimiste J.B.S. Haldane, par exemple, le progrès demeure l’exception, l’improbable.

Or le mythe populaire est entièrement acquis à une évolution progressive et n’en imagine pas d’autres, acceptant même une cosmologie universelle dans laquelle tout avance « vers l’avant et vers le haut », tendu vers un avenir supérieur, du moins jusqu’à l’anéantissement final. Or ce mythe est traversé par une contradiction majeure: si l’esprit et sa rationalité sont issus d’un substrat irrationnel, alors la notion de preuve perd son sens. De fait, quant aux « preuves » de l’évolution, la raison ne rejoint pas l’imagination. Le moment vient donc d’enterrer le mythe, fût-ce à regret, car il est toujours navrant de priver les gens de ce qui les enchante.     

Il y a quelques erreurs que l’humanité a faites et dont elle s’est repentie si souvent qu’elle n’a vraiment aucune excuse de les commettre à nouveau. L’une de ces erreurs est l’injustice que commet chaque époque envers ses prédécesseurs; par exemple l’ignorance méprisante des humanistes (même de bons humanistes comme sir Thomas More [canonisé!]) à l’égard de la philosophie médiévale, ou celle des Romantiques (même des bons Romantiques comme Keats) pour la poésie du XVIIIème siècle. À chaque fois, toute cette « réaction » et ce ressentiment doivent être punis et passés sous silence; c’est un vrai gâchis. Il est tentant pour nous, à tout le moins, de voir si nous pouvons l’éviter. Pourquoi ne pourrions-nous pas donner à nos prédécesseurs un congé équitable et filial ?

En tout cas, c’est ce que je vais tenter de faire dans cet article. Je viens enterrer le grand Mythe du XIXème siècle et du début du XXème; mais aussi en faire l’éloge. Je vais prononcer une oraison funèbre.

Par le grand Mythe, j’entends cette image de la réalité provenant, durant cette période, non pas logiquement mais par imagination, de quelques unes des théories les plus frappantes et (pour ainsi dire) commercialisables des vrais savants. J’ai entendu appeler ce Mythe le « Wellsianisme ». Le nom est bien choisi car il rend justice à la part prise par un grand auteur [H.G. Wells] plein d’imagination à sa construction. Mais ce n’est pas satisfaisant. Il insinue, comme nous le verrons, une erreur sur la date à laquelle le Mythe est devenu dominant; et il laisse aussi croire qu’il n’a touché que les intelligences moyennes.

En réalité il est tout autant derrière le Testament of Beauty de Bridges3 que derrière l’œuvre de Wells. Il gouverne des intelligences aussi différentes que celles du Pr Alexander et de Walt Disney. Il est implicite dans presque tous les articles modernes sur la politique, la sociologie et l’éthique.

Je l’appelle un Mythe parce que, comme je l’ai dit, c’est le résultat imaginaire et non pas logique de ce qu’on appelle vaguement la « science moderne. »  Strictement parlant, il n’existe pas, je l’avoue, de « science moderne. » Il n’existe que des sciences particulières, toutes à un stade de changement rapide et, parfois, contradictoires entre elles. Ce que le Mythe utilise est une sélection de théories scientifiques – une sélection faite initialement, puis modifiée, pour obéir à des besoins imaginaires et émotifs. C’est l’œuvre de l’imagination populaire mue par son appétit naturel pour une unité  imposante. Elle traite donc les données avec une grande liberté – les sélectionnant, escamotant, expurgeant et rajoutant à volonté.

L’idée centrale du Mythe est ce que ses croyants appellent « Évolution » ou « Développement » ou « Émergence », de même que l’idée centrale du mythe d’Adonis est Mort et Résurrection. Je ne veux pas dire que la doctrine de l’évolution à laquelle croient les biologistes en activité soit un Mythe. Des biologistes montreront plus tard, peut-être, qu’elle est une hypothèse moins satisfaisante qu’on ne l’espérait il y a cinquante ans. Mais cela n’en fait pas un Mythe. C’est une authentique hypothèse scientifique.

Mais nous devons soigneusement distinguer entre l’Évolution comme théorème biologique et l’évolutionnisme populaire ou le « développementalisme » qui est certainement un Mythe. Avant de le décrire et (ce qui est mon principal objet) de prononcer son panégyrique, je ferai mieux de montrer clairement son caractère mythique.

Nous avons, tout d’abord, la preuve par la chronologie. Si l’évolutionnisme populaire n’était pas (comme on se l’imagine) un Mythe, mais le fruit intellectuel légitime du théorème sur l’esprit public, il surgirait après que le théorème aurait été largement diffusé.

Nous devrions avoir le théorème connu d’abord par quelques uns, puis adopté par tous les savants, puis gagnant tous les hommes ayant reçu une éducation et commençant alors à influencer la poésie et les arts, pour finalement envahir la masse des gens.

En réalité, cependant, nous trouvons quelque chose de très différent. Les expressions poétiques les plus claires et les plus belles du Mythe apparaissent  avant la publication de L’Origine des espèces (1859) et longtemps avant qu’il se soit établi comme orthodoxie scientifique. Il y avait eu, certes, des touches et des germes de la théorie dans les milieux scientifiques avant 1859. Mais si les poètes faiseurs de mythes furent tant soit peu infectés par ces germes, ils doivent vraiment avoir été très à la page, vraiment prédisposés à attraper l’infection. Presque avant que les savants eussent parlé, et même certainement avant qu’ils eussent parlé clairement, l’imagination était mûre pour cela.

La plus belle expression du Mythe en anglais ne vient pas de Bridges, ni de Shaw, ni de Wells, ni d’Olaf Stapledon. La voici:

De même que le Ciel et la Terre sont plus beaux, beaucoup plus beaux

Que le Chaos et les Ténèbres vides, quoique rois autrefois ;

Et de même que nous nous montrons supérieurs à eux, le Ciel et la Terre

Par la forme, la cohésion et la beauté,

Par la volonté, la liberté, la fraternité

Et par des milliers d’autres signes d’une vie plus pure ;

De même sur nos talons marche une perfection nouvelle,

Un pouvoir d’une beauté plus mâle, né de nous

Et destiné à nous surpasser, autant que nous surpassons

En gloire les antiques Ténèbres…

(Hyperion, II, 206-15)

Ainsi parle Oceanus, dans l’Hyperion de Keats, presque quarante ans avant De l’Origine des espèces.

Et sur le continent nous avons L’Anneau du Nibelung. Venant, comme je le fais, pour enterrer mais aussi pour faire l’éloge de l’âge enfui, je ne veux en aucun cas me joindre à la dépréciation moderne de Wagner. Il est possible, pour ce que j’en sais, qu’il ait été un mauvais bonhomme. Il se peut (mais je ne le croirai jamais) qu’il ait été un mauvais musicien.

Mais comme poète faiseur de mythe, il est incomparable. La tragédie du Mythe de l’Évolution n’a jamais eu d’expression plus noble  que dans son Wotan, d’enchantements grisants plus irrésistibles que dans Siegfried.

Que lui-même eût su exactement ce qu’il écrivait se voit dans sa lettre à Auguste Rockel datée de 1854. « La progression de tout le drame montre la nécessité de reconnaître et de se soumettre au changement, à la diversité, la multiplicité, l’éternelle nouveauté du Réel. Wotan s’élève jusqu’à la hauteur tragique de vouloir sa propre chute. Cela est tout ce que nous avons à apprendre de l’histoire de l’Homme – vouloir l’inéluctable et l’accomplir nous-mêmes. »

Si En remontant à Mathusalem de Shaw était réellement, comme il le supposait, l’œuvre d’un prophète ou d’un pionnier inaugurant le règne d’un nouveau Mythe, son ton principalement comique et sa température émotionnelle généralement basse seraient inexplicables. C’est admirablement drôle : mais ce n’est pas ainsi que les nouvelles époques viennent au monde.

La facilité avec laquelle Shaw joue du Mythe montre que le Mythe est pleinement digéré et déjà sénile. L’écrivain irlandais est le Lucien4 ou le Snorri5 de cette mythologie : pour trouver son Eschyle ou son Edda l’Ancienne vous devez revenir à Keats et à Wagner.

Voilà donc la première preuve que l’Évolution populaire est un Mythe. En le faisant, l’Imagination court devant la preuve scientifique. « L’âme prophétique de l’immense monde » était déjà enceinte du Mythe: si la science n’avait pas satisfait ce besoin de l’imagination, la science n’aurait pas été aussi populaire.

Mais, probablement, chaque âge obtient, dans certaines limites, la science qu’il désire. 

En second lieu nous avons la preuve interne. L’évolutionnisme populaire ou  « développementalisme » diffère par son contenude l’évolution des biologistes. Pour le biologiste l’évolution est une hypothèse.

Elle cautionne davantage de faits que toute autre hypothèse actuellement sur le marché et il faut donc l’accepter à moins que, ou jusqu’à ce que, quelque nouvelle supposition ne cautionne encore plus de faits avec encore moins d’hypothèses. Du moins c’est, je crois, ce que la plupart des biologistes diraient. Le Pr D.M.S. Watson, il est vrai, n’irait pas si loin.

D’après lui, l’évolution « est acceptée par les zoologistes, non pas parce qu’on a observé son existence ou… que l’on puisse prouver qu’elle est vraie par une preuve logiquement cohérente, mais parce que la seule alternative, la création directe, est clairement incroyable. »6 Cela voudrait dire que la seule raison pour y croire n’est pas empirique mais métaphysique – le dogme d’un métaphysicien amateur qui trouve que la « création directe » est incroyable. Mais je ne crois pas qu’on en soit vraiment arrivé là. La plupart des biologistes ont une foi plus solide dans l’évolution que le Pr Watson. Mais c’est certainement une hypothèse. Dans le Mythe, pourtant, il n’y a rien d’hypothétique: il est un fait, ou, pour parler plus rigoureusement, de telles distinctions sur le plan mythique n’existent pas du tout. Il y a d’autres différences plus importantes à considérer.

Pour la science, l’évolution est une théorie du changement; pour le Mythe c’est un constat d’améliorations. Ainsi un authentique savant comme le Pr J.B.S. Haldane s’efforce-t-il de montrer que l’idée populaire de l’évolution met un accent totalement injustifié sur les changements qui ont rendu les créatures (selon les standards humains) « meilleures » ou plus intéressantes. Il ajoute: « Nous sommes donc enclins à regarder le progrès comme la règle de l’évolution. En réalité il est l’exception et, pour chaque cas de progrès, il y en a dix de dégénérescence. »7

Mais le Mythe expurge tout simplement les dix cas de dégénérescence. Dans l’esprit populaire le mot « évolution » évoque l’image de choses allant « plus loin et plus haut » et absolument rien d’autre. On aurait pu prévoir qu’il en serait ainsi. Déjà, bien avant que la science eût parlé, l’imagination mythique connaissait le genre d' »évolution » qu’elle voulait.

Elle voulait le genre de Keats et de Wagner: les dieux remplaçant les Titans, et le jeune, joyeux, insouciant, amoureux Siegfried remplaçant Wotan rongé par les soucis, anxieux et empêtré dans ses conventions. Si la science offre des solutions pour satisfaire cette demande, elles seront acceptées avec enthousiasme. Si elle offre des solutions qui la contrarient, elles seront tout simplement ignorées.

Une fois encore, pour le scientifique l’évolution est seulement un théorème biologique. Celui-ci s’empare de la vie sur cette planète comme une affaire qui marche et essaie d’expliquer certains changements dans ce domaine. Il ne fait pas de déclarations cosmiques, pas de déclarations métaphysiques, pas de déclarations eschatologiques. Sachant que nous avons maintenant une intelligence que nous pouvons croire, sachant que la vie organique est apparue, il essaie d’expliquer, disons, comment une espèce qui avait autrefois des ailes les a perdues. Il explique cela par l’effet délétère de l’environnement agissant sur de petites variations. Par lui-même il n’explique pas l’origine de la vie organique, ni des variations, et il ne discute pas de l’origine et de la validité de la raison. Il peut bien vous dire comment le cerveau, par lequel la raison opère, est apparu, mais cela est une autre affaire.

Encore moins essaie-t-il de seulement tenter de vous dire comment l’univers dans son ensemble est apparu, ou ce qu’il est, ou vers quoi il tend. Mais le Mythe ne connaît aucune de ces réticences.  Ayant retourné ce qui était une théorie du changement en une théorie du perfectionnement, il en fait alors une théorie cosmique. Ce ne sont pas seulement les organismes terrestres mais absolument tout qui avance « vers l’avant et vers le haut. » La raison a « évolué » à partir de l’instinct, la vertu des complexes, la poésie des exclamations et gémissements érotiques, la civilisation de la sauvagerie, l’organique de l’inorganique, le système solaire de quelque soupe sidérale ou d’un embouteillage de circulation.

Et inversement, raison, vertu, art et civilisation tels que nous les connaissons maintenant ne sont que les ébauches grossières ou embryonnaires de choses bien meilleures – peut-être la Divinité elle-même – dans un avenir lointain. Car, pour le Mythe, « Évolution » (tel que le Mythe l’entend) est la formule de toute existence.

Exister signifie passer du statut de « presque zéro » à celui de « presque infini. » Pour ceux qui ont été élevés dans le Mythe rien ne semble plus normal, plus naturel, plus plausible que du chaos puisse sortir l’ordre, de la mort la vie, de l’ignorance le savoir. Et nous atteignons alors le Mythe épanoui. C’est un des drames mondiaux les plus émouvants et gratifiants qui aient jamais été imaginés.

Le drame véritable est précédé (n’oubliez pas ici l’Or du Rhin) par le plus austère de tous les préludes; le vide infini et la matière se mouvant sans fin, sans but, pour faire surgir ils ne savent pas quoi. Puis, par quelque millionième, millionième hasard – quelle ironie tragique! – les conditions dans un point de l’espace et du temps font bouillonner dans cette minuscule fermentation ce que nous appelons la vie organique.

D’abord tout semble se dresser contre l’enfant, héros de notre drame; exactement comme tout s’opposait toujours au septième fils ou à la belle-fille maltraitée dans le conte de fée. Mais la vie finit par gagner. Avec des souffrances incalculables (les lamentations des Filles du Rhin ne sont rien à côté!) contre tous les obstacles insurmontables, elle s’étend, se reproduit, devient plus complexe; de l’amibe au reptile jusqu’au mammifère. La vie (voici notre premier sommet) « folâtre comme à la fleur de l’âge. » C’est l’âge des monstres : les dragons arpentent le monde, s’entre-dévorent  et meurent.

Le vieux thème irrésistible du Fils Cadet ou du vilain petit canard est alors renouvelé. De même que la petite et faible étincelle de la vie elle-même commença au milieu de bêtes bien plus grandes et fortes qu’elle, voici que s’avance un petit bipède nu, frissonnant,  recroquevillé, pas encore complètement debout, ne promettant rien de bon: le produit d’un autre millionième, millionième hasard. Son nom dans ce Mythe est Homme.

Ailleurs il fut le jeune Beowulf que les hommes prirent d’abord pour un lâche, ou le gringalet David armé seulement d’une fronde contre Goliath revêtu d’une cotte de mailles, ou Jean le tueur de géants lui-même, ou même le Petit Poucet. Il se développe bien.

Il commence par tuer ces géants. Il devient l’Homme des cavernes avec ses silex et son gourdin, marmonnant et grommelant sur les os de ses ennemis, presque une brute et pourtant capable d’inventer l’art, la poterie, le langage, les armes, la cuisine et presque tout le reste (son nom dans une autre histoire est Robinson Crusoé), traînant par les cheveux sa femelle hurlante (je ne sais pas exactement pourquoi), mettant en pièces ses enfants par jalousie terrible jusqu’à ce qu’ils soient assez vieux pour le mettre lui-même en pièces, et tremblant devant les terribles dieux qu’il a inventés à sa propre image.

Mais ce n’étaient là que douleurs de croissance. Dans l’acte suivant il est devenu vraiment homme. Il apprend à maîtriser la nature. La science naît et dissipe les superstitions de son enfance. Il devient de plus en plus le maître de son propre destin. Passant rapidement sur la période classique (au cours de laquelle le mouvement vers l’avant et vers le haut devient par endroits un peu flou, mais ce n’est rien du tout à l’échelle de temps que nous utilisons)  nous suivons notre héros  dans l’avenir. Voyez-le dans le dernier acte, mais pas la dernière scène, de ce grand mystère. Une race de demi-dieux gouverne maintenant la planète (dans quelques versions, la galaxie). L’eugénisme garantit que seuls des demi-dieux naîtront désormais; la psychanalyse assure qu’aucun d’eux ne perdra ou ternira sa divinité; l’économie  qu’ils auront sous la main tout ce que des demi-dieux exigent. L’homme est monté sur le trône. Tout est rayonnement de gloire. Et maintenant, écoutez bien le coup final du génie poétique faiseur de mythe. Ce sont seulement les versions les plus triviales du Mythe qui finissent là. Car s’arrêter ainsi c’est un peu passer du sublime au ridicule, c’est même un peu vulgaire.

Si nous nous arrêtions ici, l’histoire serait privée de sa plus haute majesté. Par conséquent dans les meilleures versions, la dernière scène renverse tout. Arthur est mort, Siegfried est mort, Roland est mort à Roncevaux. Le crépuscule vole sinistrement au-dessus des dieux. Pendant tout ce temps nous avons oublié Mordred, Hagen, Ganelon.

Pendant tout ce temps la Nature, la vieille ennemie, qui paraissait seulement être défaite, sapait toutes choses silencieusement, sans arrêt, hors d’atteinte du pouvoir de l’homme. Le soleil va se refroidir, – tous les soleils vont se refroidir – l’univers tout entier va s’arrêter.

La vie (toutes les formes de vie) sera bannie sans espoir de retour de chaque centimètre cube de l’espace infini. Tout se termine dans le néant. « L’obscurité universelle recouvre tout. » Conformément à la tragédie élisabéthaine, le héros est rapidement tombé de la gloire à laquelle il avait accédé lentement: nous sommes renvoyés chez nous avec « le calme de l’esprit, toute passion apaisée. »8 En fait, c’est beaucoup mieux qu’une tragédie élisabéthaine, car il y a une finalité plus complète.

Cela nous conduit à la fin non pas d’une histoire, mais de toute histoire possible: enden sah ich die Welt, j’ai vu le monde finir.

J’ai grandi en croyant à ce Mythe et j’ai ressenti – je ressens encore – sa noblesse presque parfaite. Ne laissons personne dire que nous sommes à une époque sans imagination: ni les Grecs ni les Normands n’ont jamais inventé meilleure histoire. Même aujourd’hui, selon l’humeur, je pourrais presque trouver dans mon cœur le souhait qu’elle ne soit pas mythique, mais vraie. Et pourtant, comment cela pourrait-il être ?

Ce qui  rend impossible qu’elle soit vraie n’est pas tellement le manque de preuve pour telle ou telle scène du drame, que la contradiction mortelle qui la parcourt en entier. Le Mythe ne peut même pas démarrer sans accepter beaucoup des véritables sciences. Et les vraies sciences ne peuvent être admises que si leurs déductions rationnelles sont valides; car toute science se flatte d’être une série de conclusions tirées de faits observés.

Ce n’est que par de semblables déductions que vous pouvez accéder à vos nébuleuses et protoplasma, aux dinosaures et aux infrahumains et aux hommes des cavernes. Sauf si vous commencez par croire que la réalité dans l’espace le plus lointain et le temps le plus reculé obéit rigidement aux lois de la logique, vous n’avez aucune raison de croire en de quelconques astronomie, biologie, paléontologie ou archéologie.

Pour atteindre les positions tenues par les vrais savants – qui sont alors happés par le Mythe – vous devez, en fait, traiter la raison comme un absolu. Mais au même moment le Mythe me demande de croire que la raison est simplement le sous-produit imprévu et involontaire d’un processus inintelligent à un stade de son devenir sans fin ni but.

Le contenu du Mythe détruit sous moi le seul fondement sur lequel je pouvais asseoir la véracité du Mythe lui-même. Si mon propre esprit est un produit de l’irrationnel – si ce qui semble être mes raisonnements les plus clairs ne sont que l’état qu’une créature conditionnée comme je le suis est obligée d’éprouver – comment pourrai-je croire mon esprit lorsqu’il me parle d’évolution ?  Ils disent en effet : « Je prouverai que ce que vous appelez une preuve n’est que le résultat d’habitudes mentales provenant de l’hérédité, qui provient de la biochimie, qui provient de la physique. »

Mais cela revient à dire: « Je prouverai que les preuves sont irrationnelles » ; plus brièvement « Je prouverai qu’il n’y a pas de preuves. » Le fait qu’il n’y ait aucun moyen, à certaines personnes ayant une formation scientifique, de leur faire voir la difficulté, confirme notre soupçon que nous touchons-là à une maladie radicale dans tout leur style de pensée. Mais celui qui le voit est contraint de rejeter comme mythique la cosmologie dans laquelle la plupart d’entre nous avons été élevés.  Qu’elle contienne de nombreuses vérités particulières, je n’en doute pas; mais dans sa totalité elle ne fera simplement pas l’affaire. À quoi que puisse bien ressembler l’univers réel, il ne peut pas ressembler à cela.

J’ai parlé jusqu’ici du Mythe comme de quelque chose qu’il faut enterrer parce que je pense que sa prédominance est déjà passée, en ce sens que ce qui m’apparaît être les mouvements les plus vigoureux de la pensée contemporaine s’en éloignent. La physique (discipline moins facilement mythologique) remplace la biologie comme la science par excellence dans l’esprit de l’homme de la rue.

Toute la philosophie du devenir a été vigoureusement contestée par les « Humanistes » américains. La renaissance de la théologie a atteint des proportions avec lesquelles il faut compter. La poésie et la musique romantiques, dans lesquelles l’évolutionnisme populaire trouva sa contrepartie naturelle, passent de mode. Mais évidemment un Mythe ne meurt pas en un jour.

On peut s’attendre à ce que ce Mythe, lorsqu’il aura quitté les milieux culturels, conservera longtemps son emprise sur les masses, et même lorsque celles-ci l’auront abandonné il continuera pendant des siècles à hanter notre langage. Ceux qui souhaitent l’attaquer doivent prendre soin de ne pas le mépriser. Sa popularité a des raisons profondes. L’idée de base du Mythe – que de petites, chaotiques, faibles choses se transforment perpétuellement en choses grandes, fortes et ordonnées – peut, à première vue, paraître très bizarre. On n’a jamais vu un tas de décombres se transformer en maison. Mais cette étrange idée plaît à l’imagination grâce à ce qui paraît en être deux exemples que tout le monde connaît. Chacun a vu des organismes le faire. Les glands deviennent des chênes, les larves deviennent des insectes, les œufs des oiseaux, et tout homme fut à un moment un embryon.

En second lieu – argument qui pèse lourd dans l’esprit populaire à l’âge des machines – tout le monde a vu l’évolution se produire réellement dans l’histoire des machines. Nous nous souvenons tous des locomotives plus petites et moins performantes que maintenant. Ces deux exemples évidents sont bien suffisants pour convaincre l’imagination que l’évolution au sens cosmique est la chose la plus naturelle du monde. Il est vrai que la raison ne peut pas être ici d’accord avec l’imagination. Ces exemples évidents ne sont pas du tout des exemples d’évolution. Le chêne vient bien du gland, mais le gland était tombé d’un chêne préexistant. Chaque homme commence avec l’union d’un ovule et d’un spermatozoïde, mais l’un et l’autre venaient de deux êtres humains complètement développés. La locomotive de l’express moderne vient du Rocket, mais le Rocket est venu, non pas de quelque chose d’inférieur et de plus élémentaire que lui-même, mais de quelque chose de beaucoup plus développé et hautement organisé, l’intelligence d’un homme, et d’un homme de génie.

L’art moderne s’est peut-être « développé » à partir de l’art sauvage. Mais la toute première image n’a pas « évolué » elle-même: elle est venue de quelque chose d’extraordinairement plus grande qu’elle-même, de l’esprit de cet homme qui, en découvrant pour la première fois que des marques sur une surface plane peuvent être faites pour ressembler à des animaux et à des hommes, s’est révélé dépasser en pur génie tous les artistes qui lui ont succédé.

Il est peut-être vrai que si nous remontons au commencement de n’importe quelle civilisation, nous trouverons ces origines grossières et sauvages: mais si vous regardez de plus près, vous découvrirez habituellement que ces commencements eux-mêmes proviennent du naufrage de quelque civilisation antérieure.

En d’autres termes, les exemples apparents d’évolution, ou ses analogies, qui impressionnent l’imagination populaire, opèrent en fixant notre attention sur une moitié du processus. Ce que nous voyons réellement autour de nous est un processus double: le « largage » parfait d’une graine imparfaite qui va se développer jusqu’à la perfection. En se concentrant exclusivement sur la phase d’ascension dans ce cycle nous croyons voir « l’évolution. » Je ne nie pas le moins du monde que les organismes de cette planète puissent avoir « évolué. »

Mais si nous devons nous guider selon l’analogie de la Nature telle que nous la connaissons maintenant, il serait raisonnable de supposer que ce processus d’évolution était la seconde moitié d’un long dessein; que les premiers commencements de la vie sur cette planète ont eux-mêmes été « largués »  là par une vie pleine et parfaite. L’analogie peut être erronée. Peut-être que la Nature était différente autrefois. Peut-être que l’univers dans son ensemble est très différent de ses parties qui tombent sous notre observation. Mais s’il en est ainsi, s’il y eut autrefois un univers mort qui, d’une manière ou d’une autre se rendit lui-même vivant, s’il y eut un état sauvage originel qui s’est élevé lui-même en se soulevant par ses bretelles jusqu’à la civilisation, alors nous devrions reconnaître que des choses de ce genre ne se produisent plus maintenant, que le monde auquel on nous demande de croire est radicalement différent du monde de notre expérience. En d’autres mots, toute la plausibilité immédiate du Mythe disparaît.

Mais le Mythe ne s’est évanoui que parce que nous avons cru qu’il demeurerait plausible pour l’imagination, et c’est l’imagination qui fait le Mythe; il ne prend de la pensée rationnelle que ce qui lui plaît.

Une autre source de force du Mythe est ce que les psychologues appelleraient son « ambivalence. » Il satisfait de façon égale deux tendances opposées de l’esprit, la tendance au dénigrement et la tendance à la flatterie.

Avec le Mythe tout devient quelque chose d’autre : en fait tout est quelque chose d’autre à un stade plus ou moins avancé de son développement, le stade dernier étant toujours le meilleur.

Cela veut dire que si vous vous sentez comme Mencken9 vous pouvez discréditer toutes les choses respectables en montrant qu’elles sont « simplement » des expressions de choses peu recommandables. L’amour est « simplement » une manifestation du désir sexuel, la vertu simplement un produit de l’instinct, etc.

Cela veut dire aussi que si vous êtes ce que les gens appellent un « idéaliste » vous pouvez considérer toutes les mauvaises choses (en vous-même, dans votre parti ou votre nation) comme étant « simplement » les formes sous-développées  de toutes les belles choses : le vice n’est que la vertu sous-développée, l’égoïsme que l’altruisme sous-développé; un petit peu d’éducation arrangera tout cela.

Le Mythe apaise aussi les vieilles blessures de notre enfance. Sans aller aussi loin que Freud, nous pouvons bien admettre que chaque homme éprouve une vieille rancune contre son père et son premier maître. L’éducation, aussi bien faite fût-elle, ne peut manquer d’offenser. Quel plaisir alors d’abandonner la vieille idée de « descente » de ceux qui nous ont concoctés, en faveur de la nouvelle idée « d’évolution » ou « d’émergence »: nous avons le sentiment d’être sortis d’eux comme une fleur de la terre, que nous les transcendons comme les dieux de Keats transcendèrent les Titans.

On éprouve alors une sorte d’excuse cosmique de considérer son père comme un vieux Mime10 brouillon et sa prétention à notre respect ou gratitude comme un insupportable Stammenlied.11 « Hors du chemin, vieux fou: c’est nous qui savons forger Nothung! »12

Le Mythe plaît aussi à ceux qui veulent nous vendre quelque chose. Autrefois, un homme avait une carriole familiale construite pour lui lorsqu’il se mariait, carriole qu’il espérait voir durer toute sa vie.

Un tel état d’esprit ne conviendrait guère aux fabricants modernes. Mais l’évolutionnisme populaire leur convient parfaitement. Rien ne doit durer. Ils veulent que vous ayez une nouvelle voiture, une nouvelle radio, un nouveau quelque chose chaque année. Le nouveau modèle doit toujours remplacer l’ancien. Madame aimerait avoir la dernière mode. Car c’est cela l’évolution, le développement ; c’est la voie que l’univers lui-même suit : et la « résistance à la vente » est le péché contre le Saint-Esprit, contre l’élan vital.

Finalement, la politique moderne serait impossible sans le Mythe. Ce dernier est né pendant la période révolutionnaire. Mais sans l’idéal politique de cette période, il n’aurait jamais été accepté. Cela explique pourquoi le Mythe se concentre sur l’unique cas  de « progrès » biologique de Haldane et ignore ses dix cas de « dégénérescence. « Si les cas de dégénérescence étaient gardés à l’esprit, il  serait impossible de ne pas voir que n’importe quel changement dans la société pourrait aussi bien détruire les libertés et agréments dont nous jouissons déjà, qu’en apporter de nouveaux; que le danger de revenir en arrière est au moins aussi grand que celui d’avancer ; qu’une société prudente doit dépenser au moins autant d’énergie pour conserver ce qu’elle a  que pour son amélioration. Une claire conscience de ces truismes serait fatale à la fois à la Gauche politique et à la Droite politique des temps modernes. Le Mythe obscurcit cette conscience. Les grands partis ont tout intérêt à maintenir le Mythe.

Nous devons donc nous attendre à ce qu’il survive dans la presse populaire (y compris la presse prétendue humoristique) longtemps après son expulsion des cercles cultivés. En Russie [soviétique] où il a été intégré dans la religion d’État, il peut survivre pendant des siècles, car

Il a de grands alliés,

Ses amis sont la propagande, les slogans du parti,

Les idioties, et l’incorrigible esprit de l’Homme.

Mais ce n’est pas la note sur laquelle je souhaiterais terminer. Le Mythe a tous ces alliés indignes, mais nous nous égarerions si nous pensions qu’il n’en a pas d’autres. Comme j’ai essayé de le montrer, il a également de meilleurs alliés.

Il fait appel aux mêmes besoins innocents et permanents en nous qui accueillent Jean le tueur de géants. Il nous donne presque tout ce dont l’imagination a soif : ironie, héroïsme, immensité, unité dans la multiplicité, et une conclusion tragique. Il fait appel à presque tout de moi, sauf ma raison. C’est pourquoi ceux d’entre nous qui ont l’impression que le Mythe est déjà mort pour nous, ne doivent pas faire l’erreur d’essayer de le « déboulonner » de la mauvaise manière.

Nous ne devons pas nous imaginer que nous protégeons le monde moderne contre quelque chose de sinistre et d’ennuyeux, quelque chose qui affame l’âme. Le contraire est la vérité. Notre pénible devoir  est de réveiller le monde d’un enchantement. L’univers réel est probablement, à bien des égards, moins poétique, certainement moins ordonné et unifié qu’ils l’avaient supposé. Le rôle de l’homme y est moins héroïque. Le danger réel qui est au-dessus de lui manque peut-être entièrement de vraie dignité tragique. C’est seulement, en dernier ressort, après avoir renoncé à toutes les poésies médiocres et soumis strictement l’imagination à l’intelligence, que nous serons capables de leur offrir quelque compensation pour ce que nous allons leur prendre. C’est pourquoi, en attendant, nous devons traiter le Mythe avec respect. Tout n’était qu’absurdités (sur un certain plan), mais un homme serait un bouledogue s’il ne pouvait pas ressentir le frisson et le charme qu’il donne. Pour ma part, bien que je n’y croie plus, je l’aimerai toujours comme j’aime d’autres mythes.

Je conserverai mon homme des cavernes là où je garde Balder13 et Hélène et les Argonautes, et je leur rendrai souvent visite.


1 « The Funeral of a Great Myth », in Christian Reflections (1998). Traduction Claude Eon.

2 Clive Staples Lewis, plus connu sous le nom de C. S. Lewis, né à Belfast le 29 novembre 1898 et mort à Oxford le 22 novembre 1963, était un écrivain et universitaire irlandais. Il est connu pour ses travaux sur la littérature médiévale, ses ouvrages de critique littéraire et d’apologétique du christianisme, ainsi que pour la série des Chroniques de Narnia parues entre 1950 et 1957. Il était un ami très proche de J. R. R. Tolkien, l’auteur du Seigneur des anneaux, aux côtés duquel il a enseigné à la Faculté de littérature anglaise de l’université d’Oxford ; ils faisaient tous deux partie du cercle littéraire des Inklings. En partie grâce à l’influence de Tolkien, Lewis s’est converti au christianisme, devenant, selon ses propres termes, « un très ordinaire laïc de l’Église d’Angleterre1 » ; cette conversion a eu de profondes conséquences sur son œuvre. Il acquit une grande popularité grâce aux chroniques radiophoniques sur le christianisme qu’il a données au cours de la Seconde Guerre mondiale et obtenu un énorme succès avec ses livres de fantasy pour enfants.

3 Robert Bridges (1844-1930), poète anglais, auteur de ce Testament of Beauty publié en 1929. [NdT].

4 Lucien de Samosate (v 125-v 180) inventa la forme du dialogue humoristique ironisant sur les philosophes [NdT]

5 Snorri Sturluson (1178-1241), historien et poète islandais, auteur de sagas et de récits mythologiques, dont Edda ou Edda la Jeune. [NdT]

6 Watson, cité dans « Science and the BBC », Nineteenth Century, avril 1943.

7 « Darwinism Today », Possible Worlds, p. 28.

8 John Milton, Samson Agonistes (1671) ligne 1758.

9 Henry Louis Mencken (1880-1956), journaliste américain et critique acerbe de la culture américaine. Voici un exemple de ses aphorismes : « Un cynique est quelqu’un qui, lorsqu’il sent une fleur, cherche autour de lui un cercueil. » [NdT].

10 Personnage de la Tétralogie de Wagner. père adoptif mais haineux de Siegfried. [NdT].

11 Littéralement : un chant célébrant l’origine. [NdT].

12 Dans la Walkyrie, Nothung est l’épée que Siegfried arrache du tronc avant de s’enfuir avec Sieglinde. [NdT]. 

13 Fils d’Odin et Dieu de la lumière, de la paix, de la vertu et de la sagesse dans la mythologie nordique. [NdT]

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