Revue du CEP numéro 48

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La société éliminatrice

Dominique Tassot

Résumé : On sait que la « sélection naturelle » est le processus imaginé par Darwin pour expliquer l’évolution des espèces. Et l’on évoque volontiers la sélection positive des plus aptes, en oubliant que l’espèce ne pourrait effectivement se transformer que si les variétés moins aptes étaient éliminées. Or, dans la nature il n’en est rien, puisque les combats entre animaux, par exemple, ont en réalité un effet de répartition et de régulation. Seuls les individus porteurs de tares sont éliminés, ce qui exerce plutôt un effet conservateur du type moyen de l’espèce.

Mais les sociétés humaines qui s’inspirèrent du darwinisme développèrent, elles, des procédés éliminatoires : élimination du concurrent en économie, élimination de l’opposant en politique, etc.

Les camps de « concentration » en sont le plus affreux exemple, avec le « nettoyage ethnique ». Mais l’avortement « eugéniste » est aussi un cas révélateur d’élimination « darwinienne ». Et le procédé s’étend aux pensées elles-mêmes puisque, avec l’ère scientifique, l’humanité a pris en charge son propre développement, doit diriger son évolution, et donc écarter ceux qui freinent son progrès. Au propre comme au figuré, notre société contemporaine se caractérisera dans l’Histoire par ses poubelles.

Écarter, éliminer, faire disparaître sont aujourd’hui les grands mots de l’action politique. Avec les mauvais éléments, le mal est ainsi sommé de décamper : il n’a pas sa place dans la société parfaite qu’il faut établir de toute urgence. La pauvreté, l’ignorance, le malheur, la saleté, la solitude, la maladie et l’imprévu sont autant d’insultes à la Raison, exigeant des mesures immédiates, des lois éradicatrices avec budgets correspondants.

Jadis, un prophète bien oublié avait pourtant annoncé : « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous » (Mc 14, 7); mais l’humanité a changé d’ère et sait désormais affronter les tâches herculéennes avec détermination, méthode et grâce à une « gouvernance » toute nouvelle. Appliquant le programme tracé par Teilhard de Chardin, elle a pris en charge sa propre évolution, s’est donné des objectifs globaux à la hauteur des circonstances et marche à pas comptés vers le meilleur des mondes.

Parmi les grands inspirateurs des politiques modernes, il n’est pas douteux que Darwin n’ait joué un rôle décisif. Avec sa « survie du plus apte », il est indiscutable que doit émerger petit à petit un monde meilleur : mieux agencé, mieux armé, mieux inspiré.

Le titre complet du livre célébré cette année, pour le centcinquantième anniversaire de sa publication, s’énonce en effet ainsi : De l’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle ou la survie des races favorisées dans la lutte pour l’existence.

C’est donc toujours le meilleur qui s’impose ; le progrès est une loi naturelle de portée universelle, et qu’il ne tient qu’à nous de transposer en loi sociale. Marx écrit au socialiste Lassalle, le 16 janvier 1861 : «Le livre de Darwin est très important et me sert à fonder par les sciences naturelles la lutte des classes dans l’histoire[1].» En écartant le « bourgeois », variété déméritante au sein du genre humain, on fait du « travailleur », manifestement plus apte, l’élément dominant d’une société ipso facto meilleure.

De même l’économie libérale, en éliminant les concurrents moins performants, permet d’accroître la productivité et, ipso facto, élève le niveau de vie. De même encore il importe que l’espace vital soit dévolu au plus apte : l’humanité se perfectionnera ainsi d’autant plus vite. En ce sens, Rudolf Hess, à l’époque proche collaborateur d’Hitler, pouvait écrire en 1934 : «Le nationalsocialisme n’est rien d’autre que de la biologie appliquée

Car une lecture plus attentive de Darwin nous apprend que l’évolution progressive ne repose pas tant sur la survie du plus apte que sur l’élimination des moins aptes. En effet, si, au sein des espèces vivantes, les individus les meilleurs et les moins aptes continuaient tous de se reproduire, aucune espèce n’évoluerait vraiment. Tout au plus verrait-on changer la proportion des uns et des autres. Darwin précise donc : « Chaque forme nouvelle tend à prendre la place de la forme primitive moins perfectionnée, ou d‟autres formes moins favorisées avec lesquelles elle entre en concurrence, et elle finit par les exterminer. Ainsi l’extinction et la sélection naturelle vont constamment de concert.

(…) Pendant le cours de ses modifications, chaque espèce a dû s‟adapter aux conditions d‟existence de la région qu‟elle habite, a dû supplanter et exterminer la forme parente originelle, ainsi que toutes les variétés qui ont formé les transitions entre son état actuel et ses différents états antérieurs. »[2]

Cette élimination de l’élément indésirable apparaît ainsi comme le procédé effectif par lequel se réalise le progrès moderne.

Un tel progrès se distingue par là de la croissance naturelle des êtres vivants, au cours de laquelle (à l’exception des dents de lait, et cela en raison de leurs composants minéraux rigides) rien ne se perd, tout l’embryon contribue au grand’ œuvre. De même les combats entre individus de la même espèce ont pour résultat une répartition équilibrée des territoires alloués à chacun.

Le Prix Nobel Konrad Lorenz a bien étudié ce processus chez les « chiens de prairies », ces écureuils des grandes plaines nordaméricaines. Chaque mâle combat pour un territoire. On pourrait donc penser que les plus faibles disparaissent, provoquant ainsi, par exemple, une augmentation de la taille moyenne. Or il n’en est rien! Quand un chien de prairie sřéloigne du centre de son territoire, sa combativité diminue et son instinct de fuite augmente; quand il se rapproche du centre, sa combativité augmente et son instinct de fuite diminue. On constate la même chose au football : on est plus combatif et on tient beaucoup plus à ne pas perdre quand on joue sur son propre terrain, devant des proches! Cette action psychologique amène une régulation là où Darwin imaginait une extermination. Dans l’absolu, le plus gros a certes plus de chance de lřemporter à la lutte. Mais dans la réalité de la vie « sauvage », quand le gros chien de prairie sřéloigne du centre de son territoire, survient un moment où c’est le petit chien de prairie qui va gagner le combat : son agressivité est maximale, alors que chez lřautre l’instinct de fuite a augmenté.

Donc existe dans la nature, grâce aux combats entre animaux (rarement meurtriers, notons-le), un mécanisme régulateur qui permet une répartition équilibrée des territoires: le gros chien de prairie gagne un territoire plus grand, parce que ses besoins alimentaires sont plus grands, et le petit conserve un territoire plus petit, mais suffisant. On se trouve devant un procédé de répartition des territoires et non d’élimination du plus faible.

À l’inverse, la société moderne accouche au forceps d’un « progrès » qui résulte de décisions arbitraires, d’idées toutes faites plaquées sur une réalité qui n’en ressent nul besoin : ce qui est par nature (créée par Dieu) est plus rationnel que nos pensées, mais d’une rationalité qui nous déplaît car elle dépasse les raisons simplistes et identifiables séparément que nous sommes capables de concevoir. Ainsi l’urbanisme des « grands ensembles », parce qu’il méconnaît la priorité des besoins affectifs, fait-il fuir ceux qui veulent voir survivre en eux les états supérieurs de l’âme humaine. Du moins s’agit-il alors d’une fuite spontanée, mais le procédé éliminatoire n’en a pas moins fonctionné : le non-conforme doit se débrouiller par lui-même.

Il ne lui est proposé que de s’adapter ou de périr. Car on ne peut se préoccuper à la fois de la marche en avant collective et des desiderata de quelques passagers réfractaires.

En ce sens, il n’est pas exagéré de voir dans la poubelle, sous ses différentes formes, le plus pertinent symbole de notre époque : elle propose une solution finale à tout ce qui est « de trop », indésiré, indésirable ou superflu.

Elle accompagne le darwinisme comme son ombre, car ce mythe ne régit nullement la Nature (qui ne l’a pas attendu pour fonctionner) mais bel et bien nos sociétés artificielles qui, elles, s’en inspirent.

Il y a bien sûr la poubelle urbaine où aboutissent tous ces emballages dont l’humanité moins développée n’avait pas encore le besoin ni, partant, la fonction. Fidèle à Lamarck cette fois, la fonction a créé l’organe ; et comme il s’agit d’un organe artificiel, surajouté, il encombre après usage…

Mais il y a aussi et surtout la poubelle au figuré : tous ces organes créés pour dégager l’espace devant la marche et le progrès de l’humanité.

N’oublions pas que les « camps de concentration » furent inventés par les compatriotes de Darwin lors de la seconde guerre des Boers (1899-1902) pour parquer une population civile insoumise et manifestement moins apte à développer les richesses minières du Transvaal !

Avec le Goulag, Trotski, il est vrai, eut le ‘mérite’ d’ajouter une fonction positive à l’organe éliminateur. Ayant déclaré que « l’improductivité du travail forcé était un préjugé bourgeois » [sic], il trouva ainsi le moyen merveilleux de faire servir les « ennemis de la révolution » au triomphe de la révolution.

Les nazis, on le sait, ne laissèrent pas aux bolchéviques le monopole de cette fonction annexe des camps et pratiquèrent la rédemption par le travail. Aujourd’hui, les camps de réfugiés sont devenus un trait permanent de nos sociétés, mais seule la fonction éliminatrice est prise en compte : les Soudanais chassés des zones pétrolifères sont les Boers du vingt-et-unième siècle.

L’avortement a changé d’échelle avec le darwinisme. Certes les Spartiates éliminaient parfois leurs enfants mal formés. Cependant, l’inventeur de l’eugénisme moderne, Francis Galton, était le cousin germain de Darwin, descendant comme lui du Dr Erasmus Darwin, et sa pensée fut durablement marquée par la lecture de L’Origine des Espèces. Le résultat est, là encore, la poubelle, fidèle compagne de tous les avortoirs. Mais il y a une différence de nature entre l’eugénisme antique et l’eugénisme contemporain. L’élimination d’un jeune spartiate restait un cas particulier, un évènement contingent qui pouvait ne pas se produire. Tandis que l’élimination darwinienne des moins aptes est le moteur même du perfectionnement de l’espèce, elle est nécessaire et doit être systématique. Elle guide le fonctionnement quotidien des sociétés et finit donc par les caractériser.

L’élimination des intellects déviants ou rétrogrades figure désormais au premier rang des préoccupations des dirigeants. La pensée personnelle demeure un phénomène mystérieux qu’il semble difficile de faire « progresser » artificiellement.

Toutefois la pensée s’affirme en se communiquant, fût-ce à une feuille de papier ou à un clavier. La sélection éliminatoire portera donc sur les moyens de communication, dont les pensées indésirables se trouveront privées.

La société médiévale avait forgé une tradition du débat intellectuel: la disputatio. Il en reste un écho dans les débats contradictoires qui se tiennent parfois dans les Universités anglosaxonnes. L’hérétique lui-même, du moins après l’institution de l’Inquisition, bénéficiait d’un procès en bonne et due forme où il pouvait développer ses arguments. Aujourd’hui, avec la concentration des communications dans un petit nombre de moyens dit « de masse », le contrôle des pensées indésirables peut se dispenser de l’appareil policier spécial que les bolchéviques avaient dû mettre sur pied.

La pensée libre n’est pas interdite, mais elle ne peut s’étendre. Elle reste contenue à une échelle qui limite sa diffusion et donc son pouvoir de survie, tandis que la pensée améliorante, la pensée progressiste, souhaitable pour un avenir meilleur, se voit renforcée par les canaux multiplicateurs croisés des programmes scolaires et des mass media. Un phénomène d’autorité joue alors à plein. La faible raison individuelle hésite, seule, à affirmer la vérité d’une idée. Elle recherche l’approbation d’autrui, la confirmation venue d’un autre esprit. La taille, la puissance, la richesse déployées par les médias de masse la dispensent de cette légitime caution.

On sait que la formule « vu à la télévision » est un argument commercial très efficace!

Une semblable sélection a cours dans le domaine des sciences. L’autorité s’exerce, dans chaque discipline, par un très petit nombre de revues à comité de lecture. Un article refusé par ces revues, même s’il est publié ailleurs, a très peu de chance d’être cité et, par là, d’obtenir une descendance intellectuelle. La diffusion sur internet n’exerce ici aucun effet correcteur, elle peut même avoir un effet dévalorisant.

Maintenant, que penser de cette société qui entend progresser par élimination ?

Il faut, ici, d’abord noter, ce que reconnaissent les biologistes évolutionnistes eux-mêmes, que la survie du plus apte n’est qu’une tautologie. On n’a jamais pu définir l’aptitude à survivre pour une raison toute simple : tous les êtres vivants sont pré-adaptés à leur environnement naturel.

Un pinson qui se serait mystérieusement rendu apte à voler à 2000 mètres d’altitude n’y trouverait aucun avantage. Le chat son prédateur n’aurait qu’à attendre son retour, épuisé, sur l’arbre où il perche.

L’élimination darwinienne ne fonctionne donc nulle part dans la nature et se limite aux sociétés humaines qui en font l’expérience artificielle. Le bolchévisme était si invivable qu’il a été rejeté par les peuples sous le poids des promesses non tenues ; le nazisme aurait sans doute subi le même sort ; le matérialisme libéral ne sortira pas indemne d’une crise qui a mis en cause son véritable ressort : la création monétaire[3].

Tous ces systèmes ont en commun la haine du christianisme (plus ou moins avouée, selon le cas). Une vraie civilisation, disait Mère Teresa, se caractérise par l’attention qu’elle porte aux plus faibles. C’est l’exact opposé de la « société-à-poubelles » qui nous environne.

Le seul progrès véritable, pour une société, est celui qui la rapproche du plan divin ; car Dieu veut pour nous le meilleur : le sain dans le mode de vie, le vrai dans le mode de pensée. Nul doute que le maléfique mythe darwinien passera, mais l’histoire le retiendra comme une phase aiguë de la révolte des hommes contre Dieu.

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SCIENCE ET TECHNIQUE

« Les rationalistes fuient le mystère pour se précipiter dans l‟incohérence »

(Bossuet)

L’univers s’explique finalement en termes de réalité métacosmique[4]

Wolfgang Smith

Présentation : Mathématicien et physicien, W. Smith s’est longuement interrogé sur les rapports entre la religion et l’actuelle vision scientifique du monde (cf. Le Cep n° 45 et 46). Il répond ici à six questions sur ce thème, gardant bien à l’esprit les limites de la connaissance scientifique et la valeur ontologique des représentations traditionnelles d’un univers hiérarchisé, dans lequel les réalités corporelles sont régies (et donc expliquées) par des réalités plus hautes.

On peut alors s’interroger sur la portée de théories scientifiques qui prétendent décrire l’origine même de l’univers ou des êtres vivants. Cette réduction à un plan horizontal, d’une réalité qui ne peut se comprendre que verticalement, représente plutôt une régression de la pensée humaine.

Ici la mécanique quantique, avec ses paradoxes, devrait susciter et notre émerveillement et notre volonté de connaître le vrai Dieu, bien distinct du « Dieu des philosophes ».

1- À votre avis, quelle devrait être la relation entre la religion et la science ?

« La Science, dit un jour Einstein, parle de ce qui est; la religion de ce qui devrait être » Ŕ mais ceci n’est pas du tout notre avis. La religion, évidemment, existe et s’applique à de nombreux niveaux comme elle le devrait et comme elle le doit; et dans ses manifestations les plus familières, en tout cas, elle s’intéresse en fait largement d’une façon ou d’une autre à « ce qui devrait être. »

Mais si nous considérons le phénomène religieux dans ses formes les plus hautes Ŕ comme nous le devrions si nous voulons comprendre son essence Ŕ le tableau change. Car alors nous découvrons que la religion ne s’occupe pas seulement des normes éthiques et des consolations humaines, mais aussi du réel et cela à un niveau normalement inaccessible pour le commun des mortels, pour ne pas dire plus. C’est, en tout cas, l’opinion communément admise et je ne vois pas, pour ma part, de raison pour douter de sa validité.

Il semble donc que l’affirmation d’Einstein ait besoin d’être renversée: car c’est peut-être bien la religion, prise à sa cime, qui parle en fait « de ce qui est« , par opposition à la science contrainte, de par sa nature même, à parler de « ce qui semble être » (sous les conditions stipulées par son propre modus operandi).

À strictement parler, il ne peut y avoir de « dialogue » entre la science et la religion. En effet, il est douteux que les vérités de la religion puissent être correctement expliquées par un discours scientifique, pas plus qu’il n’est possible d’insérer sur une surface plane un corps tridimensionnel; la tentation est forte alors de tout « aplatir », détruisant par là-même la chose que l’on veut rendre intelligible. Voilà typiquement ce qui se produit, on le craint, lorsque de prétendues autorités religieuses se décident à dialoguer. Rien n’est en réalité plus fatal à la religion que la prétention de « démythologiser » son contenu.

Ce dont le savant doit faire montre (comme toute autre personne) en face du phénomène religieux, c’est d’une profonde humilité. Pour comprendre ce qu’est la religion, il faut avant tout être religieux soi-même; l’essence d’une chose ne peut pas être simplement connue de l’extérieur.

2-Quel est votre point de vue sur l’origine de l’univers: tant sur le plan scientifique que – au besoin– sur un plan métaphysique?

Du point de vue scientifique, j’accepte l’hypothèse dite du Big Bang comme théorie convaincante et raisonnablement bien justifiée.

À mes yeux, ce « modèle » est d’autant plus plausible qu’il est clairement en accord avec les cosmogonies métaphysiques traditionnelles[5]. Ce n’est pas ici le lieu d’étudier la différence qui existe entre la conception judéo-chrétienne de la creatio ex nihilo et la doctrine platonico-orientale de la « manifestation »; qu’il suffise de dire que je ne vois pas de réel conflit entre les deux positions. L’important dans les deux cas est que l’univers doive finalement être expliqué en termes de réalité métacosmique, car il en est un effet ou une manifestation partielle. Cela implique, au surplus, que cet « être » que l’on trouve dans le cosmos est véritablement second ou dérivé, un « être par participation » comme disent les platoniciens (ce qui est précisément ce à quoi s’oppose l’Ego sum qui sum d’Exode 3, 14).

Cette position immémoriale est évidemment méta-

physique, en ce sens littéral qu’elle dépasse – méta – ce que la physique est capable de définir ou de comprendre d’après ses méthodes propres; et cependant il semble que l’histoire de la physique en notre siècle pourrait parfaitement être comprise comme une confirmation indirecte de cette doctrine métaphysique. Rappelons, tout d’abord, que l’Antiquité, en dehors des ontologies « orthodoxes » de ses principales écoles, nous a légué aussi une ontologie « hétérodoxe » sous la forme de l’atomisme de Démocrite. Et ce fut justement cette ontologie hétérodoxe qui, après le Moyen Âge, fut réintroduite par Descartes pour s’imposer bien vite aux penseurs occidentaux. Il en fut ainsi jusque vers 1925, date à laquelle la nouvelle théorie quantique parut jeter un doute fatal sur la conception réaliste des particules élémentaires ultimes de la matière.

L’évènement décisif, cependant, survint quelques décennies plus tard avec la découverte de l’inéluctable nonlocalisation, formulée d’abord comme un théorème rigoureux de mécanique quantique et vérifiée ensuite directement grâce à certaines expériences remarquables.

On ne pourrait guère demander mieux: l’atomisme d’autrefois a été destitué, bien qu’il subsiste en tant que propension presque irrésistible, ou comme préjugé ontologique. Mais cela est une tout autre affaire. Le point que je veux souligner ici est que la réfutation scientifique contemporaine de l’atomisme de Démocrite a ouvert la voie à une sérieuse reprise en compte de l’ontologie trop longtemps négligée par les grandes traditions. Je dirais qu’en fait la science aujourd’hui a besoin de cette « ontologie immémoriale » si elle veut parvenir, non pas à un pur formalisme qui « marche », mais à une interprétation pertinente de ses propres résultats.

3- Quel est votre point de vue sur l’origine de la vie: tant sur le plan scientifique que – si besoin est – sur un plan métaphysique?

Je suis opposé au darwinisme, et même à toute hypothèse transformiste, quel que soit le mécanisme ou la cause (même si celle-ci est téléologique ou théiste) des sauts supposés de la macro- évolution. Je suis convaincu, en outre, que le darwinisme (sous n’importe quelle forme), en fait, n’est pas une théorie scientifique, mais une hypothèse pseudo-métaphysique parée d’un costume scientifique. En réalité, la théorie tire sa force non pas de données empiriques ni de déductions scientifiques, mais du fait, circonstanciel, qu’elle se trouve être la seule doctrine sur l’origine de la vie compatible avec la Weltanschauung[6] restreinte à laquelle une majorité de scientifiques souscrit sans réserve.

En d’autres mots, une fois que le siège de la réalité a été réduit aux catégories de la physique Ŕ et, foncièrement, à la physique de Newton Ŕ il n’est plus possible de concevoir la « spéciation » autrement qu’en termes darwiniens.

La question se pose différemment, inutile de le dire, si nous prenons au sérieux les conceptions ontologiques des écoles pré-modernes. Car, en dehors du fait que « l’Être premier » est assigné (dans toutes les écoles traditionnelles) à un plan métacosmique, il faut aussi se souvenir que le cosmos lui-même est traditionnellement compris comme une hiérarchie de niveaux distincts mais s’interpénétrant pourtant (fait qui est sans doute relié à la « transcendance avec compatibilité » de Margenau). Dans cette position ontologique favorable, en outre, notre « univers physique » correspond précisément à la « coquille » la plus extérieure, le plan de manifestation dans lequel chaque « être » qui compose notre monde se trouve séparé au maximum des autres, ainsi que de leur commune source ontologique.

Cette façon de concevoir le cosmos réintroduit deux réalités qui ont été bien oubliées dans la pensée occidentale depuis la fin du Moyen Âge, je veux dire la dimension de « verticalité » et la possibilité de « transitions ontologiques ». Dans la perspective élargie de la pensée traditionnelle, la vie et les espèces naturelles prennent naissance, symboliquement parlant, « au centre » et évoluent (au sens originel d’un « déroulement ») vers la périphérie: vient d’abord une sorte de semence spirituelle (le logos spermatikos ou la ratio seminale de la tradition occidentale), suit un état intermédiaire de gestation; et finalement une percée dans le domaine de la manifestation visible ou « corporelle ». (Comme je l’ai expliqué ailleurs, ce processus « évolutif » a été signalé de façon frappante dans le deuxième chapitre de la Genèse, versets 4 et 5. Cf. Teilhardism and the New Religion [TAN Books, 1988] ch. 1). James Gray remarqua un jour Ŕ après un commentaire sur l’improbabilité astronomique de l’hypothèse darwinienne Ŕ que « la plupart des biologistes estiment qu’il vaut mieux penser en termes d’évènements improbables plutôt que de ne pas penser du tout.» Je voudrais seulement ajouter que la doctrine immémoriale et universelle, à laquelle je viens de faire référence, nous délivre au moins de cette alternative.

4 -Quel est votre point de vue sur l’origine de l’Homo sapiens ?

Ayant rejeté l’hypothèse transformiste, j’ai aussi évidemment rejeté l’idée que l’homme descende d’une souche infrahumaine. Je voudrais ajouter que l’homme est une créature spéciale, non pas dans le mode de son origine, mais très simplement par ce qu’il est, c’est-à-dire par l’archétype qu’il manifeste. Et sur ce point toutes les religions et sagesses traditionnelles sont parfaitement d’accord: l’homme est la créature théomorphique par excellence, d’où sa prééminence et sa position centrale.

La conséquence peut-être la plus funeste de la pensée évolutionniste est d’obscurcir, plus efficacement que toute autre pseudo-philosophie, la véritable nature de l’homme et la noblesse de sa destinée. On ne peut qu’être d’accord avec Seyyed Hossein Nasr lorsqu’il écrit (en référence à l’âge darwinien qui est le nôtre) que « jamais auparavant il n’y a eu une si faible connaissance de l’homme, de l’anthropos.»

Le fait est que le darwinisme constitue une position contraire à la sagesse immémoriale de l’humanité. Il représente une négation systématique des archétypes, des essences, de cette « participation à l’être » dont dépendent toute vie et toute existence. Dans le climat de la pensée darwinienne, la plus grande partie de ce qu’enseignent les religions perd sa signification, ou, pire encore, prend un sens différent et en vérité contraire.

Certes il y a eu des tentatives pour faire fusionner évolutionnisme et religion; mais ces nouvelles interprétations de doctrines pérennes ont en réalité falsifié et corrompu ce qu’elles prétendaient restaurer ou rendre plus acceptable au goût contemporain. Teilhard de Chardin, par exemple, a indiscutablement falsifié le christianisme, de même que Sri Aurobindo a mutilé l’hindouisme.

En définitive l’évolutionnisme est la dénégation de la transcendance, la tentative désespérée de comprendre la vie sur le seul plan horizontal de ses manifestations.

La religion, quant à elle, relève nécessairement de la transcendance et de la dimension verticale, dans laquelle seule le re-ligare ou « lier en arrière » peut se produire.

Par conséquent, la fusion supposée de ces doctrines opposées constitue un des plus bizarres évènements de notre époque déroutante.

5 – Comment la science – et le savant – devraient-ils aborder la question des origines, spécialement l’origine de l’univers et l’origine de la vie ?

Si on prend au sérieux les ontologies traditionnelles (comme je crois qu’on le devrait), il devient évident que le problème de l’origine est fondamentalement métaphysique, simplement parce que les origines en question impliquent une transition entre des plans ontologiques distincts. Nous connaissons un livre impressionnant intitulé The First Three Minutes [Les trois premières minutes][7]; il ne nous dit cependant pas ce qui exista ou se passa à t = 0. Manifestement il ne le peut pas, non parce que rien n’existait alors, mais parce que la réalité en question n’est pas soumise aux conditions ou catégories avec lesquelles nos descriptions scientifiques sont nécessairement formulées. Métaphysiquement parlant, les origines ne sont jamais situées sur un plan ontologique postérieur.

Il existe évidemment des « origines » d’un genre différent Ŕ la formation d’une molécule à partir d’atomes préexistants, par exemple Ŕ auxquelles les observations précédentes ne s’appliquent pas; nous pourrions appeler celles-ci « origines du second genre » pour les distinguer de la première catégorie, les « origines premières » si vous voulez. Il existe sans doute une origine première au « moment t = 0 »; nous voudrions cependant suggérer que les origines premières sont légion. (En un certain sens, peut-être, toutes les origines premières se sont produites « au moment t = 0 », car il y a beaucoup à dire sur le point de vue selon lequel « en dehors » de l’univers physique on se trouve toujours « au commencement ».

Sur ce sujet nous renvoyons à Cosmos and Transcendence [Sherwood Sugden & Company, 1984], ch. 3). Il y a nécessairement d’innombrables origines premières du simple fait que l’univers physique, en réalité, n’est pas le domaine clos et « auto-suffisant » que nous croyons. Il doit aussi exister des « fins ultimes »; ce qui veut dire qu’il y a une sorte de « commerce à double sens » entre le monde physique et les plans ontologiques plus élevés. Aussi fantastique que cela puisse paraître à une « mentalité newtonienne », il existe peut-être une ‘échelle de Jacob’ le long de laquelle les êtres « montent et descendent perpétuellement ».

La science, pourrait-on dire, est contrainte de s’occuper de choses qui ont déjà une « origine », elle s’occupe, en d’autres termes, de choses qui existent sur le plan physique. Il fut un temps, naguère, où cette affirmation aurait été considérée comme un parfait truisme; mais les temps changent. D’un point de vue métaphysique, en tout cas, l’affirmation, loin d’être un truisme, exprime en fait une limitation extrêmement rigoureuse de l’entreprise scientifique. Ce qu’elle signifie, très clairement, c’est que la science, de par la nature même de ses méthodes, est incapable de saisir les origines premières et les fins ultimes; et j’ajouterais que cette limitation est particulièrement restrictive dans la biosphère, car naissances (origine) et morts (fin) y abondent.

Comment alors le savant doit-il « aborder la question de l’origine » ? Avec, dirais-je, toute la modestie engendrée par la reconnaissance que ses méthodes ne donnent accès qu’à une certaine « coquille extérieure » des choses.

Il y a évidemment surabondance de travail pour le scientifique dans son propre domaine, et on peut dire aussi que, pour celui qui a « des yeux pour voir », ce domaine, bien que limité, pointe au-delà de lui-même: vers « les choses divines invisibles » Au minimum, le savant devrait être conscient de la distinction qui existe entre les origines première et seconde, et prendre garde de ne pas vouloir faire entrer de force la première dans le moule de la seconde comme l’ont fait les darwinistes. On devrait se rappeler que la science se transforme sur le champ en pseudo-science et en superstition dès l’instant où elle franchit ses propres limites.

6 -Beaucoup d’éminents savants –y compris Darwin, Einstein et Planck – ont pris le concept de Dieu très au sérieux. Quelles sont vos pensées sur le concept de Dieu et sur l’existence de Dieu ? Pour moi, personnellement, rien n’est plus évident, plus certain que l’existence ou la réalité de Dieu. J’incline en fait à croire que l’existence de Dieu constitue vraiment la seule certitude absolue, de même que Dieu constitue finalement le seul vrai ou absolu Existant (en conformité avec l’enseignement du Véda ou avec le Ego sum qui sum de la Révélation hébraïco-chrétienne).

Il faut cependant reconnaître que la croyance en Dieu est susceptible de degrés; et il y a peu de personnes, on doit l’admettre, dont la croyance en Dieu soit absolument entière ou intacte. On a en outre le droit de présumer que la croyance en Dieu, lorsqu’elle est intacte est invariablement accompagnée d’une prise de conscience de la présence divine continuelle dans tout ce qui existe.

Puisque Dieu est la source de tout être et de tout notre être, il nous incombe de « croire » en Dieu avec tout ce que nous sommes; ce qui veut dire que la foi en Dieu, lorsqu’elle est totale, engage non seulement l’esprit, mais nécessairement chaque partie ou faculté de notre humanité (« Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit avec toute ta force » Dt 6, 5). Pascal avait donc raison lorsqu’il distinguait entre « le Dieu des philosophes et des savants » et « le Dieu vivant d’Abraham, d’Isaac et de Jacob »: entre le Dieu auquel on croit « avec un coin de son esprit » et le Dieu de la religion, le Dieu des saints.

En cet âge nominaliste il est facile d’oublier que croire en Dieu est « participer » en Lui à un degré correspondant; et ceci implique que la foi religieuse, lorsqu’elle est authentique, n’est pas du tout l’acceptation aveugle de dogmes improuvables comme elle est si souvent présentée, mais une certaine participation à des réalités d’un ordre supra-sensible. Comme telle, la foi religieuse est à cent coudées au-dessus de toute forme de connaissance Ŕ aussi scientifique ou exacte soit-elle Ŕ qui ne pénètre pas au-delà du phénomène.

Finalement, quel rapport ces considérations pourraient-elles avoir avec le « problème des origines » ? Simplement celui-ci: résoudre le mystère de l’origine, en vérité, c’est finalement re-connaître l’unique Origine d’où chaque parcelle de l’univers a jailli Ŕ et c’est Dieu.

Certes, les explications scientifiques ont leur validité, leur propre fascination et utilité; elles ne résolvent cependant pas le problème des origines, mais déplacent seulement l’énigme sur un autre plan, plus profond. Si la science commence avec l’émerveillement, comme c’est bien le cas avéré, elle se termine nécessairement dans le sens d’un émerveillement plus grand encore. Ainsi, pour donner un exemple particulièrement frappant, c’est précisément la physique la plus récente qui nous inspire un profond sentiment d’admiration et de respect face à l’univers inerte. Combien était dérisoire, en comparaison, le « modèle newtonien » et combien étaient incroyablement naïfs les « experts » qui prirent ce modèle pour la Réalité elle-même! Si la science physique du siècle dernier a incité à l’athéisme, la physique d’aujourd’hui invite, au moins les plus réfléchis de ses adeptes, à réexaminer « la question de Dieu. »

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L’immortalité du vivant[8]Louis Bounoure

Résumé : Nous associons la mort à la vie, comme s’il existait une loi impliquant la mort dans la nature même des êtres vivants. En réalité, la spécificité de la vie est l’immortalité potentielle de ses formes. Les expériences de Weismann à Fribourg, fondées sur la distinction entre le germen (les cellules reproductrices) et le soma (les tissus fonctionnels différenciés), établirent, les premières, l’immortalité de la lignée germinale. En 1888-1889, Maupas devait étudier ce phénomène dans la multiplication des infusoires, êtres unicellulaires et donc réduits au germen, qui se multiplient par une division à laquelle participent tous les composants de la cellule. Dans des conditions appropriées, cette division peut se poursuivre indéfiniment sans qu’aucun « cadavre » n’apparaisse jamais au fil des générations. Mais les éléments somatiques eux-mêmes manifestent cette propriété : les expériences lancées par Carrel à New-York en 1910, puis celle menée continûment par Carrel et Ebeling de 1912 à 1946, établirent le caractère fortuit, extrinsèque, de la dégénérescence. Outre que cette reproduction indéfinie s’oppose aux prétentions de l’évolutionnisme, elle constitue une preuve indirecte que l’univers a été créé pour la vie et que la mort y a été introduite par un évènement fortuit, le Péché originel.

L’immortalité des protozoaires

La nature a fait des êtres réduits à cette partie reproductrice essentielle, le germen, des êtres dépourvus de soma, réalisant donc les conditions nécessaires et suffisantes pour être entièrement immortels. Ce sont les êtres unicellulaires, notamment les Protozoaires, telle la Paramécie, par exemple.

Cet animal se reproduit par division simple et transversale de son corps : des deux cellules-filles auxquelles il donne naissance, il est impossible de dire : voici la mère, voilà la fille ; ce sont deux sœurs identiques qui se sont partagé par moitié toute la substance de l’animal préexistant, sans qu’il y ait le moindre reste inemployé, sans qu’aucune partie vivante ne soit devenue la proie de la mort… Chacune de ces cellules-filles engendrera à son tour par bipartition deux Paramécies identiques et ainsi de suite.

« Il en résulte, disait August Weismann, une série sans fin d’individus, qui sont tous aussi vieux que l’espèce elle-même, qui portent tous en eux-mêmes la faculté de prolonger indéfiniment leur vie au moyen d’incessantes divisions. » Par là se manifeste bien, de la façon la plus évidente, l’immortalité dont jouissent sans restriction des êtres purement germinaux.

Mais la biologie est le domaine par excellence des faits complexes, dans lequel une notion ne peut s’établir et s’imposer qu’après de nombreuses luttes et au prix de longues recherches accumulées. Les naturalistes opposés aux idées de Weismann tentèrent d’abord de les combattre, d’une façon purement théorique, à l’aide d’un véritable sophisme qui consistait à confondre la mort et la reproduction: la division, disaient-ils, termine la vie de l’individu au moment même où deux nouveaux individus se forment. À quoi Weismann répondit : « S’il y a mort, où est donc le cadavre ? » Il est clair qu’ici on ne peut parler de mort qu’en forçant le sens naturel des mots. Et il suffisait, pour faire tomber de telles objections, de rester sur le terrain solide des conceptions usuelles, où l’idée de cadavre est inséparable de celle de la mort.

Mais des objections beaucoup plus sérieuses allaient surgir des travaux d’un observateur remarquable, Émile François Maupas, sur la multiplication et la conjugaison des Infusoires (1888, 1889). Le biologiste français montrait que la reproduction par bipartition ne pouvait, chez ces animaux, se prolonger indéfiniment ; au bout d’un certain nombre de générations, les individus de ses cultures tombaient dans un état de dégradation et de dégénérescence, que l’auteur considérait comme un phénomène de vieillesse, une « dégénérescence sénile » : la mort était le terme inévitable de cet état. Et Maupas de conclure : « Les Infusoires ne font pas exception à la règle de caducité physiologique, que l’expérience vulgaire considère comme nécessaire et universelle pour tout ce qui vit. »

Leurs espèces auraient donc depuis longtemps disparu si n’intervenait périodiquement un curieux phénomène, la conjugaison, que Maupas a décrit dans tous ses détails.

Disons simplement que la conjugaison consiste dans l’accolement temporaire de deux individus identiques qui échangent une portion de noyau et, se séparant à la suite de cet échange, reconstituent, chacun pour son compte, leur appareil nucléaire. Cet acte de copulation nucléaire, ou karyogamie, n’est nullement un acte de reproduction, mais il a pour effet, selon Maupas, de rajeunir l’organisme unicellulaire épuisé par une longue suite de bipartitions, en « lui restituant, sous leur forme parfaite et intégrale, toutes les énergies vitales caractéristiques de l’espèce. Cet être se trouve donc rajeuni dans le sens littéral et absolu du mot. »

Puisque l’être unicellulaire vieillit, puisqu’il meurt de décrépitude si on l’empêche de se conjuguer, il ne pouvait être question de son immortalité. Et comme Maupas appuyait sa thèse sur un grand luxe de faits parfaitement observés et analysés, on put croire qu’il avait définitivement ruiné les idées de Weismann.

Triomphe de la thèse de Weismann

Il incombait à d’autres chercheurs de faire de nouveau pencher la balance en faveur du grand théoricien de Fribourg, en montrant que la dégénérescence sénile et l’intervention de la conjugaison étaient les résultats d’un déterminisme extérieur, des phénomènes, de caractère en quelque sorte accidentel, introduits par les conditions d’existence des animaux en culture. Parmi les nombreux travaux publiés sur ce sujet, on ne peut citer que les plus démonstratifs et, en premier lieu, les brillantes expériences de Woodruff. Ce biologiste met en train en 1907 une culture de Paramecium aurelia dans des conditions de milieu appropriées, choisies en quelque sorte comme les conditions idéales pour la vie de cet infusoire : cette culture se perpétue pendant plusieurs années sans manifester aucune tendance à la conjugaison, sans donner aucun signe de dégénérescence sénile. Et l’auteur en annonce périodiquement les progrès : 465 générations en 1908, 1238 en 1909, 2500 en 1911, 3340 en 1913, 6000 en 1917 (au bout de 10 ans), 8400 générations enfin en 1921, c’est-à-dire en l’espace de 13 ans ½.

C’était fournir directement la preuve que l’être unicellulaire est capable de se reproduire d’une façon illimitée, en échappant absolument à la vieillesse et à la mort.[9]

Différents auteurs sont venus renforcer cette preuve par l’étude expérimentale des facteurs externes qui peuvent accidentellement déterminer la sénescence et la mort. Parmi ces facteurs, il faut incriminer pour une large part la flore bactérienne qui se développe dans les cultures ; d’une part les bactéries servent d’aliment aux Infusoires en expérience, mais d’autre part elles diffusent dans le milieu des produits de sécrétion et des substances qui souvent exercent sur l’Infusoire une action toxique. Le rôle de ces facteurs bactériens a été étudié d’une façon méthodique par Édouard Chatton et sa femme (1923 à 1931) ; en analysant de la façon la plus précise les conditions physico-chimiques qui déclenchent la conjugaison, ces biologistes ont fortifié l’idée que les phénomènes périodiques de sénescence et de conjugaison, qui souvent donnent à la vie des êtres unicellulaires un caractère cyclique, sont en somme des phénomènes contingents, accidentels, qui ne destituent nullement ces animaux du pouvoir, dans des conditions appropriées, de vivre d’une façon continue, indéfinie, en tant qu’êtres véritablement immortels.

La science actuelle a donc de bonnes raisons d’accepter, à titre de vérité confirmée, la thèse weismannienne de l’immortalité potentielle des êtres unicellulaires. Cette thèse implique que ces êtres sont dépourvus de toute différenciation somatique à vitalité limitée, qu’ils sont, en d’autres termes, des organismes réduits au germen. Une lignée de Protozoaires, se multipliant indéfiniment en milieu convenable, est donc tout à fait l’équivalent de la lignée germinale d’un Métazoaire, se propageant sans interruption ni fin à travers le soma des générations successives.

En un mot, chez les êtres vivants, il y a bien réellement une immortalité, et celle-ci semble être essentiellement une propriété du germen, la mort restant le lot du soma.

Pourtant cette mortalité du soma n’est pas une règle absolue, et dans cette partie même de l’organisme il y a un pouvoir latent de survie illimitée, que révèlent les études sur la culture des tissus.

Immortalité des cellules somatiques en culture

La technique expérimentale, dite « culture des tissus », inaugurée par Alexis Carrel en 1910 à l’Institut Rockefeller de NewYork, consiste à maintenir en vie des cellules empruntées à un organisme et transportées, in vitro, sur un milieu de culture approprié. Pour cela il faut leur fournir un certain nombre de conditions : un substratum solide, un milieu liquide isotonique, une température convenable, des substances nutritives et notamment du jus d’embryon, c’est-à-dire l’extrait de tissus embryonnaires, lequel renferme des nucléoprotéines particulières, les tréphones de Carrel, facteurs indispensables de la prospérité cellulaire. Non seulement il faut préserver les cultures, par une asepsie rigoureuse, de l’envahissement des bactéries et des moisissures, mais il faut encore en éliminer les déchets toxiques résultant de la vie même des cellules ; on réalise le plus souvent cette dernière condition par le repiquage fréquent et régulier en milieu neuf.

Par l’emploi d’une telle méthode Ŕ on se borne ici à en donner le principe Ŕ les éléments isolés de l’organisme non seulement continuent à vivre, mais encore manifestent le phénomène le plus révélateur de la vitalité cellulaire, celui de la multiplication : dans de bonnes conditions, ils se divisent et prolifèrent abondamment, et la culture, par l’effet de cette croissance continue, augmente sans cesse son volume, avec assez de vitesse, par exemple, pour doubler ce volume tous les deux jours. On repique alors, à intervalles réguliers, des parcelles de ce tissu de prolifération et on peut de la sorte conserver indéfiniment la descendance de la souche cellulaire qui a été l’origine de la culture.

C’est ainsi que Carrel et Ebeling ont mis en train, en janvier 1912, une culture de cellules conjonctives (fibroblastes) prélevées sur un cœur d’embryon de poulet ; cultivée dans des conditions convenables, cette souche cellulaire, après des milliers de repiquages, est restée en vie à l’Institut Rockefeller pendant 34 ans, soit jusqu’en 1946, où un accident de laboratoire mit fin à l’expérience.

Or il a été établi par Pearl (1921) que la longévité maxima chez la Poule ne dépasse pas 10 ans ; non seulement les cellules cultivées par Carrel et Ebeling ont dépassé de beaucoup la durée qu’aurait eue leur destinée dans le corps d’une Poule, mais elles ont affirmé leur pouvoir d’existence et de multiplication illimité : après plus de trente ans, la culture ne manifestait, in vitro, pas la moindre trace de vieillissement, pas la plus légère baisse de vitalité. De cette expérience, Harrison, autre pionnier de la même science, pouvait dire en 1928, qu’elle était « le plus grand exploit singulier accompli dans le champ de la culture des tissus. »

Puisque des cellules prélevées sur le soma d’un animal se montrent, en culture, douées d’une jeunesse illimitée et d’un pouvoir de multiplication indéfini, il faut bien attribuer à ces cellules somatiques une immortalité virtuelle, potentielle. Ce pouvoir n’est pas le privilège de certaines catégories de cellules à l’exclusion des autres : des expériences de culture sur les tissus différenciés les plus divers d’un organisme élevé, il résulte que toutes les sortes d’éléments de soma sont cultivables. Cela revient à dire que le soma est immortel, à condition que ses cellules soient dissociées, qu’on les fasse vivre en dehors de la solidarité habituelle et normale qui les unit dans l’organisme vivant.

Dès lors la caducité de ce soma nous apparaît comme un effet secondaire, et en quelque sorte accidentel, du rassemblement des cellules somatiques en un tout fonctionnel, des rapports qui s’établissent entre elles à l’intérieur de ce tout et des actions réciproques qui s’ensuivent. On connaît déjà bien des exemples précis du rôle régulateur que tout tissu exerce à l’égard du développement et de la vie des tissus voisins. Peu importe ici le mécanisme, probablement à la fois humoral et nerveux, de ces interactions.

Ce qui paraît certain, c’est que pour les éléments du soma, le pouvoir essentiel d’immortalité se trouve inhibé dans l’organisme vivant, comme par une sorte de contrainte et de limitation rigoureuses que, dans cette société complexe et coordonnée, la collectivité fait tyranniquement peser sur chacun des individus. Voilà la théorie de la mort qu’autorise la science actuelle. Et cette mort du soma, résultat de la solidarité des éléments, a masqué longtemps, aux yeux des observateurs, l’immortalité potentielle et foncière de chacun de ces éléments.

La perpétuation des organismes par la génération agame

Pour mieux assurer sa propagation à la surface du globe et réaliser cette « éternité », dans laquelle Weismann reconnaissait un de ses traits essentiels, la vie a recours chez certains êtres à des modes de reproduction sans phénomènes sexuels, connus sous le nom de génération agame ( du grec a – gamos: ‘sans mariage’). Le plus fréquent chez les plantes relève de la scissiparité et met en jeu le pouvoir, très développé chez certaines espèces, de reconstituer leurs parties amputées ; c’est ainsi que nombre d’arbres, de plantes ornementales et d’autres végétaux se propagent indéfiniment par bouturage : le Safran (Crocus sativus), plante stérile du bassin méditerranéen, se reproduit uniquement par voie agame depuis 3700 ans (Cuénot). Le même mode de multiplication peut également remplacer la reproduction sexuée chez les Vers : Maupas (1919) a montré que certains Oligochètes (Dero, Naïs) pouvaient se multiplier pendant plusieurs années par voie agame ; Vandel (1921) a cultivé la Planaire Polycelis cornuta pendant 18 mois et obtenu 13 générations nées par scissiparité. Une régénération répétée permet au même organisme de survivre sans fin.

Chez les animaux inférieurs comme les Cœlentérés et chez ceux qui forment des colonies comme les Bryozoaires et les Tuniciers, le bourgeonnement consiste dans le développement d’un nouvel individu à partir d’un groupe restreint de cellules appartenant à l’organisme maternel : c’est une blastogenèse, aboutissant, par des voies souvent très différentes, au même but que l’embryogenèse.

Le phénomène a été étudié chez l’Hydre par Brien (1953) : à mesure que les bourgeons se détachent de l’individu-mère, ce biologiste les isole en cultures séparées et les voit bourgeonner successivement dans une longue série de générations agames, sans jamais passer par la phase sexuée; « non seulement la lignée d’Hydres se perpétue indéfiniment, mais l’individu Hydre est immortel » ; en effet « après émission de 702 bourgeons, l’Hydre souche est aussi jeune, aussi proliférante que le plus récent de ses descendants. » Au XVIIIe siècle, Tremblay (1744) avait déjà noté chez l’Hydre ce pouvoir de reproduction gemmipare.

Tout biologiste doit convenir avec Brien que « ces exemples de propagation asexuée nous montrent à l’évidence la pérennité » de l’organisme. Seule reste en suspens la question de savoir si l’on doit parler avec cet auteur de « pérennité somatique » ; car, pour lui, la multiplication agame est le fait du soma, et elle infirme la notion de la lignée germinale reproductrice immortelle.

Or tous les zoologistes et Brien lui-même admettent que le bourgeonnement a pour point de départ une « réserve embryonnaire », constituée, dans l’ectoderme de l’Hydre, par des cellules interstitielles, « proliférantes et totipotentes », capables à la fois de se différencier en tous les éléments du corps et de « devenir germinales » : qu’est-ce à dire sinon les définir très exactement comme des blastomères embryonnaires, restés inemployés lors de la formation de l’Hydre souche issue d’un œuf ? De sorte que la formation du bourgeon, utilisant cette réserve d’éléments où les potentialités germinales et somatiques sont encore totales et indifférenciées, représente une phase nouvelle et tardive d’ontogenèse capable de se répéter indéfiniment. Il est inexact de considérer la blastogenèse comme un acte reproducteur du soma : c’est une ontogenèse différée et qui peut se poursuivre sans fin, réalisant ainsi cette pérennité de l’organisme Hydre, que Brien lui-même a si bien mise en évidence : elle a naturellement pour condition indispensable la présence des cellules totipotentes de réserve : celles-ci détruites, l’Hydre « périclite et meurt après une dizaine de jours » (Brien et Van den Eeckhoudt, 1953)[10].

Les supports organiques de l’immortalité et la pérennité de la forme

À rassembler les faits précédents, il se révèle qu’à la tyrannie de la mort la vie résiste par un pouvoir d’immortalité, véritable vouloir-vivre, qui prend pour supports, suivant les cas, différents substrats organiques :

1° La lignée germinale, impersonnelle et continue, qui passe sans interruption, à travers les générations successives, chez les animaux les mieux individualisés, grâce à une ségrégation plus ou moins précoce au début du développement;

2° Les cellules des Protozoaires, que l’on peut considérer comme entièrement reproductrices, et dont les lignées offrent une continuité identique à celle de la lignée germinale des Métazoaires;

3° Les cellules du soma lui-même, dans les conditions très artificielles de la culture des tissus, où elles échappent aux influences, sans doute inhibitrices, qui règnent au sein des organismes complexes;

4° Les éléments encore indifférenciés et totipotents des « réserves embryonnaires », qui fournissent chez un grand nombre d’Invertébrés le matériel « destiné soit à suppléer les cellules somatiques déficientes, soit à assurer la continuité et la dissémination de la vie et de l’espèce par les bourgeons, c’est-à-dire par la reproduction asexuée » (Brien, 1931).

des éléments « essentiellement somatocytaires », sans s’apercevoir qu’il est contradictoire d’y voir en même temps des cellules « totipotentes », car le propre des éléments du soma est de n’avoir plus que des potentialités limitées, ou bien alors les mots même de soma et de réserve embryonnaire n’ont plus aucun sens; or, c’est Brien précisément qui a le plus contribué à fonder la juste notion de réserve embryonnaire chez les animaux bourgeonnants. On aurait aimé que la zoologie et la logique ne parussent point divorcer aussi complètement.

On peut remarquer, au surplus, que l’action mortelle des rayons X sur les cellules interstitielles (Brien et Van Den Eeckhoudt) accuse la nature germinale de ces dernières, les rayons X étant bien connus pour détruire sélectivement le germen dans les embryons ou les organismes adultes de toute nature.

Et ce mode d’ontogenèse prolongée est capable d’assurer aux organismes scissipares ou bourgeonnants, c’est-à-dire aux êtres que Driesch distinguait comme « formes à croissance ouverte », une pérennité indéfinie.

Mais ces divers exemples de pérennité laissent-ils distinguer ce qui, dans le vivant, est véritablement et proprement immortel ?

Point n’est besoin de méditations prolongées pour découvrir que dans notre conception des êtres vivants, il entre deux sortes de représentation distinctes, correspondant à la nature double de ces êtres : ils sont à la fois matière et forme ; par leur substance matérielle, ils plongent dans le monde de la quantité ; par leur substance formelle, ils échappent à la mesure et ne relèvent plus que d’une science de la qualité.

Reconnaissons que l’immortalité des vivants, c’est, d’une part, celle de leur substance matérielle, puisque les cellules, qui se multiplient et prolifèrent indéfiniment, propagent sans limites la matière vivante initiale de l’espèce ou de la culture, en augmentent même sans cesse le volume. Et puisque l’être vivant, quel qu’il soit, provient toujours d’un être vivant antérieur, on peut dire que son protoplasme est toujours la continuation du protoplasme d’un parent ; du point de vue purement matériel, toute génération d’un organisme n’est rien de plus qu’une continuation ; pourquoi lui applique-t-on alors le nom de reproduction ? C’est parce que l’être vivant nouveau reproduit la forme spécifique de son progéniteur, phénomène que l’on étudie plus spécialement sous le nom d‘hérédité. Quels que soient les éléments qui manifestent le pouvoir d’immortalité du vivant, la génération fait toujours réapparaître la forme caractéristique de l’espèce: espèce zoologique dans la reproduction sexuée ou agame, espèce cellulaire dans la multiplication des Protozoaires et des cellules en culture. Ce phénomène d’hérédité générale est si constant et d’apparence si banale que son caractère merveilleux échappe à la plupart des observateurs.

Ainsi l’immortalité des vivants ne consiste pas seulement dans leur persistance matérielle, mais dans leur pérennité en tant que supports d’une forme, et peu importe que cette forme soit actualisée en structures visibles, ou qu’elle soit encore à l’état de plan virtuel dans un œuf ou dans un bourgeon.

Il faut même ajouter : l’immortalité de la vie, c’est l’immortalité de la forme ou ce n’est rien. La matière de l’être vivant, elle, en tant que matière, ne saurait se détruire, pas plus que toute autre matière au monde.

Quand un animal est mort, la substance pondérale de son soma, les éléments chimiques dispersés de son cadavre, tout cela subsiste ; seule la forme du soma accompli s’est perdue. C’est la pérennité de sa forme qui fait avant tout, pour un être vivant, son immortalité ; c’est elle qui le place dans une position privilégiée au milieu de la nature brute.

La forme, privilège d’immortalité de la vie

Position privilégiée, disons-nous, et voici où nous apercevons un privilège. Les physiciens nous apprennent que les phénomènes de la nature brute marchent spontanément dans un sens déterminé : ils tendent sans cesse à abolir les différences existantes, différences de niveau, de pression, de potentiel ; la nature s’avance ainsi vers un état de nivellement, de dégradation et d’usure ; c’est sa façon de vieillir, et ce vieillissement, à la limite, aboutira à une véritable mort. On pourrait répéter des différenciations du monde brut ce que Ramond disait des parois du cirque de Gavarnie : « Périr est leur unique affaire! »

À cet écroulement incessant du monde brut s’oppose, en un saisissant contraste, la persistance de la nature vivante dans ses caractères de différenciation. Seuls les êtres animés ont le pouvoir de défendre et de maintenir, non seulement leur existence en tant que matière, mais leur forme et leurs caractères structuraux les plus compliqués. Ils échappent ainsi à la marche naturelle de l’univers vers l’homogénéité et la mort.

La même tendance de leur nature propre les met à l’abri de toute transformation inverse dans le sens d’une spécialisation ou différenciation plus parfaite ; elle les oppose aussi bien à toute innovation de forme, à toute « évolution créatrice », qu’à tout mouvement inverse de dédifférenciation, de dégradation et de mort. La vie est toujours conservatrice des formes.

Les analyses scientifiques ne font que retrouver sous des aspects divers le caractère singulier de ce pourvoir vital de persistance ; il se déduit comme un corollaire naturel de ce que Claude Bernard appelait les phénomènes de la création vitale.

Ceux-ci, disait-il, « n’ont pas d’analogues en dehors de l’organisme » : ce sont ceux de l’assimilation, et assimiler, adsimilare, c’est rendre des substances chimiques banales semblables à la matière vivante, c’est-à-dire les faire entrer dans telles formes et telles structures spécifiques. Quant à l’immortalité envisagée sous l’aspect de l’hérédité, l’embryologie causale s’applique à en découvrir les déterminations matérielles et trouve dans le rôle des substances ovulaires, et notamment dans la continuité du germen, l’explication naturelle d’une continuité de forme, qui, si elle ne s’appuie pas à quelque degré sur un legs matériel, ne peut apparaître que comme l’effet d’une magie. En tout cas, étudiée par le physiologiste ou par l’embryologiste, l’immortalité consiste toujours, en chaque espèce, à constituer, à transmettre, une forme impérissable ; celle-ci est à la fois le principe et la raison d’être de son privilège de perpétuité. cette dernière est à la fois le principe et la raison d’être du privilège de la perpétuité spécifique.

En dépit de son évidence frappante, cette perpétuité n’en est pas moins mise en doute par tout un système de pensée, qui, faisant de l’évolution une loi de la nature, règne d’une façon autoritaire sur la biologie moderne et se flatte même d’ « embrasser tout l’ensemble des conceptions humaines.» L’hérédité est-elle, ou non, un mécanisme de ressemblance ? Que valent les raisons dogmatiques au nom desquelles on nie la constance héréditaire des formes, pour leur attribuer un pouvoir de variation imaginaire ? Quel que soit le prestige de la théorie transformiste Ŕ ce prestige est immenseŔ il ne peut la soustraire à l’examen libre des faits et au contrôle de la logique: il faut laisser parler celle-ci et ceux-là, pour juger, en toute objectivité, de la valeur de l’évolutionnisme.

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SOCIÉTÉ

« Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant »

(P. Le Prévost)

Mammographies et cancers[11]

Sylvie Simon

Résumé : Le cancer est une maladie terrible, souvent fatale, mais de nombreuses rémissions sont observées lorsque le diagnostic est porté assez tôt. Il peut s’écouler de 8 à 10 ans entre le départ de la prolifération et le moment où elle est observée. De là l’idée d’une détection précoce du cancer du sein, l’un des plus fréquents.

Il semble toutefois que le protocole utilisé pour ce diagnostic puisse devenir lui-même la cause de cette maladie. Le stress émotionnel, les biopsies associées, les radiations émises pour la mammographie, la compression du sein associée à l’imagerie, sont autant de facteurs nocifs.

Si l’on ajoute à ces faits que le diagnostic est imparfait (un quart de cancers non détectés, un quart de cancers diagnostiqués à tort) et que les effets sont aggravés sur les femmes jeunes, on se demande si les campagnes médiatiques en faveur des mammographies ont bien pour objectif la santé publique.

À travers les médias[12], toutes les instances de santé incitent les femmes à faire, chaque année, une mammographie pour dépister précocement un cancer du sein. Mais personne ne signale à toutes celles qui vont leur obéir que ces examens ne sont pas sans risques.

Le 18 octobre 1995, le Dr Samuel Epstein, référence internationale et auteur de plus de 270 publications scientifiques, président de la Coalition pour la prévention du cancer, Médaille dřor de lřAcadémie de médecine Albert-Schweitzer, profitait dřune Journée nationale de mammographie organisée aux ÉtatsUnis pour dénoncer les dangers de cette pratique qui, pour lui, nřa pas fait la preuve de son utilité.

Il a insisté sur le fait que, lorsque le cancer du sein est ainsi détecté, il existe depuis au moins huit ans et a donc déjà touché les ganglions lymphatiques ou dřautres organes, particulièrement chez les femmes jeunes.

Dans son remarquable ouvrage The Politics of Cancer Revisited, paru en 1998 mais non encore traduit en français, il critique très largement le lobby du cancer et soutient que, chez les femmes en pré ménopause, un cancer détecté sur quatre nřest pas un vrai cancer, mais quřen revanche un cancer sur quatre nřest pas détecté.

Des cancers qui ne sont pas détectés

Il est loin dřêtre le seul dans son analyse et le NCI (National Cancer Institute) va plus loin en affirmant que ce chiffre sřélève à 40 % chez les femmes de 40 à 49 ans. LřInstitut a publié des statistiques qui montrent que, chez les femmes de moins de 35 ans, les mammographies peuvent provoquer 75 cancers pour 15 cancers correctement diagnostiqués.

Dans une étude publiée en 2005 par le New England Journal of Medicine, cřest 30 % des cancers chez les femmes de 40 ans qui ne sont pas détectés par les mammographies.

Le NIH (National Institute of Health) estime que ces examens occultent 10 % des tumeurs malignes chez les femmes de plus de 50 ans. À son tour, une étude suédoise, menée sur 60 000 femmes, a démontré que 70 % des tumeurs détectées par mammographie n’étaient pas des tumeurs. Or, outre le stress émotionnel causé par ces diagnostics erronés, ces femmes ont aussi subi des biopsies toujours dangereuses.

Des résultats qui génèrent une anxiété durable

Quant au Dr James Howenstine, médecin américain qui a trente-quatre ans de pratique privée et hospitalière, il signale que 10 % des femmes qui ont déjà un cancer du sein montreront une mammographie normale, ce qui leur fera perdre un temps précieux pour avoir un véritable diagnostic, alors que lřépidémie du cancer du sein gagne chaque jour du terrain. « Des campagnes massives encouragent les femmes à avoir une mammographie chaque année.

Ce rituel annuel génère des résultats faux positifs et faux négatifs qui mènent à des opérations inutiles, et une considérable anxiété chez les femmes incorrectement diagnostiquées. »

Enfin, le 8 janvier 2000, The Lancet publiait une étude danoise qui réduisait à néant lřespoir des cancérologues qui croyaient alors quřen dépistant plus précocement les cancers du sein par mammographie on réussirait à faire baisser leur incidence et leur mortalité. Le journal concluait quřen termes de mortalité une politique de dépistage du cancer du sein Ŗne serait pas justifiéeŗ.

La mortalité par cancer du sein a très peu diminué depuis vingt ans

Et en mars 2006, le mensuel La Recherche signalait à son tour, dans son numéro 395, que « la mortalité par cancer du sein a très peu diminué depuis vingt ans », alors que « les cas diagnostiqués, eux, explosent.» Le journal ajoutait que certains experts dénonçaient les effets pervers du dépistage qui « conduirait à détecter et à traiter des tumeurs mammaires qui n‟auraient pas mis la vie de la patiente en danger.»

Les mammographies augmenteraient les risques de cancer Ajoutées à une angoisse inutile, les mammographies répétées en période de pré ménopause augmentent les risques de cancer, dit le Dr Epstein.

« Des études récentes basées sur les dix dernières années indiquent une augmentation très nette des cancers quelques années après le début de ces examens fréquents, ce qui confirme la grande sensibilité des seins en pré ménopause et l‟effet carcinogène des radiations. » Le Dr Ken Walker, gynécologue à Toronto, mais aussi le plus célèbre des journalistes médicaux canadiens sous le pseudonyme du Dr Gifford-Jones, partage son avis : «Les femmes de 40 à 49 ans qui subissent régulièrement des mammographies sont deux fois plus susceptibles de mourir d‟un cancer trois ans plus tard que celles qui gardent leurs seins sous leurs chemisiers

Les diagnostics précoces sont des mensonges

Ce médecin diplômé dřHarvard estime lui aussi que les diagnostics précoces constituent un mensonge car « il faut huit ans pour qu‟une tumeur soit assez importante pour être décelée, ce qui laisse le temps aux cellules cancéreuses de se propager dans l‟organisme. Cela n‟est pas vraiment un diagnostic précoce.» À ses yeux, des milliers de femmes servent de cobayes depuis de nombreuses années, pendant que la médecine cherche de tous côtés les causes du cancer, des bactéries aux gènes, sans penser une seule seconde que lřun des principaux responsables est lřindustrie du cancer elle-même.

Les radiations sont dangereuses

Ces mammographies exposent les tissus sensibles du sein à des radiations dangereuses, alors que les spécialistes estiment quřil nřexiste pas de Ŗdose acceptableŗ de radiation. Pour le Pr Anthony Miller, de lřInstitut national du cancer de Toronto, l’ADN du sein est plus vulnérable aux doses réduites de radiation que les tissus thyroïdiens ou la moelle des os.

Dřaprès Diana Hunt, diplômée du centre médical dřUCLA, spécialiste des rayons X, « les radiations reçues par le sein au cours d’une seule mammographie correspondent à 11,9 fois la dose absorbée annuellement par le corps entier. »

Les erreurs sont courantes dans le dosage des radiations

La dose moyenne de rads reçus en mammographie pour deux images par sein est de 1 à 4 unités mais, dřaprès le Dr Epstein, la dose peut parfois être dix fois supérieure. Et Rosalie Bertell, lřune des autorités les plus respectées en ce qui concerne les dangers des radiations, affirme que chaque rad augmente de 1 % les risques de cancer du sein et correspond à une année de vieillissement.

Les mammographies sont pratiquées de plus en plus tôt En conséquence, si une femme commence à subir des mammographies annuelles dès lřâge de 55 ans, à 75 ans elle aura reçu 20 rads. Évidemment, ce pourcentage est proportionnel à lřâge du début des mammographies, ce qui est effarant à lřheure actuelle où elles sont pratiquées de plus en plus tôt. En comparaison, les femmes qui ont survécu aux bombardements de Hiroshima ou Nagasaki ont absorbé 35 rads. Bien quřune radiation massive soit plus dangereuse que de petites doses, il est important de savoir que les effets de ces petites doses sont cumulatifs.

Et plus les cellules du sein sont jeunes, plus leur ADN est endommagé par les radiations. En outre, ce risque est accru chez les femmes porteuses du gène A-T, soit environ 1,5 % des sujets. Le pourcentage peut sembler minime, mais on estime quřaux États-Unis environ 10 000 cancers par an sont dus aux mammographies chez les femmes porteuses de ce gène. Une seule mammographie augmente de 4 à 6 fois leur risque de cancer.

On constate une augmentation très nette des cancers du sein après les traitements par rayons de certaines maladies bénignes

Une étude, publiée le 20 octobre 1993 dans le journal du National Cancer Institute américain, montre une augmentation très nette du cancer du sein après les traitements par rayons de certaines maladies bénignes du sein chez les femmes âgées de plus de 40 ans au moment des premiers traitements.

Depuis lřintroduction des mammographies, lřincidence dřun certain carcinome du sein aurait augmenté de 328 %, et une étude du Canadian National Breast Cancer, qui date de 1992, a démontré une augmentation de 52 % de la mortalité par cancer du sein chez les jeunes femmes qui subissent des mammographies. En outre, les femmes enceintes exposées aux radiations mettent leur fœtus en danger avec des risques de leucémies ou de malformations, et les enfants exposés aux radiations peuvent à leur tour développer un cancer du sein à lřâge adulte.

Le Dr William John Gofirian, professeur émérite de biologie moléculaire et cellulaire à Berkeley et chargé de cours à lřécole de médecine de lřuniversité de Californie à San Francisco, spécialiste des effets biologiques des rayons X et des dangers nucléaires, lauréat du prix Nobel, estimait que 75 % des nouveaux cas de cancer étaient provoqués par les irradiations médicales comme les rayons X, scanners, mammographies, tomographies et fluoroscopies. Il leur imputait également la responsabilité de nombreux cas de maladies coronariennes.

Quelques mois avant sa mort en 2007 à 88 ans, le Dr Gofirian a publié une étude de 699 pages sous lřégide du Committee for Nuclear Responsibility qui conclut que les effets de ces appareils de détection, combinés avec une mauvaise

nourriture, le tabac et lřusage de la pilule, vont causer, aux ÉtatsUnis, 100 millions de décès prématurés durant la prochaine décennie.

Il considérait que les techniques de détection sont parfois nécessaires, mais uniquement dans certains cas où il est impossible de sřen passer. « Il n‟existe pas de dose saine. Un seul atome radioactif peut déclencher une mutation permanente dans des cellules génétiques », et ces accumulations peuvent provoquer un cancer entre cinq et cinquante ans plus tard.

La propagation des cellules par compression du sein

Dřautre part, nombre de cancérologues insistent sur le fait que la compression du sein durant lřexamen, surtout chez les femmes jeunes, peut permettre à un petit cancer non détectable de se propager. À son tour, le Pr Anthony Miller, qui met en garde les patientes contre le danger des radiations, précise également que des cellules cancéreuses risquent dřêtre écrasées et répandues dans le sang sous la pression des appareils de détection. Par ailleurs, il dénonce le danger des biopsies.

Le “marché” du cancer génère des profits financiers considérables

Deux cancérologues, le Dr John Diamond, membre du Royal Australian and New Zealand College of Psychiatry et ancien président de l’Académie internationale de médecine préventive, et le Dr Lee Cowden, de lřUniversité Saint-Louis du Missouri, résument identiquement le problème du cancer : « Le champ du cancer aux États-Unis est délimité par un monopole médical qui assure un flot constant de bénéfices pour les compagnies pharmaceutiques, les firmes de technologie médicale, les instituts de recherches et les agences gouvernementales telles que la FDA, le National Cancer Institute et l‟American Cancer Society

Nombre de cancérologues français partagent ces opinions, mais ne peuvent en parler à haute voix car, en France, il nřest pas permis de critiquer le système sans perdre sa situation.

Cependant, dans lřouvrage collectif Qui décide de notre santé ?, paru en 1998 sous la direction de Bernard Cassou et Michel Schiff, le Dr Jean-Claude Salomon, cancérologue, ancien directeur de recherche au CNRS, à présent membre du Conseil scientifique dřAttac-France, faisait remarquer que, si elle nřest pas accompagnée dřune baisse de la mortalité, lřaugmentation du pourcentage de survie à cinq ans nřest pas un indice de progrès.

Le Dr Salomon notait aussi que, si lřon comptabilise sans distinction les vrais cancers et des tumeurs qui nřauraient sans doute jamais provoqué de maladie cancéreuse, cela contribue à augmenter artificiellement le pourcentage des cancers Ŗguérisŗ. « Le diagnostic précoce n‟a souvent pour effet que d‟allonger la durée de la maladie avec son cortège d‟angoisse. Cela contredit bien des affirmations concernant les prétendues avancées thérapeutiques.»

Le cancer fait vivre davantage de gens qu’il n’en tue

Mais il ne faut pas perdre de vue que « le cancer fait vivre davantage de gens quřil nřen tue », comme lřont écrit les internes de Villejuif sur le mur de leur salle de garde, il y a quelque trente ans.

Le cancer représente un marché mondial inépuisable et en continuelle expansion. Dans ce domaine, le chômage nřest pas à craindre et tous les lobbies concernés se démènent pour accaparer ce marché, affolant les populations et les gouvernements, faisant fi de toute morale, de toute considération éthique, allant même jusquřà acculer à la mort des malades qui pourraient être soignés et guéris par des méthodes qui ne font pas partie de leurs

Ŗproduitsŗ, donc de leurs bénéfices.

Il est vrai que les laboratoires récoltent, chaque année, des centaines de milliards de dollars grâce au cancer ŕ et la Commission du cancer a souligné que le prix des médicaments anticancéreux avait augmenté de 500 % en dix ans ŕ, ce qui permet de se demander sřils ont tellement envie de tuer la poule aux œufs dřor que représente pour eux cette maladie.

Repassage des seins pour ne pas attirer les hommes

Car, si le cancer était vaincu demain, de quoi vivraient ces gigantesques entreprises dont le seul profit est la maladie?

La pratique de la mammographie nous rappelle le

Ŗrepassage des seinsŗ des adolescentes au Cameroun, pratique

3, qui consiste largement répandue dans ce pays dřAfrique centrale à écraser les seins des adolescentes dans le but dřéviter aux jeunes filles dřattirer trop tôt les hommes.

« Au-delà de la douleur et du traumatisme dus au

“repassage des seins”, certaines filles se sont retrouvées avec les seins totalement détruits », explique à lřIPS (Agence Inter Press Service) Marie-Claire Eteki, médecin au ministère de la Santé publique.

« Le repassage des seins occasionne de nombreuses souffrances et peut favoriser l‟apparition de certaines maladies, comme le cancer des seins, les kystes, la dépression. »

Bessem Ebanga, secrétaire exécutive du Renata, une association de filles-mères, veut faire interdire ce rituel abominable. « Les seins, c‟est un don de Dieu », dit-elle.

Puisquřil est largement prouvé que les mammographies, qui écrasent les seins comme ces pratiques barbares, sont non seulement inutiles mais dangereuses, allons-nous persister à imiter les habitudes arriérées du Cameroun alors que nous traitons ceux qui les emploient de Ŗsauvagesŗ? Quels sont les plus condamnables, ceux qui pèchent par ignorance ou ceux qui savent mais agissent par goût du profit?

Et que dire de nos instances qualifiées, bien à tort, Ŗde santéŗ, lorsquřelles persistent à croire ce que leur raconte leur seul Ŗinformateurŗ, le lobby pharmaceutique (Big Pharma), qui a pourtant largement prouvé quřil nřhésite pas à mentir pour préserver ses cotations en Bourse et a souvent été condamné pour de telles pratiques? À croire quřils sont incapables de lire les milliers de publications qui contredisent leurs Ŗinformationsŗ.

3 Ndlr. Et pas seulement au Cameroun!

Éthique et Économie1 P. Heinrich Pesch sj[13]

Résumé : L’éthique et l’économie ont le même objet matériel : toutes deux s’intéressent à l’activité humaine. Mais elles ne le font pas du même point de vue. L’économie s’intéresse à l’efficacité dans la production et la consommation des biens ; l’éthique à la qualification morale, bonne ou mauvaise, des actions. Il existe cependant une relation entre les deux, une nécessaire cohérence entre la pratique de la justice et de la charité dans une société et sa prospérité. Ce lien est appelé  »principe d’unité culturelle » par le P. Heinrich Pesch. Il subordonne la finalité de l’économie aux finalités plus hautes de la société politique et de la personne humaine. Or, l’individualisme régnant depuis plusieurs siècles, tant dans l’interprétation des Écritures que

1 Source: ch. X de Ethics and the National Economy (1988) traduit de Ethik und Volkswirtschaft (1917). Traduction française par Claude Eon.

Ce livre fut écrit par le P. Heinrich Pesch s.j. pour la « Commission pour la loi internationale chrétienne » fondée en 1917 par le « Comité du Travail pour la Défense des Intérêts allemands et catholiques dans la Guerre Mondiale ». Il s’agissait de propositions pour la reconstruction de la loi internationale et de la paix après la guerre.

dans la pensée juridique, a faussé, à la suite d’Adam Smith, le développement de la science économique en faisant de l’égoïsme une sorte de guide. Mais ce principe de (fausse) liberté absolue finira par détruire la « communauté » économique.

L’économie comme science ne perd-elle pas son autonomie s’il est reconnu que la loi morale a une influence décisive sur le développement de la doctrine économique ? Absolument pas ! Une discipline tire son autonomie comme science distincte du fait qu’elle a son propre objet formel. Ceci veut dire qu’elle traite son objet d’un point de vue différent de toute autre science, ex officio. Par exemple, la médecine s’occupe du même corps naturel que la chimie, mais elle le fait pour guérir alors que la chimie l’étudie et l’analyse seulement pour ses propriétés chimiques. Droit, éthique économie: tous, dans une large mesure, ont en commun le même objet matériel. Ce qui signifie que tous s’occupent de propriété, d’argent, de lettres de change, de sociétés, d’échange, d’achat, de crédit, etc. Cependant, chaque science ne s’intéresse qu’à des aspects totalement différents des mêmes faits et phénomènes.

Le droit s’occupe de réglementation légale et de conséquences juridiques, alors que l’économie s’intéresse à leur importance pour l’économie nationale et à leur impact sur celle-ci. L’éthique, pour sa part, s’occupe de ce qui est moralement bon, en d’autres mots, de savoir si les actes et transactions sont moralement bons ou mauvais. Ainsi l’économie a un objet formel différent de celui de la science morale. Ce n’est pas le rôle de l’économiste de définir ce qui est moralement bon ou répréhensible.

Utilisant la raison humaine comme mesure, il examine et évalue les activités et institutions économiques simplement par rapport à leur justesse économique, c’est-à-dire en termes de leur portée sur le bien-être matériel de la nation. Par conséquent, l’économie s’affirme par elle-même comme une discipline autonome, tout comme la science morale.

Les deux disciplines ont beaucoup à apprendre l’une de l’autre. Mais cela ne revient pas à dire que l’économie peut se couper de la loi morale, ni même en faire abstraction. Ce qui transgresse la loi morale ne pourra jamais, en aucun cas, être trouvé correct par la raison. Ce qui est immoral ne pourra jamais, in fine, être économiquement correct. Par conséquent, l’éthique sert de test pour évaluer la conformité des thèses économiques et apparaît comme une sorte de phare pour la recherche économique. Quiconque méconnaît ce phare finira naufragé dans l’immense océan de l’erreur.

Examinons maintenant plus en détail la relation entre l’éthique et l’économie.

  1. Toute recherche des causes, en économie, sera incomplète si elle ne prend pas en compte l’énorme importance de leurs dimensions éthiques. Nous savons par expérience que le bien-être matériel d’une nation est indéniablement conditionné par l’application pratique de la loi morale ou, en d’autres mots, par la mesure selon laquelle la morale s’applique à la vie nationale et économique.

Il peut bien arriver que, lorsque nous traitons exclusivement de la relation entre l’homme et les choses matérielles, comme dans des affaires de technologie et autres, le point de vue « purement économique » l’emporte. Cependant, les relations de personne à personne, de citoyen à État, de nation à nation, même lorsque ce sont des relations typiquement économiques, ne sont pas exclusivement des affaires d’utilité économique.

Il est à peine possible de contester le fait, spécialement du point de vue économique, qu’il y aura une énorme différence entre une société où la justice, l’honnêteté et la charité sont exercées en pratique, et une autre où règne la forme d’égoïsme la plus brutale.

Erwin Nasse, peu avant sa mort, m’écrivait: «Je suis plus que jamais convaincu que l’approfondissement et la réalisation des normes qui parlent à la conscience humaine sont beaucoup plus importants pour le progrès économique que ne le sont les institutions économiques.» Des trois facteurs de régulation dans la vie économique: l’État, les organisations professionnelles et la conscience de chaque individu, cet éminent économiste donnait la première place à la conscience humaine. Nous pouvons même dire, en ce qui concerne les deux autres facteurs, que si l’ordre politique et social n’est pas établi sur la base des consciences des citoyens, alors l’ordre économique aussi sera privé de tout fondement solide.

  1. L’économiste ne peut pas aller contre les exigences de la loi morale donnée par Dieu lorsqu’il parle en tant qu’économiste. Une telle contradiction ne nierait pas seulement l’application universelle des lois morales ainsi que leur validité pour la vie économique, elle méconnaîtrait aussi la relation véritable entre les buts purement temporels et les finalités principales de l’existence humaine. En outre, elle dépouillerait l’économie de sa nature de science authentiquement culturelle. L’économiste ne peut pas concevoir son objet formel Ŕ le bien-être matériel de la nation Ŕ autrement qu’en tenant compte de son lien étroit avec la culture humaine en général. Par conséquent, lorsqu’il étudie la manière dont les gens gèrent les biens matériels, il ne doit pas perdre de vue l’unité intrinsèque liant ensemble tous les éléments de la culture humaine, et prendre en compte également les biens d’ ordre supérieur, les buts plus élevés que les gens se donnent dans la vie, la pleine dignité de l’homme, aussi bien que la prospérité complète des individus, des familles et de tous les sujets de l’État.

En d’autres termes, il ne peut pas chercher à promouvoir le progrès économique aux dépens du progrès de l’authentique culture humaine et nationale, ni aux dépens du bien-être national dans son ensemble.

Pour faire comprendre ce point, nous pouvons parler d’une « loi » ou d’un « principe d’unité culturelle » comme une sorte de principe rationnel exprimant l’étroite relation et cohésion entre les sphères supérieures et inférieures de l’activité humaine et sociale. Toute économie, par conséquent, qui ne nie pas cette unité culturelle, arrive obligatoirement à ses propres principes par le processus logique inévitable définissant son objet en conformité avec l’ordre moral et en termes de sa subordination à la loi morale. Ainsi, en développant ses doctrines, si importantes pour le comportement pratique des dirigeants et des citoyens, elle ne peut manquer d’accorder reconnaissance et respect à l’autorité souveraine de la plus haute de toutes les lois qui s’applique partout.

  1. Puisqu’ elle est une science sociale, l’économie tire de la philosophie sociale les concepts dont elle a besoin pour construire un système. Par système nous entendons la représentation correcte de l’unité et de la finalité de l’économie quant à sa relation à la finalité de la société politique. L’éthique élève cette finalité au niveau de l’obligation morale et lui donne le genre de stabilité que cette finalité, si elle était restée un pur postulat scientifique, n’aurait jamais acquise. Cette situation, accompagnée d’une appréciation plus profonde de l’unité de la culture humaine, protège le penseur économiste cohérent contre la tentation de rejeter radicalement les considérations humaines et sociales faisant partie de l’éthique, ce qui pourrait arriver quand, découragé, il observe et décrit ce qui se passe dans la vie économique de tous les jours. Elle le protège également contre ce genre d’exagération qu’est la maximisation matérielle absolue dans la production et l’accumulation de richesses, si répandue de nos jours. Elle lui permet aussi de peser correctement les choix relatifs optimaux en respectant le tout de la personne humaine, de la nation, de l’État et de l’humanité.

De cette manière, on est aussi capable de mieux apprécier le fait que la vie économique est exercée non seulement pour les gens, mais aussi avec les gens, et que le développement matériel ne doit pas être accompli en gaspillant les ‘ressources humaines’ Ŕ en d’autres mots, par une cruelle élimination impliquant la destruction des faibles Ŕ ni en sacrifiant les réalisations culturelles plus élevées. En suivant cette voie, se développe une perspective « sociale » s’exprimant dans des règles de politique économique, comme, par exemple, dans les questions concernant les classes moyennes. Du coup, la solution pour harmoniser les conflits surgissant entre intérêts particuliers et intérêts supérieurs de la communauté politique, sera grandement facilitée. Il ne fera alors plus aucun doute que le bien-être matériel de la nation découlera de la juste fixation des prix, des revenus et de la distribution des richesses, ce que demande précisément l’éthique. Finalement, de cette manière nous arriverons à reconnaître le respect que l’économiste se devrait de témoigner envers la religiosité et la morale concrètes. Certes, l’économiste agit en accord avec son propre objet formel. Il évalue les actes économiques d’après ce qui devrait être en économie, c’est-à-dire uniquement par référence à la tâche de l’économie nationale, et non pas d’après l’aspect moral ou par rapport au but ultime de la vie humaine. Cependant, il ne doit jamais nier ni perdre de vue l’importance et la validité que ces matières relevant d’un ordre supérieur des choses ont dans son domaine. Il les respecte et prend soin de ne pas les violer.

Ce fut le destin malheureux de la science économique que ses premiers essais, traitant les questions économiques de façon systématique, furent faits à une époque où le savoir des siècles antérieurs avait, dans une large mesure, perdu son influence.

Au sommet du royaume de la culture, je veux parler de la religion, le principe individualiste du libre examen était devenu courant. Finalement, chacun piochait dans les Saintes Écritures ce qui lui convenait et paraissait être bon pour lui.

La philosophie aussi se détacha de la tradition des siècles passés. Chaque auteur se mit à développer son propre système. En fin de compte la notion de professeur, selon la définition attribuée à Brentano devint réalité: ‘un professeur est une personne qui est d’une opinion différente’. La pensée juridique devint aussi la proie de l’individualisme. L’État fut supposé être né d’un contrat social. Alors que l’ère chrétienne adhérait à la conviction que la foi et la raison ne peuvent jamais se contredire, le genre de rationalisme alors en vigueur ne voulut plus accepter la Révélation comme garantie de vérité. La connaissance provenant de la raison s’éleva fièrement au-dessus de la foi et en opposition avec elle. Toute connaissance religieuse fut soumise au test de la raison humaine.

Il n’est pas étonnant que dans une telle ambiance l’économie ait aussi grandement souffert de l’absence d’une Weltanschauung métaphysique et éthique ferme et solidement fondée, en d’autres mots, de l’absence d’une saine philosophie. Dans cette conception du monde naturaliste et matérialiste de plus en plus répandue, il manquait une mesure de valeur plus élevée. À la place de la personne humaine libre, réfléchie, moralement responsable, on trouvait un mécanisme naturel dont le but était défini selon un critère utilitaire. En vérité, ce qui émergeait était un genre de vie adapté à « l’instinct de conservation et à l’épanouissement selon un maximum de plaisir et un minimum de peine. » La conception mécanique de la nature humaine par opposition à la conception théologique, la limitation positiviste de notre connaissance aux faits empiriques et positifs, la notion d’évolution géologique, la lutte pour la vie et la survie du plus apte comme principe de progrès, le rejet de toute validité objective de la vérité et des valeurs morales, l’interprétation matérialiste de l’histoire avec son explication économique du développement, le faux idéalisme de la philosophie de Hegel, du kantisme et du plus récent criticisme Ŕ bref, tout ce qui était destiné à faire dérailler l’intelligence humaine et à conduire à une recherche plus ou moins indéfendable dans des systèmes philosophiques et des « petits systèmes »Ŕ tout cela a retardé et embrouillé le développement de la science économique jusqu’à nos jours. Depuis son origine, ce développement a été victime du principe rationalisteindividualiste.

Ainsi, « l’ordre naturel », tel que le comprenaient les Physiocrates, demandait une situation où tout individu, à qui était accordé la liberté la plus complète et la mise en œuvre de toutes ses capacités ainsi que le droit d’exploiter sans restriction les ressources mises à sa disposition par les circonstances concrètes, pouvait appliquer pleinement son droit « naturel » à la propriété privée et acquérir une propriété selon son intérêt propre dans la société. François Quesnay disait que le commerce intérieur et extérieur le plus sûr, le plus conforme et avantageux, était celui qui permettait la pleine liberté de concurrence: La concurrence libre est immense! En recherchant ce qui est dans son propre intérêt, chacun sera « automatiquement » conduit à poursuivre la voie qui assurera le plus grand profit à la communauté tout entière. Que l’État cesse donc de s’occuper de la vie économique! Laissez faire, telle devrait être la devise de toute puissance publique depuis que le monde est civilisé, comme l’exprimait Vincent de Gournay. Et Turgot voyait dans ces doctrines individualistes rien de moins que « les maximes de la saine raison humaine. » Les références occasionnelles du système physiocratique au principe qu’on ne doit pas nuire à autrui n’étaient que de faibles réminiscences de la morale chrétienne et n’avaient qu’une signification décorative.

Adam Smith (1723-1790) n’était pas un matérialiste. Il s’associa aux Physiocrates et aux Encyclopédistes et adopta certaines de leurs vues, mais pas toutes.

On décèle chez lui un déiste naturaliste. Sa démarche était très empreinte du scepticisme et de l’empirisme de David Hume qui était hostile à la métaphysique. Dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), Smith essaie de présenter un genre descriptif, empirique, d’éthique.

Il nous y explique que la nature, dans une large mesure, nous guide directement par nos instincts innés, donnés par Dieu pour nous acheminer vers notre grande « ultime destinée de nature », le bonheur humain. Dans la vie économique ce sont l’instinct, les passions égoïstes qui l’emportent. À notre objection que le déchaînement de l’égoïsme pourrait facilement aboutir à exclure la plupart des gens du partage des biens terrestres, Adam Smith répond qu’il n’en n’est rien. Au contraire, pour lui ce sont justement les instincts égoïstes, si on leur permet d’agir sans entrave, qui assureront la meilleure distribution des biens. Cette vue optimiste de l’économiste écossais provient de sa Weltanschauung naturaliste-déiste: Dieu a arrangé l’incommensurable totalité du monde de telle sorte que la plus grande somme possible de bonheur sera obtenue par le libre jeu des forces naturelles. Ceci conduit nécessairement à une situation où l’intervention de l’État, particulièrement dans la vie économique, est rejetée car malsaine. Même la sagesse des plus grands hommes d’État ne fait pas le poids contre l’infinie sagesse de Dieu s’exprimant à travers les envies instinctives naturelles. Bref, le libre exercice de l’égoïsme Ŕ autodétermination économique, sans entrave, individuelle Ŕ constitue la seule base sûre pour la prospérité matérielle de la nation. Voilà le thème sous-jacent à la Théorie des sentiments moraux et qui domine aussi dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

Nous trouvons là, dans ce livre, que maintes et maintes fois « le cours naturel des choses » est accolé à la limitation de la liberté par des forces sociales telles que l’État et autres personnes morales.

Il peut y avoir des exceptions, car l’État n’est pas toujours capable de rester complètement passif dans la vie économique. Mais cela ne modifie en rien le principe directeur inhérent à la conception individualiste: « l’intérêt propre des individus est le compas le plus sûr dans la mer de la vie économique. » (Jacques Wolff).

On peut trouver dans les textes d’Adam Smith des formules sympathiques sur la justice, le bien commun et autres sujets. Ces expressions occasionnelles indiquent des intentions honorables. Loin de nous de mettre en doute les motifs personnels de ce philosophe. Mais cela ne change rien au fait que sa doctrine économique, malgré les autres mérites qu’elle peut avoir par ailleurs, découle d’un principe individualiste faux et même d’une conception pervertie et déformée de l’individu. C’est le genre d’individu qui voudrait n’être guidé que par ses instincts égoïstes, sans égard pour les facteurs qui sont, en fait, nos véritables guides: la raison et la conscience. Et c’est le genre d’individu qui insisterait pour une totale liberté d’agir de cette manière. Certes, Adam Smith n’a pas proclamé la complète indépendance de l’économie par rapport à toute éthique. Cependant, en réalité, il l’a émancipée de toute éthique raisonnable et chrétienne qu’il a remplacée par un fondement basé sur sa philosophie morale empirique, ce qui était donc scientifiquement sans valeur, totalement défectueux, et gros de dangers pour le développement ultérieur de la science économique.

Nous retrouvons ces théories de Smith, poussées à leurs conclusions logiques extrêmes et matérialistes, spécialement dans le libéralisme de Manchester et dans la doctrine proposant que les « lois naturelles » gouvernent la vie économique.

C’est un fait que les instincts égoïstes sont simplement des forces naturelles. Il n’était donc pas difficile de tomber dans le piège consistant à les considérer comme une mise en œuvre de la « loi naturelle. »

L’homme qui nous est présenté sous la forme d’un homo œconomicus arbitrairement inventé, est essentiellement esclave puisqu’il est conduit par des instincts reflétant l’action de la loi naturelle en lui-même, tandis qu’il est censé demeurer libre et sans contrainte de tout pouvoir social et politique extérieur.

Dès lors, dans la mesure où un tel point de vue est incompatible avec celui qui tient l’homme pour un être libre et rationnel, il sera également défaillant pour apprécier correctement la vie sociale ou les obligations morales faisant partie de la vie sociale. Les « lois » économiques ne peuvent, en fait, découler que d’un concept authentique de l’homme et de la société. Mais pour une telle appréciation, nous sommes nécessairement ramenés dans les sphères spirituelle et morale.

Il est rassurant de trouver des économistes matérialistes encore capables d’admettre que l’économie « fait abstraction » de l’éthique seulement en théorie. En pratique, selon eux, la science économique pourrait encore fonctionner « moralement. » Voilà une « abstraction » intéressante; c’est comme si on pouvait étudier l’homme en faisant  »abstraction » de sa tête ! Et quelle place serait encore laissée à l’éthique si les instincts, agissant comme « lois naturelles », gouvernaient toutes les activités humaines ?

Dans la sphère de la sociologie darwinienne, la notion individualiste de liberté apparaît dans l’œuvre d’Herbert Spencer (1820-1903). L’idée d’une évolution continue du monde domine chez ce philosophe anglais. Ceci inclut la thèse que les gens efficaces sont assurés des gains qui proviennent de leur plus grande efficacité, alors que les inefficaces n’échapperont pas aux conséquences de leur manque d’efficience.

Ce sont ces lois fondamentales de la biologie, compétition et sélection, qui règnent même dans le gouvernement des peuples, et par là dans le domaine de la vie économique.

Le problème n’est pas de savoir comment protéger et renforcer le faible, mais comment assurer la victoire du fort et la suppression du faible Ŕ une philosophie non déguisée de la force brute ! Mais c’est le coût inévitable du progrès… Si l’État intervient dans ce processus pour aider les personnes plus faibles, en restreignant la liberté de ceux qui sont économiquement plus efficients, il violera de ce fait les « lois » biologiques de la nature.

L’industrialisation universelle du monde est le seul but légitime de cette Weltanschauung biologico-évolutionniste et positiviste. Si par là le développement économique entre en conflit avec les lois morales chrétiennes traditionnelles, ce n’est pas plus important que cela ne l’était pour les économistes plaçant l’activité économique sous le règne de la « loi naturelle » agissant à travers les instincts. Ce dont nous avons besoin, ce sont des « lois » parce que toutes les sciences ont des « lois »; mais épargnez-nous la loi morale! Ayez des rapports avec la science naturelle, la biologie et aussi, plus récemment, avec la psychologie; mais quoi que vous fassiez, n’ayez rien à voir avec l’éthique chrétienne et la science morale!

« Un petit peu plus de sauce éthique », comme le dit si élégamment le philosophe anglais Henry Sidwick, peut vous être permise, mais ne laissez pas les principes moraux exercer quelque influence décisive, parce que la morale est un « élément étranger »; elle est comme de la rouille pour l’économie. En d’autres termes, elle perd sa valeur et sa validité pour autant qu’elle est prise, elle aussi, dans le processus évolutionniste, et devient une chose changeante à inclure parmi ces réalités qui sont déjà le résultat de la lutte en cours pour l’existence.

La liberté Ŕ le grand mot d’ordre du XIXème siècle Ŕ, au lieu d’être considérée comme le problème et la finalité (telos) de toute société (et il faudrait alors se demander comment régler les relations sociales et économiques afin que tous les citoyens, et pas seulement les puissants, soient vraiment libres), fut prise également pour devise par l’école allemande de la libre entreprise.

En fait, la liberté individualiste est devenue son principe directeur universel pour garantir les intérêts de l’individu, exactement comme les économies libérales anglaises et françaises la comprenaient. On avait simplement à permettre aux individus d’exercer leur liberté naturelle et de poursuivre leurs intérêts propres sans restriction. Ainsi les nations maximiseraient-elles leur bien-être. Ce n’était pas la liberté dans l’État, mais la liberté sans l’État.

En principe, cela représentait l’indépendance presque absolue de l’individu, bien qu’une telle indépendance ne put se réaliser effectivement en aucun lieu ni aucun temps. Cependant, on insistait sur la libre entreprise en tout objet, à l’exclusion des organisations professionnelles ou des personnes morales obligatoires. On demandait de libres contrats de travail, la liberté de gérer sa propre affaire sans aucune contrainte, l’universelle liberté d’accès signifiant que chacun pouvait travailler et vivre où bon lui semblait. Il devait aussi y avoir liberté d’être propriétaire, y compris du foncier. Toute propriété devait rester ‘liquide’, c’est-àdire que toutes les restrictions de vente, d’héritage, de division, d’hypothèque devaient être éliminées et évitées pour l’avenir. Qu’il y ait libre concurrence pour la production, pour l’achat et la vente sur le marché, dans le jeu de l’offre et de la demande et dans la formation du prix! Ayons la liberté des contrats pour demander des intérêts ainsi que pour les transactions sur le marché financier, pour la gestion des sociétés par actions, des syndicats, etc.! Telle est « l’organisation » économique bien comprise préconisée par le libéralisme individualiste.

Dans un tel processus, l’agent économique sera dépouillé de son rôle de citoyen. Pire encore, il ne sera plus ni une personne morale, ni une personne moralement responsable dotée de raison.

Maintenant [en 1917], c’est précisément le moment où nous entendons de nouveau des voix réclamer la liberté économique. Il y a beaucoup d’irritation contre la pression des mesures étatiques obligatoires dans l’économie, surtout chez les hommes d’affaires, tout comme les privilèges mercantilistes étaient autrefois considérés comme des fléaux parmi certains marchands. Nous aussi demandons une plus grande liberté économique pour l’avenir. Cependant, nous ne devons pas permettre à cette économie, rendue plus libre, de redevenir la vieille économie de libre entreprise. Nous ne devons pas nous laisser balloter d’un extrême à l’autre.

L’ordre, non la liberté, est le principe suprême et la meilleure garantie du juste degré de liberté. Vu la grande importance de cette question, nous voudrions ajouter quelques observations.

Le « système » fondé sur la théorie de la libre entreprise, dans sa forme ancienne ou récente, a été appelé simplement le « système de libre concurrence. » On a tenté de faire de cette libre concurrence le principe régulateur de la production et de l’échange. L’ensemble du « système » repose sur trois facteurs dont chacun d’eux a lui-même besoin d’une réglementation. Et même pris ensemble, leur somme ne constitue pas un « principe de régulation. » Ces trois facteurs sont: l’intérêt personnel, la liberté et la concurrence. Avons-nous encore besoin d’une preuve que l’intérêt personnel, c’est-à-dire la poussée de l’instinct, nécessite une régulation ? Et que le genre de liberté du laissez-faire finit trop souvent par être diamétralement opposé à l’ordre et à la réglementation?

Le troisième facteur, la concurrence, peut en fait agir de façon constructive s’il s’agit d’une rivalité réglementée qui réussit à assurer la qualité tout en offrant une bonne marchandise à un prix raisonnable. Cependant la concurrence n’est pas un « principe » mais seulement un fait, un évènement, un genre de conduite ayant lui-même besoin d’une réglementation.

Et si celle-ci fait défaut, la « libre concurrence » Ŕ notez bien que par là nous entendons une libre concurrence absolue Ŕ deviendra un danger pour l’économie nationale. Elle supprimera la classe moyenne. Les travailleurs, se faisant mutuellement concurrence, deviendront les victimes de l’esclavage du salaire; et les employeurs eux-mêmes devront chercher refuge dans les cartels. Les consommateurs finiront par se voir offrir sur le marché des produits dangereux pour leur santé, dépourvus de valeur esthétique, de qualité médiocre et superficiels.

Sous le règne d’une telle libre concurrence absolue, qui donc se souciera de moralité s’il peut réussir à gagner un thaler de plus en vendant, par exemple, de la littérature immorale, des photos obscènes ou des contraceptifs ? Demandez à n’importe quel directeur de théâtre qui montre des cochonneries pourquoi il le fait, et il répondra que la concurrence l’y oblige.

Non, la « libre concurrence », telle qu’elle est comprise dans le cadre du système de la libre entreprise, n’est pas un « principe régulateur » de l’économie nationale. On nous répète sans arrêt que la libre concurrence force les prix à baisser jusqu’à leur coût de production, dès lors nous perdons de vue que la libre concurrence absolue n’est pas nécessaire pour arriver à ce résultat. En outre, dans une économie bien réglementée, il existe d’autres méthodes, et bien meilleures, pour garantir des produits authentiques et de bonne qualité. De plus, non seulement le système de libre concurrence, par lui-même, n’offre pas de principe régulateur, mais il prive la vie économique de réels régulateurs bona fide.

L’économie nationale, dans le cadre de la théorie de la libre entreprise individualiste, ne possède qu’un seul organe, un seul point de ralliement: le marché. Toutes les autres liaisons ne sont que des arrangements inventés par les individus pour que chacun puisse se débrouiller à tirer profit du marché.

Le fait que tout le monde ait la même envie de faire un profit, que tous les gens opèrent dans les mêmes conditions et qu’ils fassent tous essentiellement la même chose, représente une sorte de concurrence dans ce qu’ils font. Mais cela n’en fait pas une activité commune. En fait, aucune communauté n’émerge du marché. Ce que vous y trouvez n’est que calcul et dispute. La « communauté » économique nationale, comme telle, se réduit alors à une association de marchés. Comme nous l’avons dit, elle n’a plus en commun d’autre institution que le marché lui-même. Elle n’a pas non plus à protéger quoi que ce soit en dehors de la liberté d’accès au marché, car tout y est la propriété privée de quelque individu.

Dans ce schéma, la liberté pour chacun de se procurer son propre bien-être selon ses capacités est également le meilleur moyen d’assurer le bien-être général, qui n’est que la somme des bien-être individuels. Chacun connaît le moyen d’obtenir son propre bien-être mieux que ne le sauront jamais les autres; et toute personne comprend cela mieux qu’elle ne comprend toute autre chose. Désirant jouir sans limite de ce qu’elle a acquis, et craignant d’en être privée, chaque personne a la plus forte motivation possible à utiliser son énergie et ses ressources de la manière la plus efficace possible. Affaiblir ce désir ou réduire ce besoin rendrait les gens incapables d’accomplir tout ce qu’ils sont culturellement capables de faire. Liberté et spontanéité s’avèrent donc être, semble-t-il, les deux seuls principes efficaces pour réguler l’économie d’une nation.

Voilà ce que dit l »’évangile » de l’économie de la libre entreprise, d’après les paroles du fondateur du « Parti Allemand du Libre Échange », John Prince-Smith (1809-1874).

Il n’y a plus de place ici pour l’activité régulatrice des corps professionnels et l’État n’est là que pour empêcher les atteintes à la liberté des membres de la libre entreprise; il n’a plus qu’une seule tâche, comme le dit Prince-Smith: assurer la sécurité.

Si nous procédons à l’élimination de toutes les valeurs éthiques et des différents pouvoirs, si, comme force directrice de l’économie, nous installons à leur place l’instinct purement naturel d’amour de soi-même, et si, faisant un pas de plus, nous exigeons la liberté complète pour cette force dans la recherche du profit individuel, alors nous ne devrions pas être surpris des conséquences. Un système qui s’appuie sur des principes faux Ŕ comme le fait le système de libre entreprise Ŕ et qui de plus est contradictoire, ne peut qu’aboutir à des conséquences absurdes lorsqu’il est mis en œuvre. Et quelles sont ces absurdes conséquences ? Deux mots les résument: capitalisme et socialisme.

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Maurice Allais avait prévu la crise économique (2ème partie)

Philippe Bourcier de Carbon (X61)[14]

Résumé : Dans Le Cep n° 47, l’auteur avait présenté l’œuvre économique de M. Allais, le seul Prix Nobel français d’Économie, qui a prévu depuis plus de trente ans la situation incontrôlable où mène une bulle de monnaie virtuelle sans lien avec l’économie réelle. Il en vient ici à la critique du mécanisme de création de la monnaie, matière d’un ouvrage publié en 1977 : L’impôt sur le capital et la réforme monétaire. M. Allais n’hésite pas à comparer le système bancaire à une association de faux-monnayeurs, la seule différence étant que les banques rendent par ailleurs des services aux agents économiques. La solution proposée consiste à restituer à l’État son droit « régalien » de battre monnaie, les banques se bornant à prêter l’argent qu’elles possèdent ou qu’elles se procurent auprès de leurs déposants ou auprès d’une institution étatique spécialisée. Une telle réforme, marquée au coin du bon sens, constituerait une véritable révolution, puisqu’elle reviendrait à tarir la source du pouvoir réel agissant dans nos sociétés.

Les conséquences pratiques de l’œuvre économique de Maurice Allais

Cependant, Maurice Allais n’est pas seulement un puissant théoricien ; loin de se cantonner à ce rôle aseptisé, il a su aussi dégager avec une rigueur tranquille les conséquences politiques et sociales de ses apports à la Science économique.

Mais c’est là le péché capital qui lui vaudra les oppositions les plus sournoises et les plus résolues, et qui aurait bien failli lui coûter un Nobel plusieurs fois mérité.

Accueilli par un silence véritablement obscène Ŕ c’est le seul mot qui puisse convenir Ŕ de la presse française, son grand livre à propos de L’impôt sur le capital et la réforme monétaire, paru chez Hermann en 1977 et préfacé par Raymond Aron, expose en 400 pages, rédigées dans une langue accessible aux non initiés, les mécanismes de la création des faux droits de pouvoir d’achat ex nihilo qui résultent de l’organisation du crédit dans nos sociétés dites « démocratiques », instituant en réalité des privilèges formidables, d’autant plus puissants qu’ils sont mieux masqués et totalement ignorés des opinions publiques.

Brisant délibérément toute langue de bois, ce livre capital dissèque dans une première partie les iniquités et les nuisances économiques du système fiscal français, en même temps qu’il énonce les principes de la fiscalité d’une société réellement libre et économiquement efficace, non seulement pour révéler sans concession au grand public, dans une seconde partie, les sophismes sur lesquels reposent les institutions monétaires et financières de nos sociétés, mais aussi pour énoncer avec rigueur les principes de leur assainissement. On peut dire, encore à ce jour, que ce livre n’a pas d’équivalent ; c’est souligner son importance majeure. On saluera aussi le courage déterminé de son auteur en observant que cette publication intervint au moment où le Président de la République et la presse de l’époque s’employaient à convaincre l’opinion publique que la nouvelle taxation des plus-values apportait plus de justice sociale!

Quelques titres et sous-titres extraits de la Table des matières convaincront le lecteur de la nécessité de lire cet ouvrage explosif :

-principes généraux de la fiscalité d’une société libre

(…Principe individualiste,.. de non-discrimination,.. d’impersonnalité,…de neutralité,… de légitimité,…de nonarbitraire,…).

-incohérence, arbitraire et iniquité de la fiscalité française (La pénalisation des activités créatrices et la non-taxation des revenus non gagnés…).

-la protestation séculaire contre les revenus non gagnés.

-les revenus dynamiques.

-les rentes monopolistiques (Les profits correspondant à l’accroissement de la masse monétaire, les rentes résultant de la politique des transferts…).

-la détermination des salaires et des rémunérations. Pénalisations indues et revenus non-gagnés.

-la nécessaire réforme de la fiscalité : le remplacement des impôts directs par l’impôt sur le capital (L’impôt sur le capital et ses modalités d’application…La structure tripolaire de la fiscalité proposée…Ressources provenant de la création monétaire)

-la distribution de faux droits et la réforme monétaire (L’imposition des plus-values : une nouvelle source d’iniquités).

-la destruction de la société libérale.

-la création des faux droits (Faux droits et « miracles » du crédit… Facteurs du chômage… Le mécanisme du crédit et la création de faux droits par une association de faux-monnayeurs,… L’incohérence de la Loi relativement à la création de monnaie… L’apologue des deux marchands de clous de Nuremberg).

-les faux-monnayeurs (L’organisation actuelle du crédit et son origine historique. Le premier processus de formation du mécanisme du crédit : le prêt de sommes dont la banque n’a pas la propriété. Le second processus de formation du mécanisme du crédit : le prêt de sommes que la banque ne détient pas. Création de monnaie et création de pouvoir d’achat par le mécanisme du crédit. La création de faux droits par le mécanisme du crédit. Les faux-monnayeurs. Épargne vraie et création de pouvoir d’achat ex nihilo. Mécanisme du crédit et opinion publique. L’apologue des faux-monnayeurs. La régression de la pensée dans le domaine de l’analyse monétaire).

-la nécessaire réforme du crédit et de l’indexation.

-le retour à l’État du privilège exclusif de la création monétaire (Le plan de couverture intégrale des dépôts. La création de monnaie de base,…).

-l’indexation de tous les engagements sur l’avenir, condition d’assainissement de l’économie française (Le système français d’indexations partielles des ordonnances du 30 décembre 1958 et du 4 février 1959. La spoliation des épargnants…).

-la pseudo-réforme de l’imposition des plus-values (La fiscalité, l’égalitarisme et la démagogie,… Les injustices sociales, les plus-values et l’égarement de l’opinion).

-la loi sur l’imposition des plus-values, iniquités et mystifications (…La discrimination entre les citoyens,.. Mythologie et réalité).

À la lecture de ces extraits du Sommaire, on aura compris en quoi ce livre est terriblement gênant. Et l’on mesurera mieux, grâce à L’apologue des faux-monnayeurs que Maurice Allais présente dans son livre (pp. 187-189), le danger que cet ouvrage constitue pour les réels pouvoirs qui se concentrent sans contrôle dans nos sociétés, à l’abri des verbiages et des simulacres « démocratiques », destinés à mieux égarer l’opinion publique en la détournant des réalités :

«Certains esprits, écrit Allais, ont été quelque peu surpris du parallèle que j’ai établi depuis une dizaine d’années entre le mécanisme du crédit et l’activité d’une association de faux-monnayeurs. Le mécanisme du crédit étant extrêmement complexe, il ne me paraît pas inutile de présenter quelques commentaires supplémentaires sur cet apologue.

« Premier cas : les faux billets sont dépensés » :

Considérons tout d’abord une association de faux-

monnayeurs (A) qui fabriquerait chaque mois 1 milliard de faux billets et qui les écoulerait sur le marché en se procurant différents biens. Il est clair qu’à la création de ce pouvoir d’achat ex nihilo correspondrait une spoliation de l’ensemble des consommateurs pour un montant égal. Cette spoliation se réaliserait par la hausse des prix qui en résulterait.

Ce mécanisme est tout à fait analogue à celui qui résulte de l’augmentation du nombre des billets par l’État par l’intermédiaire de la Banque de France, et l’utilisation de ces billets pour financer les dépenses accrues de l’État, et l’opinion publique réalise parfaitement que par cette émission l’État peut réaliser un prélèvement sur la production nationale et que ce prélèvement, dès qu’il est notable, est accompagné d’une hausse des prix.

« Deuxième cas : les faux billets sont prêtés au public » :

Considérons maintenant une association de faux-

monnayeurs (B) qui, au lieu d’acheter différents biens sur le marché avec le milliard de faux billets créés, les prêterait moyennant intérêt à des particuliers et à des entreprises, soit à court terme, soit à moyen terme, soit à long terme. Avec les intérêts perçus, l’association des faux-monnayeurs distribue à ses membres des revenus qu’ils utilisent pour acheter les biens de leur choix.

Supposons que 10 millions soient prêtés par l’association pour un mois. Lorsque l’emprunteur reçoit ces 10 millions il les utilise et exerce de ce fait immédiatement un prélèvement de 10 millions sur la production nationale. Au bout d’un mois il doit rembourser les 10 millions empruntés et payer les intérêts correspondants. Lors de ce remboursement sa possibilité de dépense est effectivement réduite des 10 millions augmentés des intérêts courus, et si l’association (B) ne renouvelait pas son prêt, le prélèvement net sur la production nationale se limiterait aux intérêts courus au profit de la banque.

Mais si l’association de faux-monnayeurs re-prête immédiatement à nouveau à quelqu’un d’autre les 10 millions pour un mois, le nouvel opérateur est en mesure de faire un prélèvement de 10 millions sur la production nationale. Lors du remboursement, sa capacité de dépense sera réduite d’autant. Le prélèvement effectif sur l’économie se réduira aux intérêts courus. Mais si l’association renouvelle encore son prêt de 10 millions à quelqu’un d’autre, l’effet négatif du remboursement sera exactement compensé par l’effet positif du nouveau prêt. Ce processus pourra se poursuivre indéfiniment, et l’on voit qu’au total le prêt initial de 10 millions se sera bien traduit par un prélèvement global de 10 millions sur la production nationale.

Lors de chaque remboursement, le pouvoir d’achat qui se présente sur le marché est réduit de 10 millions, mais il est immédiatement augmenté d’autant par suite du nouveau prêt.

Pour chaque emprunteur de l’association, chaque opération est blanche en valeur actualisée. Mais au total, si l’activité de l’association se poursuit indéfiniment, la valeur globale actualisée des intérêts perçus par l’association est égale à la valeur de tous les billets fabriqués.

« Troisième cas : les faux billets sont utilisés pour constituer les réserves d’une nouvelle banque »:

Considérons maintenant une association (C) de faux-

monnayeurs qui prête moyennant intérêt les faux billets qu’elle fabrique et qui accepte les dépôts de ses clients dans une banque qu’elle crée à cette fin.

Si initialement 10 millions de faux billets sont créés, ces 10 millions peuvent être déposés par l’association dans sa banque. L’actif de la banque sera constitué par 10 millions de billets et son passif par une dette d’un montant égal envers l’association.

Supposons maintenant que la banque ouvre un compte courant créditeur de 10 millions pour un mois au client (X), montant qui s’inscrit au passif du bilan de la banque de l’association (C). À l’actif et en compensation, elle inscrit la promesse de payer 10 millions dans un mois faite par son emprunteur (X). Supposons qu’en tirant les chèques sur son compte ce client (X) règle ses achats en biens réels à un opérateur (Y). Si cet opérateur (Y) est lui-même client de la banque, il les redépose à la banque. Le dépôt de (X) disparaît et est remplacé par un dépôt de montant égal de (Y).

On voit ainsi que tout retrait d’un client (X) est compensé par un dépôt d’un client (Y), les 10 millions de faux billets restent disponibles, et la banque des faux-monnayeurs est en mesure de les re-prêter à un autre opérateur (Z) sans avoir besoin de fabriquer de nouveaux billets.

Dans ce cas le montant global du pouvoir d’achat créé sera finalement égal au montant global des faux billets fabriqués, augmenté du volume global des dépôts des clients non couverts par les billets conservés dans la banque des fauxmonnayeurs.

Dans ce cas encore, l’association des faux-

monnayeurs distribuera à ses membres tous les revenus perçus au titre des intérêts courus et ces derniers les dépenseront sur le marché.

« Vue d’ensemble » :

La description de ces trois cas correspond à des processus d’une complexité croissante. À chacun d’eux a correspondu dans le passé et correspond aujourd’hui un processus de création de monnaie et de pouvoir d’achat bien déterminé.

Dans le cas des faux-monnayeurs, seule leur association profite intégralement des ressources résultant de la création monétaire. Dans le cas des structures bancaires d’aujourd’hui ces ressources sont distribuées à la fois aux banques, aux déposants des banques auxquels les banques fournissent gratuitement un grand nombre de services qui autrement devraient être payés et auxquels les banques versent des intérêts pour la partie de leurs encaisses déposées à court terme, enfin aux opérateurs qui empruntent aux banques à des taux qui sont moins élevés que ceux qui se constateraient s’il n’y avait pas création monétaire.»

Les propositions de Maurice Allais

Pour briser la puissance des sortilèges de ces sophismes si efficaces contre les libertés, Allais propose dans son livre des solutions réalistes (dont il ne manque pas d’expliciter en détail les modalités pratiques).

D’abord le principe d’une réforme fiscale reposant sur : -l’institution d’un impôt annuel sur tout le capital physique de l’ordre de 2 %. Cet impôt remplacerait tous les impôts directs et notamment l’impôt sur le revenu. Son produit peut être estimé à 8 % du revenu national ;

-une taxe générale sur les biens de consommation, produits des douanes inclus, estimées à 16,9 % (contre 18,5 actuellement) du revenu national ;

-et «les ressources provenant de l’attribution à l’État de la totalité des profits correspondant à la création de monnaie et dont l’État n’a bénéficié au cours de la période 1968-75 que pour un tiers correspondant à la création de la monnaie de base, soit environ 4,4 % du revenu national (au lieu de 1,4 % en moyenne pour la période 1968-75).»

Maurice Allais fait observer : «Alors que pendant des siècles l’Ancien Régime avait préservé jalousement le droit de l’État de battre monnaie et le privilège exclusif d’en garder le bénéfice, la République démocratique a abandonné pour une grande part ce droit et ce privilège à des intérêts privés.»[15] Dénonçant «la nocivité de la multiplication actuelle des moyens de paiements créés par simple jeux d’écritures, qui ont pour conséquences l’inefficacité de l’économie, le gaspillage du capital, la multiplication des injustices et le désordre social », il observe que « l’État a imposé l’acquisition d’obligations aux organismes de prévoyance (Caisses de retraite…), de telle sorte que l’ensemble des épargnants ne puisse échapper à la spoliation de l’épargne mobilière en obligations. » Et plus loin il ajoute : « Comment peut-on sérieusement qualifier de libérale une telle société ? Comment ne pas voir combien elle est potentiellement très proche de l’État totalitaire et qu’elle ne fait que le préparer ?» Il lui paraît indispensable de retirer aux oligarchies privées tout privilège de création de faux droits de pouvoir d’achat ex nihilo découlant des mécanismes actuels du crédit.

Les banques re-prêtant les fonds qui leur sont remboursés, et renouvelant constamment cette opération contribuent à gonfler de manière permanent la masse monétaire.

«Ce qui est essentiel, ajoute-t-il, c’est que toute monnaie créée ex nihilo par ce processus donne lieu à un pouvoir d’achat qui en général s’exerce immédiatement sur le marché. Il est certes à tout moment compensé dans les écritures bancaires par l’inscription d’une promesse de paiement à l’actif de la banque, mais comme à cette contrepartie ne correspond ailleurs aucune abstention quant à l’exercice d’un pouvoir d’achat, il en résulte bien une augmentation nette du pouvoir d’achat qui se présente sur le marché. » C’est ce qui se passe sur les marchés des eurodevises où les banques prêtent autant qu’elles le peuvent.

« La seule différence dans ce cas, observe Maurice Allais, c’est qu’il n’existe alors aucune disposition réglementaire relativement aux réserves, ce qui aboutit sur le plan international à une gigantesque escroquerie.»

(à suivre)

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Nos lecteurs publient: Aux portes de l’enfer : Le concordat de 1801, par Adrien Loubier

Le concordat conclu entre le premier consul Bonaparte et le pape Pie VII a fait l’objet d’un nombre incalculable d’études contradictoires, si bien qu’on ne sait plus s’il faut se féliciter de voir la paix sociale enfin rétablie et la religion honorée publiquement, ou se lamenter de savoir ainsi légitimé, directement ou indirectement, un pouvoir postrévolutionnaire qui stabilise le renversement des éléments de chrétienté que comportait encore, dans les principes et même dans les faits, la société du dixhuitième siècle. Adrien Loubier aborde cette question redoutable avec la clarté et la sûreté d’analyse que lui donnent les nombreuses études historiques qu’il a déjà publiées sur les questions théoriques et pratiques inspirées par le désir d’une « cité catholique ». Loin d’une approche nostalgique, c’est tout au contraire le réalisme politique qu’on apprécie dans cet ouvrage où l’étude historique du concordat « prototype » de 1801 introduit à l’intelligence de l’esprit concordataire à l’œuvre depuis deux siècles dans les rapports entre l’Eglise et les Républiques comme entre les hommes d’Eglise et la modernité.

Un livre court (192 p.) et digeste mais qui donne beaucoup à réfléchir.

Dans les bonnes librairies ou à commander aux Editions Sainte Jeanne d’Arc, Les Guillots, 18260 Villegenon, 18 € (21 € franco).

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La crise : sa cause profonde Claude Rousseau

Résumé : La crise financière, muée en crise économique, a bien entendu une cause immédiate bien visible: le dégonflement de la bulle immobilière américaine, et la diffusion internationale de dettes insolvables par leur transformation en « titres » véreux placés dans le monde entier. Mais cette perversion des « outils » financiers n’aurait pas été possible sans l’abandon préalable de la tradition économique héritée de l’Antiquité selon laquelle l’épargne précède la dépense (règle de prévoyance domestique: le mot économie vient du grec oïkos, maison) et l’investissement se porte vers des projets utiles à la collectivité (règle d’une économie subordonnée au bien commun, « citoyenne »). En débridant l’appétit individuel de richesses, en favorisant la surconsommation à crédit, l’économie moderne renverse aussi la vision hiérarchisée de l’homme qui avait fait la grandeur de l’Occident.

Lřorigine historique de la crise Ŕ financière avant de devenir économique Ŕ née brutalement lřan dernier aux U.S.A, a été abondamment analysée par les spécialistes de ce genre dřaffaires, qui continuent à inonder la presse de leurs articles. Leur accord est total sur le phénomène qui lřa induite:

lřimpossibilité pour des acquéreurs à crédit de biens immobiliers de rembourser à leurs banques les prêts quřelles leur avaient consentis, jointe à lřincapacité de ces établissements, vu la chute des prix du foncier, de compenser leur perte par la revente des actifs de leurs débiteurs insolvables. Lřinterdépendance des grandes banques, ayant ŗtitrisé » ces pertes dans le cadre dřune économie financière quasi-mondialisée, a eu pour conséquence, on le sait, une cascade de faillites, dont lřeffet sur lřéconomie « réelle » sřest bientôt fait sentir.

Les causes occasionnelles de la crise qui viennent dřêtre évoquées (les seules à intéresser, semble-t-il, les économistes patentés) sont une chose ; sa cause profonde en est une autre.

Cette cause majeure, sur laquelle les médias, depuis un an, veillent à ce quřon garde le silence, nřest rien dřautre que lřessor prodigieux, depuis quelques années, du crédit à la consommation au sein, notamment, des classes aux revenus les plus modestes de la société occidentale.

Relativement bridé en Europe par une psychologie

« socialiste » résiduelle qui rend les gens moins ambitieux, plus précautionneux, plus « sécuritaires », ce type de crédit a trouvé en revanche son univers dřélection en terre anglo-saxonne : ce nřest pas un hasard qu’il ait atteint son paroxysme (et connaisse son point de rupture) aux U.S.A, où la mentalité libérale, cřest-à-dire la mentalité moderne règne encore sans partage.

Le crédit à la consommation, inconnu de nos pères, prolifère nécessairement là où la passion économique, libérée, sent instinctivement en lui le moyen privilégié de se satisfaire, en haut comme en bas de lřéchelle sociale. En haut : comment ne pas voir que les élites bancaires Ŕ qui tiennent aujourdřhui sous leur dépendance toutes les autres Ŕ trouvent un intérêt majeur dans lřoctroi, au plus de gens possible, de prêts immédiatement rémunérateurs, qui vont leur rapporter un maximum dřargent

« facile » ? Quand on aime lřargent plus que tout, pourquoi attendre longtemps, en soutenant des Entreprises à lřavenir économique toujours incertain, des bénéfices qu’on peut se procurer rapidement en ponctionnant de façon régulière une masse de petits acheteurs de biens et de services qui, sans vous, ne pourraient jamais y accéder? En bas, cřest la même chose : comment des aspirants à une jouissance immédiate de toutes les « bonnes choses de la vie » ne plébisciteraient-ils pas un crédit généreux leur permettant de ne plus avoir à attendre, pour y accéder, lřaugmentation jamais certaine et en tout cas toujours trop lente de leur ŗpouvoir dřachat »? Bref, on comprend que le crédit à la consommation constitue Ŕ jusquřaux jours où la crise, dont il était gros, a éclaté Ŕ la toile de fond de la vie économique contemporaine. Nřarrange-t-il pas, en effet, tout le monde ?

Ici pourtant, une précision sřimpose. Il y a en effet une partie de la population qui en est dřemblée la victime Ŕ comme suggéré à lřinstant : celle constituée par tous ces gens dans lesquels Aristote aurait vu les mésoï (du grec mésos = milieu) occidentaux, bourgeois résiduels, retraités honnêtes, travailleurs consciencieux, que nřobsède pas lřhédonisme économique mais qui se désignent par là, précisément, pour payer les pots cassés par les deux catégories précédentes.

Car quand la crise éclate, les banquiers, loin de se voir étatisés par punition, sont au contraire renfloués systématiquement par un régime ne voulant à aucun prix dřun retour quelconque à une rigueur économique quřil sent impopulaire ; quant aux masses consuméristes, elles voient tôt ou tard (cela se passe déjà en Amérique!) leurs dettes magiquement épongées par un impôt frappant, précisément, ceux qui nřen ont pas contractées. En dřautres termes, le système libéral, générateur endémique dřun état de crise dû au fait quřen lui on consomme, tendanciellement, plus quřon ne produit, coalise pour sřen sortir, contre les mésoï (véritables dindons de la farce), les « élites financières » et les catégories sociales inférieures, profiteurs symétriques, dans tous les cas de figure, de la pratique contemporaine du crédit.

Comment ne pas avoir ici la nostalgie de la tradition économique occidentale, marquée par les Anciens, prolongée par les Scolastiques et qui ne sřest vraiment estompée que très tard, c’est-à-dire quřaprès la Seconde Guerre mondiale? Voici ses deux règles dřor :

l) En tant quřindividu, on épargne ; à défaut, et à tout le moins, on ne dépense pas plus quřon a.

2) En tant que citoyen, on ne collabore financièrement quřavec des groupes accomplissant des tâches que lřÉtat juge utiles à la communauté. Pie XII, peu avant sa mort, déduisait encore de ce genre de principe la nécessité suivante : contraindre la Banque (dont il nřest pas question de se passer) à exercer, sous le contrôle de lřAutorité publique, ses deux fonctions de base :

  1. Soutenir, en effet, lřépargne, seule capable dřinciter lřindividu à une consommation prévoyante et modérée, compatible avec la vie morale ;
  2. Assurer l’investissement (uniquement « entrepreneurial »

!), au service des grands intérêts de la Nation. Tout lřinverse de ce à quoi nous incite aujourdřhui, comme diraient les Grecs, une  »chrématistique » (du grec chrêma : richesse) à grande échelle, destructrice de lřhumanité de lřhomme, avant de lřêtre peut-être un jour de lřhumanité tout court.

Tocqueville, observant les Américains à l’aube de notre modernité, voyait lřappétit économique (la plus basse force de lřâme, selon le vieux Platon) lřemporter déjà chez eux sur tout le reste. Soumis à une pression religieuse résiduelle, ils nřexigeaient pas encore, à cette époque, la reconnaissance dřun droit à pouvoir consommer sans payer. Ce nřest plus le cas aujourdřhui. La laïcisation, quasi-achevée, de l‟homo œconomicus libéral a ouvert la voie à une sur-consommation tous azimuts considérée comme normative, et dont le crédit est devenu le moyen obligé. On en voit le résultat. Plus que jamais, comme dirait lřautre, le passé est lřavenir de lřavenir.

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BIBLE

Bravo, courageux Père Jourdan! Jean-Marie Mathieu

Présentation : Au sein de la pensée « correcte » se dessine désormais un « islamiquement correct »: toute vérité n’est pas bonne à dire concernant ce monde que le P. Jourdan connaît bien: tant par les thèses qu’il a soutenues en théologie et en histoire des religions, pour avoir vécu dans divers pays à majorité musulmane, par son enseignement à l’Institut pontifical dřétudes arabes et islamiques , à Rome, puis à Paris, que pour avoir été durant de nombreuses années délégué par l’Eglise catholique pour les relations avec l’Islam. Dans l’ouvrage qu’il vient de publier, le P. Jourdan clarifie nombre de notions confuses qui faussent aujourd’hui le regard des chrétiens sur l’Islam. C’est que nous projetons à tort sur cette autre croyance notre propre attitude religieuse, au lieu de prendre l’islam pour ce qu’elle est réellement dans son fondateur, ses livres, sa notion de Dieu, son histoire et ses pratiques. En détaillant bien les différences avec cet « autre » qu’il respecte assez pour ne pas les lui taire, le P. Jourdan nous montre aussi l’inutilité d’un dialogue à sens unique. Est-ce à dire qu’une coexistence pacifique est possible, comme le pense le P. Jourdan? Sur ce point, c’est l’Histoire qui parlera!

Récemment, André Vingt-Trois, le cardinal-archevêque de Paris président de la Conférence des évêques de France, a prédit des jours difficiles. « S’il y a des catholiques qui estiment qu’ils ne peuvent pas vivre sans être aimés de tout le monde, et acceptés de tout le monde et soutenus de tout le monde, je leur prédis des jours difficiles », a-t-il déclaré lors d’un entretien avec Philippine de Saint Pierre[16]. Il venait juste de préciser que l’Église n’a aucune envie d’agresser qui que ce soit, mais demande « quand même le droit de pouvoir dire des choses qui ne sont pas la pensée correcte

On sait que ce chapitre du ‘correct’ est très extensible: il y a le politiquement correct, le scientifiquement correct, l‘artistiquement correct, le religieusement correct, etc. On pourrait y ajouter l‘islamiquement correct.

Pour ne pas tomber dans ce dernier travers, voici enfin un livre à mettre entre les mains de tous ceux qui sřintéressent au dialogue entre le christianisme et l’islam: Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans; des repères pour comprendre[17] [2]. Lřauteur, le P. François Jourdan, eudiste, a passé sa thèse de doctorat en théologie sur La Tradition des Sept Dormants: une rencontre entre chrétiens et musulmans[18], puis sa thèse de doctorat en histoire des religions et en anthropologie religieuse sur La mort du Messie en croix dans les églises araméennes et sa relation à l‟islam, des origines jusqu‟à l‟arrivée des Mongols en 1258, sous la direction du P. Youakim Moubarac et du Pr Michel Meslin, thèse non publiée, hélas ! Il fut membre de lřéquipe permanente du Secrétariat national de lřÉglise catholique pour les relations avec lřislam de 1991 à 1997, puis délégué du diocèse de Paris toujours pour les relations avec lřislam ; il a enseigné la mystique islamique à lřInstitut pontifical dřétudes arabes et islamiques (PISAI) de Rome de 1994 à 1998, puis à lřInstitut catholique de Paris ainsi quřà lřÉcole cathédrale de 1998 à 2007. Il a vécu dans des pays majoritairement musulmans : Maroc, Tunisie, Égypte, Jordanie, Syrie, Turquie ; il est actuellement missionnaire aux Philippines. Il était donc bien placé pour nous donner ces repères précis et précieux en vue de faciliter la « compréhension mutuelle » demandée par le concile Vatican II en Nostra ætate, paragraphe 3.

Compréhension mutuelle entre chrétiens et musulmans qui ne va pas de soi, on peut sřen rendre compte en lisant la première partie du livre, pages 27 à 88, dans laquelle l’auteur mène une ‘Enquête sur une situation bien confuse’. Les Řperplexitésř du chrétien dřaujourdřhui face à lřislam, en effet, sont nombreuses.

En voici quelques unes : Faut-il parler seulement de ce qui nous rapproche ? Avons-nous le même Dieu ? Le « Jésus » du

Coran, le livre saint de lřIslam, est-il le même que le Jésus des Évangiles ? Lřislam est-il une religion révélée ? Peut-on parler du christianisme et de lřislam comme étant deux religions du Livre ? Muhammad est-il un prophète ? Le soufisme est-il vraiment le cœur de lřislam ? LřAndalousie fut-elle réellement un modèle de tolérance lorsquřelle était dans lřorbite de la civilisation araboislamique ? Nřy a-t-il aucun problème entre lřIslam et la laïcité ? Etc.

Dans sa Préface, Rémi Brague, professeur de philosophie médiévale à la Sorbonne, souligne bien lřimportance des réponses apportées à ces questions pour en finir avec le faux Řdialogueř, afin de laisser la voie à un véritable échange dans la connaissance mutuelle des points de vue. Il illustre son propos en reprenant la question du Řprophétismeř de Muhammad. « Si un chrétien, écrit-il, reconnaît à Mahomet la qualité de prophète, de deux choses l‟une. Ou bien il donne à ce terme une signification dont aucun musulman ne saurait se contenter. Ou bien il prend le mot au sens fort d‟„envoyé „. Auquel cas le musulman aura le droit, voire le devoir de lui demander pourquoi – s‟il dit admettre la vérité de la mission de Mahomet – il ne se soumet pas à la loi qu‟il a apportée et s‟accroche à la loi de Jésus, que Dieu a abrogée et remplacée par celle, définitive, de Mahomet…Dans les deux cas, le musulman aura l‟impression, justifiée, qu‟on se moque de lui en se payant de mots. » (p.19)

Le P. François Jourdan ne se paie pas de mots et nous donne lřexemple du courage intellectuel Ŕ et Dieu sait sřil en faut à notre époque pour aborder des sujets aussi sensibles Ŕ en analysant de près les Řpostulatsř essentiels de lřislam et du christianisme dans leur cohérence propre. C’est tout le thème de la deuxième partie de son livre, pages 89 à 137, analysant les ‘Cohérences fondamentales‘.

Pour bien entendre ce que lřautre veut nous dire et pour bien exprimer ce que lřon veut lui annoncer, il faut avant tout reconnaître sa différence. Pour vraiment dialoguer, il faut dialoguer en vérité.

Réalisons bien que c’est la doctrine qui définit l’identité et la vision du monde de chaque croyant, d’où l’importance de bien savoir de quoi l’on parle quand on évoque les conceptions coranique et biblique de la révélation: que sont vraiment le prophétisme, l’inspiration, l’Alliance, le salut divin, etc. ?

Prenons, par exemple, la dernière question abordée de front pages 135-137 : « l‟islam, une religion révélée ? » Certains penseurs chrétiens Ŕ dont des évêques Ŕ le croient, lřaffirment et lřécrivent ; leurs Řexpressions très répandues et dřune ambiguïté insoutenableř sont citées en Annexes du livre (pp.190-198) sans commentaire aucun, attestant des intentions iréniques de lřauteur. Mais ce dernier est très clair : « L‟islam, aux yeux d‟un chrétien, n‟est ni une religion traditionnelle ni une religion révélée (même

s‟il se pense tel) ; en vérité, il est entre les deux. »

Cette affirmation venant dřun religieux catholique, à la fois islamologue et théologien compétent, ne doit pas être prise pour un désir de polémiquer, mais doit être regardée comme une volonté de parler en vérité, pour éviter, comme lřécrit Rémi Brague, « les formules imprécises ou carrément ambiguës, noyées dans un flot de déclarations sincères mais vides, donnant l‟illusion d‟avoir vaguement dialogué. » Quand le cardinal Barbarin, aux côtés du nouveau grand rabbin de France Gilles Bernheim et face au rabbin Josy Eisenberg, déclare sur France 2, le dimanche 29 juin 2008, que « l‟islam n‟est pas une religion révélée », il ne veut pas blesser méchamment ses amis musulmans de la capitale des Gaules et de la région lyonnaise, il dévoile seulement en vérité le fond de sa pensée. Bah ! se rassurera-t-on, le Cardinal nřa rien à craindre puisque, comme aiment à le rappeler de nombreux intellectuels musulmans, citant le verset 256 de la sourate 2 : « Pas de contrainte en religion », lřislam serait la religion de la tolérance, du respect des consciences. Mais le P. Jourdan fait litière de cette prétention en nous apprenant, si nous ne le savions pas encore, que ce fameux verset, contraire à plus dřune centaine dřautres arrivés après lui dans la prédication de Mahomet, « fut abrogé ensuite par la sourate de Barâ‟a (9, 29) où fut donné l‟ordre de combattre les gens du Livre », cřest-à-dire les juifs et les chrétiens.

Donnons ce verset 29 de la Řguerrièreř Ŕ seule des 114 sourates à ne pas commencer par la formule « Au nom de Dieu : celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux » Ŕ dans la traduction de Denise Masson :

« Combattez : ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite ;

ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la

vraie Religion.

Combattez-les jusqu‟à ce qu‟ils payent directement le tribut après s‟être humiliés ! [19]»

Le P. Jourdan nřest pas dupe qui cite cette phrase-clef dřAbdelwahab Meddeb dans Le Point du 17 août 2006 : « Chez les musulmans, le sens commun [sic] légitime les actions islamistes en raison d‟un anti-occidentalisme quasi universel. »

(p. 71 note 4) Et tout un chacun sait bien quřil suffit dřune poignée dřilluminés, dřendoctrinés, de fanatisés pour entraîner la masse apeurée…Il y a près de vingt ans, Mgr Adolphe-Marie Hardy, dans le Bulletin de l‟Église de Beauvais du 16 décembre

1989, avertissait déjà ses diocésains quřune minorité de musulmans fanatiques se lève contre lřOccident.

L’auteur consacre la troisième et dernière partie de son ouvrage, pages 141 à 182, à des ‘Compléments‘ du plus haut intérêt! Il y donne un ‘aperçu des grands courants religieux’ de l’histoire mondiale et pose trois questions: Jésus, ‘Îsâ: est-ce le même? Saint Paul serait-il le fondateur du christianisme? Le dialogue est-il possible (entre chrétiens et musulmans) ? Arrêtons-nous un peu sur la première question, sujet Ŕ ô combien! Ŕ délicat, mais quřil est nécessaire dřaborder pour que le dialogue islamo-chrétien se déroule en toute franchise : il sřagit de s’interroger sur « Îsâ », c’est-à-dire sur le nom de « Jésus » dans le Coran. Le P. François Jourdan, page 176, cite le dominicain Jacques Jomier, coranologue renommé et spécialiste de lřislam égyptien :

«… Les noms sont les mêmes [dans la Bible et le Coran], mais les portraits foncièrement différents des deux côtés. »

Le P. Jomier fait, cependant, ici, une petite erreur puisque, question Řnomř de personne justement, il y a un cas Ŕ et un seul ! Ŕ où un nom coranique arabe nřest pas du tout le même que le nom biblique (hébreu, araméen ou grec) supposé lui correspondre ; et il sřagit précisément du nom de Jésus. En effet, « Jésus », soit « Yeshouřa » en hébreu et en araméen bibliques, et

« Iésous » en grec testamentaire, est rendu par lřénigmatique « ŘÎsâ » dans le livre fondateur de lřIslam. Aucun linguiste à ce jour nřa pu expliquer rationnellement lřorigine, lřétymologie mystérieuse de ce nom coranique qui semble Řtombé du cielř… Après avoir écartée l’hypothèse d’une inversion partielle du nom hébreu de Jésus, le P. Jourdan opte pour celle qui discerne en « ‘Îsâ » le nom d’Ésaü, ce fils de Jacob qui, aux yeux des rabbins, symbolise Rome: l’Empire romain et les chrétiens. « On peut comprendre que le nom symbolique que les juifs utilisaient[20] pour parler des Églises chrétiennes et des chrétiens d’alors ait été commode; peut-être Muhammad aurait-il paru trop proche des chrétiens s’il avait repris le nom arabe chrétien Yasû’ , évité précisément par les juifs (…) Cela ne change rien à la vision islamique spécifique du personnage de ‘Îsâ, mais oblige à reconnaître que le Coran a changé le nom du Jésus chrétien, ce qui accentue la distance entre les visions islamiques et chrétiennes. On ne peut se le cacher », conclut l’auteur page 151. Arrivé là de ma recension du Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, je dois cependant relever que lřouvrage nřest pas sans faiblesses ; les désigner carrément entre aussi dans le jeu exigeant de la vérité qui permet de prendre conscience de nos imperfections afin de les rectifier, de les corriger au besoin.

Cřest ainsi que lřauteur écrit, page 44, au sujet du péché originel: il « n‟est pas originel au sens historique puisque l‟histoire d‟Adam et Ève est une parabole sur l‟état permanent de l‟homme ! »

On aurait souhaité que fût cité à cet endroit le paragraphe

390 du Catéchisme de l‟Église catholique publié chez Mame-Plon en 1992, qui dit ceci : « Le récit de la chute (Gn 3) utilise un langage imagé, mais il affirme un événement primordial, un fait qui a eu lieu au commencement de l‟histoire de l‟homme. La Révélation nous donne la certitude de foi que toute l‟histoire humaine est marquée par la faute originelle librement commise par nos premiers parents[21]

Pages 81-82, le P. Jourdan écrit: « En réalité, [dans l‟Islam] la distinction du temporel et du spirituel est variable selon les époques mais le mélange demeure. Muhammad, le fondateur historique, ‟le bel exemple‟ (sourate 33, verset 21), n‟at-il pas été tout la fois chef religieux, politique et militaire ? » Sur ce sujet complexe de la laïcité, entendue comme la séparation du politique et du religieux, on aurait préféré une mise au point plus franche, puisque lřÉglise catholique comprend la Řsaine et légitime laïcité de lřÉtatř non pas comme une Řséparationř, mais bien comme une Řdistinctionř (sans confusion) entre le temporel et le spirituel. Non pas séparer pour diviser, mais distinguer pour unir, le temporel lui-même étant subordonné au spirituel. Alors que le pape Benoît XVI, au début de son voyage en France, en septembre dernier, parla de Řdistinctionř des pouvoirs, un Frédéric Lenoir nřavait que le mot Řséparationř à la bouche, citant à la rescousse la splendide réponse de Jésus : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ! » (Mc 12, 17) Mais César lui-même nřa-t-il pas été créé à l’image de Dieu, n’est-il pas dans la Main de Dieu, ne retournera-t-il pas un jour à Dieu en devant rembourser alors Řjusquřau dernier souř ? Pour sřen convaincre, il nřest que de relire ce que Jésus répliqua à Ponce Pilate (né à Lugdunum!) préfet de la Province romaine de Judée, donc le représentant, à cette époque, du César romain : « Tu n‟as sur moi aucun pouvoir à part celui que Dieu t‟a accordé d‟en Haut. » (Jn 19, 11)

Le philosophe Michel Henry (1922-2002) avait bien vu la force incroyable, extraordinaire, imparable dřune telle réplique. Toute vie vient du Père des lumières.

Page 90, on peut lire : « Quand un chrétien déclare croire en la Trinité par devoir, mais sans conviction, sous prétexte que Dieu nous dépasse (!), il ne se rend pas compte qu‟il affirme sa foi en la Trinité dès qu‟il récite le Notre Père. » On aurait voulu que fût précisé à cette occasion que lorsque les juifs sřadressent au ToutPuissant en disant « Tu as eu pitié de nous, notre Père, notre

Roi ! » Ŕ deuxième prière avant le Shema „Ahavah rabah‟ Ŕ ils ne croient pas pour autant en la Trinité ; en fait, avant toute prière, dès quřun chrétien trace sur lui, avec sa main droite, le simple, lřhumble Řsigne de croixř Ŕ ô le majestueux, lřémouvant signe de croix tracé par la Belle Dame à Lourdes devant la pauvrette Bernadette, il y a 150 ans ! Ŕ en répétant la formule consacrée « Au Nom du Père, et du Fils et du SaintEsprit ! », il manifeste d’emblée sa foi trinitaire… mais en a-t-on assez conscience ?

Page 163, l’auteur rappelle l’Évangile: « Ailleurs, Jésus a eu ce mot scandaleux : „Avant qu‟Abraham fût, Je Suis !ř » (Jn 8, 58) On aurait aimé que fussent cités aussi les trois autres « Je Suis » (Jn 8, 24 et 28, et Jn 13, 19). Le pape Jean-Paul II, lors de lřaudience du 26 août 1987, insista sur lřimportance de ces quatre « Je Suis » en référence à lřExode (Ex 3, 14). Jésus est bien celui auquel revient le Nom divin. En 1992, jřai essayé de commenter ces quatre expressions employées absolument Ŕ et il nřy a que ces quatre en toute la Nouvelle Alliance Ŕ en lien avec les lettres du Tétragramme Y H W H[22].

Venons-en maintenant à un point que je considère comme décisif, car constituant à mon avis le cœur même du livre Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans. Il sřagit dřune expression que lřauteur qualifie de Řformule généraleř et quřil emploie à cinq reprises : une fois en rapport avec Dieu, une autre fois avec Abraham et trois fois avec Jésus. Pour une meilleure compréhension, je signale ces cinq occurrences ; les voici :

Page 33, l’auteur constate: « C‟est le même Dieu, ET ce n‟est pas le même Dieu », au sujet du Dieu des musulmans comparé au Dieu des chrétiens ; repérons bien le ŘETř transcrit en lettres majuscules tel quřil est imprimé dans lřouvrage.

Page 43, il note: « C‟est lui, ET ce n‟est pas lui ! », en parlant de lřAbraham coranique comparé au Patriarche biblique. Pages 39, 47 et 142, on peut lire: « C‟est lui ET ce n‟est pas lui ! », au sujet de « Jésus » dans le Coran vis-à-vis de Jésus de Nazareth.

En oubliant le principe de non-contradiction, qui stipule que pour toute proposition P on ne peut pas avoir P et non P en même temps, le père François Jourdan embrouille le sujet sans y prendre garde. Peut-être a-t-il été influencé inconsciemment ici par la « théologie catholique du et » qui permet dřénoncer : Dieu Un et Trine, Tradition et Écritures, Marie Vierge et Mère, Jésus vrai Dieu et vrai homme, Justice et Miséricorde, etc. Il aurait mieux valu employer la formule générale suivante qui a le mérite dřêtre claire : « Apparemment, c’est le même (Dieu, Abraham, Jésus), MAIS, en réalité, ce n’est pas le même ! » En faisant porter lřaccent sur le ŘMAISř Ŕ et non plus sur un ŘETř mal venu Ŕ on voit tout de suite clairement lřincidence dřune telle expression. L’auteur nous a dřailleurs guidé, de son propre chef, vers pareille solution, puisquřil écrivait page 31, note 1: « Dieu est l‟Unique mais pas le même ! » dans la foi musulmane et dans la foi chrétienne. Ajoutant page 132 : « des emprunts islamisés, (qui) ont l‟apparence de leurs origines [cřest-à-dire la Bible juive et chrétienne], mais (qui) ne correspondent plus au sens qu‟ils avaient dans le judaïsme ou le christianisme. » Et, enfin, constatant page 134 : « Nous avons vu combien, malgré les apparences extérieures, il [lřAbraham biblique] ne correspondait pas à l‟Ibrâhim coranique. » [il aurait plutôt fallu écrire que c’est Ibrâhim qui ne correspondait pas à Abraham, mais passons…]

Faisons un petit retour en arrière, à la page 133 que jřai gardée pour la bonne bouche, car il sřy trouve cet excellent paragraphe quřil convient de lire en entier :

« Ainsi, dans le Coran, Jésus a bien le titre de

„messie‟…mais ce titre est vide ; Marie est bien vierge et mère…mais on ne sait plus pourquoi ; il y a bien une alliance au Sinaï…mais il n‟y a plus de peuple élu ; il y a bien Abraham…mais il est devenu fondateur à La Mecque ; il y a bien Isaac…mais tout dépend désormais d‟Ismaël ; il y a bien des pactes… mais il n‟y a plus l‟Alliance biblique. Il y a toujours un „mais‟. Le petit carré de mosaïque est bien là …mais il a changé de sens: c’est bien lui…mais ce n’est pas lui [23]! L‟apparence est trompeuse (les meilleurs s‟y laissent prendre !). Il faut le reconnaître et en tenir compte, sous peine d‟entretenir des confusions et incompréhensions en chaîne interdisant tout dialogue inter-religieux sérieux, au-delà du partage du thé à la menthe ou même d‟une vraie solidarité humaine. »

Ce véritable morceau dřanthologie serait à apprendre par cœur !

C’est en lisant et en faisant lire Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, que l’on pourra le plus efficacement ‘remercier’ le courageux P. Jourdan, qui croit en la coexistence pacifique entre croyants et religions, à condition que soit réalisée une approche ouverte et décomplexée de ce qui les unit, mais aussi et surtout de ce qui les sépare.

Pour nous, catholiques, il est raisonnable de penser que la Řcivilisation de lřamourř, annoncée par les derniers papes, succédera à la guerre des peuples musulmans, guerre qui verra la destruction physique de tous les lieux saints de la religion du Croissant. Cřest Arnaud Dumouch, laïc professeur en théologie catholique, qui nous apprend, en effet, que cette destruction finale de lřIslam, par les armes des nations liguées contre lui, fait explicitement partie de la foi eschatologique des musulmans euxmêmes, aussi étonnant que cela puisse paraître9.

Vous avez dit islamiquement incorrect?

REGARD SUR LA CRÉATION

« Car, depuis la création du monde, les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil nu quand on Le considère dans ses ouvrages. » (Romains 1, 20)

e partie)[24]

L’œil est fait pour voir (2 Drs Louis et Paul Murat

Résumé : Après avoir décrit les merveilles d’optique déployées par la cornée (cf. Le Cep n° 47), les auteurs vont maintenant développer l’analogie entre l’œil et un appareil photo en ce qui concerne la captation chimique de l’image lumineuse. La rétine, où s’opère cette transformation, est d’une grande complexité, composée qu’elle est de dix couches superposées entre lesquelles se répartissent un très grand nombre de cellules de nature, de formes et de fonctions différentes. Les substances photochimiques de la rétine sont équivalentes aux sels d’argent qui captent la lumière sur une pellicule photographique. Mais l’érythropsine du pourpre rétinien se régénère constamment ce qui permet à l’œil de prendre dix « clichés » par seconde ! Comme l’humeur vitreuse du globe oculaire qui transmet la lumière à la rétine, cette substance ne se rencontre nulle part ailleurs dans l’organisme.

7 millions de « cônes » et 130 millions de « bâtonnets », formés chacun d’un empilement de 60 à 100 disques, captent la lumière et la transforment en signaux nerveux transmis au cerveau.

Si l’on y ajoute l’agencement des muscles qui permettent les réflexes et la mobilité volontaire de l’œil, on ne peut qu’admirer plus encore l’Intelligence supérieure qui se rend ainsi manifeste.

Il nous reste à examiner dans un appareil photographique la surface qui est impressionnée. C’est une plaque de verre recouverte d’une substance sensible à la lumière : gélatinobromure ou lactate d’argent, etc. Elle est tenue à l’abri de la lumière au fond de la chambre noire dans un châssis à rideau ou à volet.

Les plaques sensibles ne peuvent être utilisées qu’une fois, et, par suite de leur poids, on ne peut prendre, en dehors de l’atelier, qu’un nombre très limité d’épreuves. Un perfectionnement notable à ce point de vue est constitué par les pellicules photographiques en bobines qui se déroulent par degrés dans la chambre noire, au fur et à mesure des besoins, avec « réembobinement automatique » à l’aide d’un adaptateur de films. Mais les défauts assez nombreux de ces systèmes font le plus souvent préférer encore la plaque de verre.

Dans le globe oculaire, la rétine fait fonction de la plaque sensible dont nous venons de parler.

La rétine est un épanouissement du nerf optique qui pénètre par le fond de l’œil. Sa trame, éventail formé de myriades de fibrilles nerveuses juxtaposées, dessine une membrane continue. Viedersheim a défini la rétine « une partie du cerveau qui s’est avancée vers la périphérie. »

La rétine tapisse tout le fond de l’œil et ses parois latérales presque jusqu’au voisinage de la périphérie du cristallin. Sa sensibilité est au maximum au niveau de la tache jaune qui occupe exactement le pôle postérieur de l’œil.

Cette tache a un millimètre de diamètre ; elle constitue un appareil spécial de précision en ce point où les images viennent de préférence se former et où, en tous cas, elles sont toujours amenées pour un examen attentif des détails. C’est le véritable centre physiologique de l’œil. C’est en fixant avec la tache jaune qu’on lit et qu’on écrit.

Une plus grande étendue de cette tache eût été inutile pratiquement, comme l’expérience le prouve. D’ailleurs notre esprit n’eût pu s’attacher à la fois à la vision attentive d’une grande surface et d’une multitude d’objets simultanément perçus.

Il existe sur la rétine un point insensible, dit punctum cœcum, placé à trois millimètres de la tache jaune. Ce point est constitué par l’endroit où les fibres du nerf optique pénètrent dans le globe oculaire. L’habitude suffit pour que le point aveugle n’apparaisse nullement sur les images.

La rétine est formée de dix couches superposées dans lesquelles se trouvent des organes cellulaires et fibrillaires très complexes : une trame de fibres optiques, des colonnettes de soutien (fibres de soutènement, fibres radiées de Muller), des disques et des fuseaux (cellules unipolaires ou amacrines, cellules visuelles bipolaires), des cellules araignées (cellules ganglionnaires), des cellules étoilées (cellules basales), des bâtonnets, des cônes striés, des corps sphériques ou elliptiques brillants (grains de bâtonnets, à bandes transversales), des massues (massues de Landolt), etc.

Enfin, d’après les belles figures des nouveaux traités d’histologie et d’anatomie (Cajal, Poirier, etc.), il existe, à cinq étages différents de la rétine (Branca, Précis d’histologie, 1910), de richissimes chevelus et buissons de stries fibrillaires d’une indicible finesse, sur les limites de visibilité du microscope. Ils forment cinq assises contenant des amas, des réseaux ou des fouillis de filaments, ces derniers en nombre prodigieux et se dirigeant à peu près en ligne droite ou s’incurvant et s’entrecroisant en tous sens.

La rétine, située dans la profondeur du globe oculaire, lequel est lui-même protégé par la cavité de l’orbite, est presque entièrement soustraite à l’influence de tous les autres agents externes, tandis que les rayons lumineux peuvent lui arriver sans obstacle.

La rétine est, de jour, sans cesse exposée aux impressions de la lumière. Elle prend successivement, et avec la rapidité d’un cinématographe déroulant ses interminables bobines de films, des milliers de clichés.

Ces paysages ou portraits s’impriment sur la rétine de la même façon que sur la plaque sensible et l’on est allé jusqu’à prétendre qu’en examinant la rétine de personnes assassinées il ne serait pas impossible d’y reconnaître encore parfois le dernier

2. cliché pris par l’œil mourant, la photographie même de l’assassin

2 Ndlr. Jules Verne s’est emparé de ce phénomène pour dénouer le suspens final dans l’un de ses romans, et l’on sait aussi que le buste de Juan Diego, l’Indien témoin de l’apparition de Notre Dame de Guadalupe en 1531 à Mexico, est visible en agrandissant l’œil de l’image étonnante portée sur sa tilma, ou manteau d’agave.

Malheureusement, les substances photo-chimiques de la rétine s’altèrent très rapidement et, d’autre part, le dernier regard d’un mourant assassiné fixe très exceptionnellement le visage même de son meurtrier.

Cette impression photographique se produit dans une substance sensible toute spéciale qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans l’organisme, une fuchsine dite pourpre rétinien ou érythropsine.

Le pourpre rétinien qui colore vivement les segments externes des bâtonnets a les mêmes propriétés que les sels d’argent à l’égard de la lumière, avec cette supériorité de se régénérer continuellement aux dépens du protoplasma cellulaire.

Ce pouvoir photo-chimique de la rétine est mis en évidence par l’expérience suivante : on place un lapin dans une chambre noire, on lui fait regarder une fenêtre vivement éclairée. En sacrifiant alors aussitôt cet animal et en immergeant le globe oculaire dans une solution d’alun à 40 % qui « fixe » le pourpre rétinien, on obtient sur la rétine une véritable épreuve photographique, en « négatif », évidemment non coloriée, de l’image de la fenêtre avec des barreaux très distincts, des rectangles éclairés, etc. On donne à ces images le nom d’optogrammes.

Le pourpre rétinien se décompose ainsi depuis l’origine du monde, et l’œil eût pu servir à découvrir le procédé photographique type si, guidés par des convictions finalistes, les chercheurs eussent mieux analysé le mécanisme de la vision, comme ils le font enfin actuellement pour la théorie géométrique et mécanique si complexe du vol plané, ramé, etc., des oiseaux et des aéroplanes modèles[25].

Un dixième de seconde suffit à l’œil pour prendre son cliché. L’excitation lumineuse se produit instantanément ou à peu près sur la rétine ; la transmission à l’écorce des lobes occipitaux, qui a lieu à une vitesse de soixante mètres par seconde, ne demande également qu’un temps très bref ; par contre la persistance de l’impression lumineuse se prolonge 1/50, 1/30 ou au maximum 1/10 de seconde. C’est probablement le temps qui est nécessaire au pourpre rétinien décoloré par la lumière pour se régénérer. Au-dessous de 1/10 à 1/50 de seconde comme intervalle dans la succession des objets apparaît l’illusion cinématographique.

Ainsi la rétine, tour à tour blanchit et rougit. Elle peut de la sorte prendre 10 épreuves, d’un fini irréprochable et d’une exactitude idéale de détails et de teintes, à la seconde, 600 à la minute, 36 000 à l’heure, 432 000 dans les douze heures et 864 000 par jour en admettant qu’il n’y ait pas de repos et en supposant une perpétuelle mobilité du regard.

On voit la perfection de l’œil qui peut prendre en un jour, théoriquement au moins, sur la surface merveilleusement sensible de la rétine autant de clichés qu’un photographe sur 864 000 soit près d’un million de plaques photographiques.

Et quand on songe que cet appareil ne sert pas un jour, mais indéfectiblement et incessamment durant de nombreuses années et parfois un siècle entier, on ne peut qu’admirer sa solidité de structure et avouer ses incomparables et inimitables qualités pratiques.

Ajoutons que ces paysages et portraits, ces clichés pris par l’œil, qui se succèdent avec une vertigineuse rapidité et sans fatigue pour l’opérateur, sont tous réussis. Il n’y a pas ici un déchet de cinquante pour cent, ni besoin de longues manipulations. En outre, la pratique de l’art photographique nécessite toujours un matériel assez important : appareil, plaques et papiers, accessoires nombreux, bains chimiques variés, etc.

On constate toute l’infériorité pratique, en regard de l’organe photographique oculaire, des appareils similaires de l’industrie que pourtant nous admirons à bon droit. Dans un volume à peine supérieur à celui d’une noisette, le premier contient un ravissant et idéal appareil bijou, doté de tous les perfectionnements imaginables et un laboratoire complet[26].

Les fibres formant le nerf optique percent la sclérotique en arrière, se dépouillent de leur myéline et, s’épanouissant en éventail, constituent les couches antérieures de la rétine, puis font un crochet, traversent les diverses couches de la rétine, chacune en un point différent et se terminent près de sa surface postérieure par des appendices spéciaux : cônes et bâtonnets.

Ceux-ci forment la neuvième couche de la rétine. Ils ont leur extrémité braquée sur la choroïde voisine et dirigée vers le fond de l’œil, à l’opposé de l’entrée des rayons lumineux. La face postérieure de la rétine laisse donc entrevoir, sous le revêtement et le châssis que lui forme la couche pigmentaire, la forêt innombrable des cônes et des bâtonnets régulièrement répartis et entremêlés. Sur une coupe microscopique, on dirait d’innombrables tuyaux d’orgue juxtaposés, ou, suivant la comparaison d’Helmholtz, les pieux d’une palissade pressé les uns à côté des autres.

Ils ne sont pas sans similitude avec certains modèles de téléphotes ou de télautographes de l’industrie présentant une surface couverte de pointes pouvant dessiner une image par de fins pointillés télégraphiques[27].

Le nombre des cônes et des bâtonnets de l’œil humain est très élevé. Selon les calculs de Salzer le nombre des cônes serait de 3 360 000. « D’après une évaluation modérée, nous dit Lubbock, il n’existerait pas moins de trois millions de cônes et de trente millions de bâtonnets » (Lubbock, Les sens et l’instinct, p.116, in Bibliothèque Scient. internat., 1898). Divers traités d’histologie, d’anatomie, etc., nous fournissent, d’après les recherches et les estimations de Krause, les chiffres de sept millions pour le nombre des cônes et cent trente millions pour celui des bâtonnets (Testut, Waller, etc.).

Les bâtonnets sont des corps cylindriques coupés carrément à leur extrémité et mesurant 40 microns de longueur. Les cônes, plus gros et plus courts, ont la forme de quilles ou de carafes. Leur extrémité est presque pointue.

Cônes et bâtonnets sont parfaitement transparents. Les cônes sont en général incolores, les bâtonnets sont colorés en rose par l’érythropsine.

Les uns et les autres sont formés de deux articles : interne et externe.

L’article interne auquel vient aboutir l’extrémité d’une fibre du nerf optique paraît homogène. Il est entouré par un « panier de fils », appareil protecteur.

L’article externe ou terminal est fortement réfringent. Par des réactifs, tels que l’iodo-sérum, on le désagrège en une série de disques empilés les uns sur les autres, qui se détachent au niveau des stries transversales que montre ce segment. (W. Krause, Die Retina, 1889).

L’article externe présente aussi des stries longitudinales régulières qui sont des cannelures sculptées dans l’organe et dont la raison d’être, optique sans doute, reste ignorée.

Ce segment terminal est formé d’une enveloppe de neurokératine diaphane servant d’étui à la pile des disques séparés les uns des autres par une substance intermédiaire, également transparente.

Il y a une pile de 60 à 100 disques sur chaque bâtonnet ou cône, chez l’homme. Ce nombre n’est que de 33 chez le cobaye et de 16 chez la grenouille. (Monthus et Opin, Précis de technique microscopique de l’œil, 1910).

Quand un pinceau lumineux frappe la rétine, on constate, dans les neuvième et dixième couches, deux sortes de mouvements : 1) une descente de pigment le long des cônes et des bâtonnets ; 2) un raccourcissement des cônes et des bâtonnets avec augmentation de volume de leur noyau, modifiant sans doute leur pouvoir réfringent ; 3) enfin, il se produirait en même temps une diminution de colorabilité de ces organes.

Les disques très réfringents, limpides et brillants, forment autant de prismes vivants, de lentilles microscopiques, dans lesquels sont captés les rayons lumineux.

Les cônes et les bâtonnets ont leur axe perpendiculaire au plan de la choroïde.

Le disque le plus élevé terminant chaque cône ou bâtonnet présente sa surface à la choroïde d’où les rayons lumineux lui sont renvoyés.

« Brucke a fait observer que la lumière qui pénètre dans un bâtonnet doit le traverser dans toute sa longueur grâce au fort pouvoir réfringent de ces éléments anatomiques. Elle ne peut, par suite, arriver dans un bâtonnet voisin. » (Frédéricq et Nuel, Éléments de physiologie, p. 285, 6e édit., 1910).

D’ailleurs, l’étui opaque de pigment noir, qui vient engainer chaque cône ou bâtonnet lorsqu’il est frappé par la lumière, empêcherait, si besoin était, la diffusion des rayons une fois captés, et constitue une cloison entièrement isolante. « Le manteau de pigment dont s’entourent les cônes et les bâtonnets éclairés isole ceux-ci » (Frédéricq et Nuel).

La colonne de disques formée d’environ quatre-vingt disques retient désormais le rayon lumineux dans son intérieur, le réfracte et l’oriente, et le conduit ainsi jusqu’à sa base dans l’article interne.

Les disques réfringents agissent donc suivant le principe des fontaines lumineuses, dans lesquelles la lumière est captée dans une colonne ou un filet d’eau où elle se réfracte et se réfléchit diversement sans pouvoir en sortir par suite de sa direction première, des angles d’incidence consécutifs, de l’indice de réfraction, etc.

Nous avons ainsi dans la rétine plusieurs milliards de disques transparents, prismes ou lentilles, formant par leurs groupements d’ingénieux appareils dioptriques Ŕ 2640 millions en moyenne pour les 33 millions d’appareils dans la membrane de Jacob.

« Le centre optique coïncidant sensiblement avec le centre de courbure de la rétine, la réflexion des rayons sur la choroïde a lieu sensiblement dans la direction de l’axe des bâtonnets et des cônes » (Duval). Les rayons sont isolés, réfractés, captés par les articles externes de ces derniers, et c’est vraisemblablement au niveau de leurs articles internes qu’ils subissent une transformation en vibrations plus lentes, nerveuses, aptes à se propager par le nerf optique.

L’acte chimique de la décomposition du pourpre rétinien paraît lié aux phénomènes inconnus par lesquels s’accomplit cette transformation. Il en est de même des variations photo-électriques.

Les disques superposés, séparés par une substance intermédiaire d’une autre nature, ne constitueraient-ils point, d’autre part, comme des myriades de piles de Volta microscopiques et n’auraient-ils pas eux-mêmes par là, une fonction électriques (piles photo-électriques, transformateurs, accumulateurs, etc.) recélant peut-être le secret de la transformation pratique de la lumière en électricité, principe de machines à venir ? Ici, il s’agit de la transformation des vibrations lumineuses en électricité organique ou influx nerveux.

Si hypothétique que puisse paraître l’exactitude de telles interprétations, en tout cas, nous ne devons pas oublier que le génie de la nature a déjà réalisé de semblables et plus grandes merveilles, telle la fonction thermodynamique de la cellule du foie.

Les cônes, ainsi que nous le verrons plus loin, sont sensibles à l’amplitude des vibrations (couleurs) et les bâtonnets à leur abondance (degré d’éclairage).

Complétons la description de l’organe de la vue par l’étude des voies conductrices au moyen desquelles les centres nerveux commandent et règlent les fonctions de ses diverses parties et reçoivent les impressions de l’appareil télé photographique qui leur transmet les éléments physiques détaillés, analysés et triés des perceptions lumineuses.

Cette étude nous montrera jusqu’à quel degré est poussée la division finaliste du travail dans chaque département organique. On trouve dans les hémisphères cérébraux, ou dans le bulbe, l’origine des voies nerveuses, qui président aux mouvements volontaires ou réflexes des divers organes du mécanisme oculaire, ainsi que les centres suivants destinés aux fonctions visuelles :

  1. Ŕ Appareil sensori-moteur de direction du regard : nerfs directeurs latéraux à droite et à gauche (hémioculomoteurs dextrogyres et lévogyres et nerfs céphalogyres). D’autre part, nerfs directeurs en haut et en bas : suspiciens et despiciens, pour les mouvements verticaux.
  2. Ŕ Appareil sensitivo-moteur de direction du regard.

  1. Ŕ Appareil nerveux de protection de l’œil : autre centre cortical du nerf d’ouverture et du nerf de fermeture. Centres des mouvements réflexes, automatiques et volontaires des paupières :
    1. réflexes palpébraux sensoriels et réflexes sensitifs ;
    2. mouvements automatiques (occlusion des yeux pendant le sommeil) ;
    3. mouvements volontaires unilatéraux et bilatéraux. 4 Ŕ Appareil nerveux :
    4. de la pupille ;
    5. de l’accommodation ; 3) de la convergence.

Les réflexes d’ouverture et de fermeture de la pupille sont de plusieurs ordres : réflexes périphériques (ciliaires), non visuels (médullaires), visuels ou lumineux (basilaires), de l’accommodation ou supérieurs (corticaux).

Les conducteurs isolés et indépendants, provenant des divers centres concourant à la vision, sont multiples, l’appareil oculaire étant fort compliqué.

Ces conducteurs sont : le nerf optique, le nerf moteur oculaire commun, le nerf pathétique, le nerf trijumeau Ŕpar la branche ophtalmique de Willis directe et par les filets issus du ganglion ophtalmique, transformateur mystérieux où entrent en contact les courants venus de plusieurs nerfs différents : moteur, sensitif, sympathique, etc. Ŕ le nerf moteur oculaire externe, le nerf facial et le nerf grand sympathique.

Pour montrer ici l’utilité, dans l’harmonie générale de la fonction visuelle, d’un des nerfs de l’œil pris en exemple, mentionnons le nerf moteur oculaire commun.

Des filets distincts de ce nerf vont aux organes ci-après qu’ils sont chargés de mettre en mouvement : muscle droit supérieur, muscle interne, muscle inférieur et muscle petit oblique de l’œil, et, d’autre part, sphincter de la pupille et muscle ciliaire. En cas de paralysie de ce tronc nerveux ou de section de ses branches par un traumatisme, les conséquences sont multiples :

Chute de la paupière supérieure qui reste pendante et ferme l’œil, strabisme externe (déviation de l’œil en dehors), abolition de la rotation de l’œil quand le regard se porte en haut et en dehors, vue double des objets en diplopie croisée, dilatation de la pupille, abolition de l’accommodation.

Les voies centripètes des nerfs rétiniens (fibres optiques) sont formées de deux nerfs hémioptiques : un droit (champ visuel droit), qui part de la demi-rétine gauche des deux yeux et va à l’hémisphère gauche ; un gauche (champ visuel gauche), qui, parti de l’hémirétine droite, va à l’hémisphère droit. Ainsi « chaque hémisphère voit et regarde, avec les deux yeux, du côté opposé » (Grasset).

On a appelé le nerf trijumeau le « gardien de l’œil » parce que ses fibres centripètes excitent les mouvements du réflexe palpébral.

Le circuit du réflexe irien (réflexe photo-moteur de la pupille) est le suivant :

La voie centripète est formée par les fibres du nerf optique se rendant au cerveau et que nous venons d’étudier au point de vue de leur fonction principale et immédiate : la perception des images lumineuses ; là, les centres visuels communiquent avec le centre du réflexe qui se trouve dans la moelle à la hauteur de la sixième vertèbre cervicale et de la deuxième dorsale.

Quant à la voie centrifuge, elle est constituée par les connexions de la moelle avec le grand sympathique. Les fibres de ce dernier remontent avec le moteur oculaire commun et le trijumeau et parviennent ainsi à l’iris. Les fibres d’une branche du grand sympathique et d’une division du trijumeau mettent en mouvement les fibres radiées de l’iris (dilatation), tandis que les filaments du moteur oculaire commun commandent aux fibres circulaires (contractions). Tel est le parfait régulateur des variations pupillaires.

Les conducteurs du réflexe pupillaire de convergence sont mal connus.

Le réflexe cristallinien a pour point de départ la rétine, pour centre les tubercules quadrijumeaux, par-delà le relais du ganglion ophtalmique, et pour point d’arrivée le muscle ciliaire qui agit sur la zone de Zinn et le cristallin par un double mécanisme, grâce à ses fibres radiées et à ses fibres circulaires.

Le muscle ciliaire est commandé par deux nerfs différents : la troisième paire crânienne (moteur oculaire commun) et le grand sympathique. Le premier contracte le muscle ciliaire et fait bomber le cristallin ; le second agit par inhibition, par un phénomène d’arrêt, en paralysant et annihilant à certains moments la puissance du premier, et aplatit de la sorte la lentille, vu les dispositions préétablies de la cristalloïde et de la zone de Zinn.

Les deux nerfs sont réciproquement antagonistes. Le premier est « le nerf accommodateur pour la vision des objets rapprochés » ; le deuxième est « le nerf accommodateur pour la vision des objets éloignés » (Duval).

On voit toute la complexité du fonctionnement de l’œil, toutes les difficultés de la mise en marche des diverses parties de ce mécanisme compliqué. Peut-on nier ici la finalité intentionnelle ?

Que pourrait importer, dans l’hypothèse matérialiste, au réflexe irien, substance aveugle, le judicieux et parfait éclairage de l’image rétinienne, et au réflexe cristallin, physico-chimiquement parlant, que cette image soit ou non amenée à telle ou telle distance favorable à sa netteté, soit mise au point avec précision, etc. ?

(à suivre)

*

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COURRIER DES LECTEURS

De Monsieur J.L. (Indre-et-Loire)

Je vous adresse ci-joint mon réabonnement à la revue Le Cep, qui est d’un grand réconfort face aux dérives actuelles. En tant que catholique, je suis attristé par la façon dont les choses se passent au sein de l’Académie pontificale des Sciences. C’est incompréhensible…

Merci pour votre action au service de la Vérité et pour la gloire du Créateur.

_________________________________

De Madame D.B. (Bouches-du-Rhône)

C’est avec grande joie que j’ai lu, dans Le Cep n° 46, la lettre d’Hippolyte Bayard (de 1840 !) adressée à Monsieur Arago. En effet l’auteur dit que « tout est musique ». Dans le langage de notre temps, cela veut dire : tout est vibration : les sons musicaux, les sons parlés. Nous-mêmes sommes de minisystèmes solaires : le monde est fait d’une merveilleuse unité – la parole est vibration – l’Esprit Saint est la vibration absolue – d’où il découle que la Vibration a créé le monde qui lui-même est vibration. Dieu parle : c’est la Vibration créatrice du monde.

_________________________________

De Monsieur J.L. (Île-de-France)

On doit féliciter le comité de rédaction du CEP pour avoir publié dans le n° 46 le très remarquable article de Wolfgang Smith. On a là un aperçu chrétien de ce que l’univers révèle de son Créateur.

94

Tout chrétien en effet devrait être sensible au sens symbolique des astres : du soleil comme image du Christ, source de toute lumière, de toute connaissance et de toute vie : la lune, image de la Très Sainte Vierge et aussi de l’Église, qui reçoit sa lumière du Christ, Soleil des âmes et des intelligences et la reflète sur la terre ; les étoiles qui symbolisent ces lumières individuelles que sont les saints et les Anges, eux participant de la Lumière incréée et la diffractant, Dieu même, qui est infiniment plus que Lumière.

Si les Écritures parlent des « collines éternelles », le terme n’est pas fortuit et signifie que la nature est pour nous un langage qui doit parler à notre esprit, signifier des réalités plus hautes, célestes, et au-dessus la réalité Divine, tout comme notre intelligence est révélatrice d’une intelligence infinie qui nous donne la nôtre comme Son image, ainsi que l’enseigne la Révélation.

C’est bien pourquoi aussi celui qui est le « menteur dès le principe », intelligence dévoyée, avait amené les anciens à réinterpréter la Révélation première dont ils n’avaient plus gardé qu’un vague souvenir et à prendre le symbole pour la réalité de ce qu’il doit représenter, le soleil ou le ciel pour la

Divinité…

Comment l’humanité actuelle pourra-t-elle retrouver la vraie signification des êtres et des substances ? C’est saint Augustin qui nous le dit dans ses Confessions, avec l’Église : par l’échec, l’absurde et l’insatisfaction foncière où nous amènent les fausses interprétations, et par la Grâce de Dieu ! Mais encore faut-il un et des hérauts de cette grâce qui l’exposent aux hommes… rôle du Pape et des Évêquesapôtres… Dieu, et Lui seul, peut éclairer l’intelligence de l’homme, faire d’aveugles des être qui retrouvent la vue, de sourds des bien-entendants, de boiteux des hommes qui marchent fermement et droit. Mais il faut qu’il y ait des agents de Sa grâce. Dieu seul encore peut les susciter, et faire poindre le jour après la nuit.

Implorons Sa grâce par la prière, et cette grâce viendra à l’heure de Dieu, quelle que soit la puissance adverse. Chrétiennement vôtre.

Le Cep n° 48. 3ème trimestre 2009

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Contrefaçon

Carl Christaki

Homme « libre », toujours tu croiras aux sottises! Dieu t’avait fait le don de l’inégalité;

Or, tu lui répondis: « Eh bien, moi j’égalise! » Et tu tombas ainsi en pleine iniquité.

« Soyez comme des dieux! » fit l’esprit qui divise, Sans dire que la mort est sa finalité.

Et toi, tu l’écoutas, séduit par la devise:

« Liberté des égaux dans la fraternité ».

Si l’inégalité vient de Dieu, l’injustice

Est le fruit de l’orgueil, du vol, de l’avarice Cueilli par les malins sur l’arbre « Liberté ».

Avoir peu de talent porte à la jalousie Qui voit d’un mauvais œil une autre âme choisie,

Quand Jésus, toutes deux les aime en Charité…

_______________

L’Homme-loup préféra la Solidarité!

*

* *

Le Cep n° 48. 3ème trimestre 2009

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  1. Marx, Der Briefwechsel zwischen Lassalle und Marx, Stuttgart, Deutsche Verlag-Anstalt, 1922, t.III, p. 346.

  2. Darwin, De l‟Origine des Espèces (1859), trad. fr. G.-Flammarion, 1992, pp.224-226.

  3. Voir ci-après les articles sur la crise économique.

  4. Extrait de Cosmos, Bios, Theos, édité (1992, 1ère édit.) par H. Margenau et R.A. Varghese, aimablement traduit par Claude Eon. Ce livre contient les réponses d’une soixantaine de scientifiques à six questions sur la science et la religion.

  5. Ndlr. Il va sans dire que nous laissons à Wolfgang Smith l’entière responsabilité de ce jugement qu’il portait en 1992 sur le Big Bang et sur lequel il est revenu puisqu’il écrivait en 2003 (cf. Le Cep n° 45, p. 12): « Je ne connais que deux théories scientifiques majeures pour lesquelles un tel défaut de vérification empirique est toléré: la théorie évolutionniste de Darwin et la cosmologie du big bang ».

  6. Vision du monde.

  7. Ce célèbre livre de vulgarisation essaye de rendre le Big Bang accessible à l’imagination; tâche impossible, face à une théorie plus mathématique que proprement physique.

  8. Repris de Déterminisme et Finalité, Paris, Flammarion, 1957, pp. 34-45.

  9. En réalité, là encore se manifeste la complexité des phénomènes biologiques : en 1914, Woodruff et Erdmann découvraient que, sous la parfaite continuité de telles cultures, se cachait un phénomène périodique de réorganisation nucléaire, qu’ils nommèrent l’endomixie et qui paraissait jouer le même rôle sauveur que la conjugaison. Des recherches ultérieures ont fait voir ensuite que l’endomixie elle-même, tout comme la conjugaison, n’était point liée à une nécessité interne, mais dépendait elle aussi de l’action de facteurs externes.

  10. On regrette de voir un parti-pris théorique induire en contradiction un éminent zoologiste : Brien décrète arbitrairement et répète à chaque page que les cellules interstitielles sont des « cellules somatiques », des « somatocytes »,

  11. Repris de Votre Santé n° 111, janvier 2009.

  12. Ndlr. Et même par les Caisses d’Assurance Maladie, qui pourtant devront financer le dépistage !

  13. Heinrich Pesch est né le 17 septembre 1854 à Cologne. Son père, un tailleur, s’établit avec ses 6 enfants à Bonn. Heinrich s’inscrivit en 1872 à l’Université de Bonn en théologie, puis en droit. Tôt dans ses études, il suivit des cours de philosophie et d’économie. Entré en 1876 dans la Compagnie de Jésus, il commença son noviciat en Hollande, les jésuites ayant été expulsés d’Allemagne par Bismarck en 1872. Pour ses années de théologie il fut envoyé en Angleterre. Durant cette période, il passa 4 ans, de 1885 à 1888, dans le Lancashire, proche de Manchester, au cœur de la révolution industrielle. Il fut ordonné en 1888. Directeur spirituel du séminaire de Mayence de 1892 à 1900, il écrivit sa première grande œuvre Libéralisme, Socialisme et l’Ordre social chrétien (1 274 pages) dans la maison qu’avait occupée le célèbre évêque social-catholique Mgr W. E. von Ketteler (18111877). Après un retour (1901-1902) à l’Université de Berlin où il étudia l’économie, il passa les 23 années suivantes à écrire son monumental Traité d’économie nationale en 5 volumes d’un total de près de 4000 pages. Son œuvre comprend également de très nombreux articles publiés dans les Stimmen aus Maria Laach dont son frère, le distingué philosophe jésuite Tilmann Pesch, était l’éditeur. Il est mort à Valkenburg en Hollande le 16 Avril 1926.

  14. Démographe, Philippe Bourcier de Carbon est Président de l’Alliance Internationale pour la reconnaissance des apports de Maurice Allais en Physique et en Économie (AIRAMA). On consultera avec profit le site de l’AIRAMA: allais.maurice.free.fr

  15. Ndlr. Il en va de même aux U.S.A avec la « Fed » et le Federal Reserve system. Il s’agit d’une banque privée dont les actionnaires sont inconnus, même si le Président américain nomme son directeur (pour 14 ans) mais en le choisissant parmi les dirigeants des banques participant au « système »!

  16. Cf. le site ktotv.com, le 12 avril 2009.

  17. Préface de Rémi Brague, Paris, l’Œuvre, 2007 (NB. Le manuscrit de ce livre fut refusé par plusieurs éditeurs chrétiens…).

  18. Thèse publiée chez Maisonneuve et Larose, (1983) 2001.

  19. Cf. Le Coran, t. I, Paris, Gallimard, (1967) 1980, p. 228.

  20. Et qu’ils utilisent toujours d’ailleurs, il suffit d’aller sur le site du rav Ron

    Chaya, par ex., pour s’en rendre compte : Leava.fr

  21. Cf. le discours de Paul VI du 11 juillet 1966. Notons que le livre du P.

    Jourdan a obtenu lřimprimatur « (seulement pour la doctrine catholique) » comme il est précisé en page 4.

  22. Cf. Le Nom de gloire ; essai sur la Qabale, Méolans-Revel, DésIris, 1992, pp. 26-28 et 252 note 30.

  23. C’est moi qui souligne en gras cette phrase dans laquelle, bien sûr, j’aurais préféré voir écrit « apparemment » à la place de « bien« , on l’aura compris. 9 A. Dumouch vient de publier deux livres en Avignon, aux Ed. Docteur angélique : sur La fin du monde (2007) et sur Le mystère de l’islam ; prophéties de la Bible et du Coran (2008). On se reportera également à son site : eschatologie.free.fr

  24. Extrait des Merveilles de l’œil, Paris, Blond et Cie, 1911, pp. 22-35.

  25. Ndlr. Même si la « bionique », science des procédés techniques mis en œuvre par les êtres vivants, progresse, nombre de phénomènes restent mystérieux. Ainsi le bourdon, compte tenu de son poids, de la taille de ses ailes et de la fréquence de ses battements d’ailes, ne devrait pas pouvoir voler.

    Or il butine tout comme l’abeille !

  26. Ndlr. La simplicité d’usage apportée aujourd’hui par la photographie numérique ne détruit nullement cette conclusion que les Drs Murat portaient en 1911.

  27. Ndlr. Ce procédé a toujours cours pour la réalisation du grisé ou des nuances de teintes dans nos imprimantes.