La société éliminatrice

Par Dominique Tassot

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Résumé : On  sait que la « sélection naturelle » est le processus imaginé par Darwin pour expliquer l’évolution des espèces. Et l’on évoque volontiers la sélection positive des plus aptes, en oubliant que l’espèce ne pourrait  effectivement se transformer que si les variétés moins aptes étaient éliminées. Or, dans la nature il n’en est rien, puisque les combats entre animaux, par exemple, ont en réalité un effet de répartition et de régulation. Seuls les individus porteurs de tares sont éliminés, ce qui exerce plutôt un effet conservateur du type moyen de l’espèce.
Mais les sociétés humaines qui s’inspirèrent du darwinisme  développèrent, elles, des procédés éliminatoires : élimination du concurrent en économie, élimination  de l’opposant en politique, etc.
Les camps de « concentration » en sont le plus affreux exemple, avec le « nettoyage ethnique ». Mais l’avortement « eugéniste » est aussi un  cas révélateur d’élimination « darwinienne ». Et le procédé s’étend aux pensées elles-mêmes puisque, avec l’ère scientifique, l’humanité a pris en charge son propre développement, doit diriger son évolution, et donc écarter ceux qui freinent son progrès. Au propre comme au figuré, notre société contemporaine se caractérisera dans l’Histoire par ses poubelles.

Écarter, éliminer, faire disparaître sont aujourd’hui les grands mots de l’action politique. Avec les mauvais éléments, le mal est ainsi sommé de décamper : il n’a pas sa place dans la société parfaite qu’il faut établir de toute urgence. La pauvreté, l’ignorance, le malheur, la saleté, la solitude, la maladie et l’imprévu sont autant d’insultes à la Raison, exigeant des mesures immédiates, des lois éradicatrices avec budgets correspondants.

Jadis, un prophète bien oublié avait pourtant annoncé : « Vous aurez  toujours des pauvres parmi vous » (Mc 14, 7) ;  mais l’humanité a changé d’ère et sait désormais affronter les tâches herculéennes avec détermination, méthode et grâce à une « gouvernance » toute nouvelle. Appliquant le programme tracé par Teilhard de Chardin, elle a pris en charge sa propre évolution,  s’est donné des objectifs globaux à la hauteur des circonstances et marche à pas  comptés vers le meilleur des mondes.

Parmi les grands inspirateurs des politiques modernes, il n’est pas douteux que Darwin n’ait joué un rôle décisif. Avec sa « survie du plus apte », il est indiscutable que doit émerger petit à petit un monde  meilleur : mieux agencé, mieux armé, mieux inspiré.

Le titre complet du livre célébré cette année, pour le cent-cinquantième anniversaire de sa publication, s’énonce en effet ainsi : De l’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle ou la survie des races favorisées dans la lutte pour l’existence.

C’est donc toujours le meilleur qui s’impose ; le progrès est une loi naturelle de portée universelle, et qu’il ne tient qu’à nous de transposer en loi sociale. Marx écrit au socialiste Lassalle, le 16 janvier 1861 : «Le livre de Darwin est très important et me sert à fonder par les sciences naturelles la lutte des classes dans l’histoire1.» En écartant le « bourgeois », variété déméritante au sein du genre humain, on fait du « travailleur », manifestement plus apte, l’élément dominant d’une société ipso facto meilleure.

De même l’économie libérale, en éliminant les concurrents moins performants, permet d’accroître la productivité et, ipso facto, élève le niveau de vie. De même encore il importe que l’espace vital soit dévolu au plus apte : l’humanité se perfectionnera ainsi d’autant plus vite. En ce sens, Rudolf Hess, à l’époque proche collaborateur d’Hitler, pouvait écrire en 1934 : «Le national-socialisme n’est rien d’autre que de la biologie appliquée

Car une lecture plus attentive de Darwin nous apprend que l’évolution progressive ne repose pas tant sur la survie du plus apte que sur l’élimination des moins aptes. En effet, si, au sein des espèces vivantes, les individus les meilleurs et les moins aptes continuaient tous de se reproduire, aucune espèce n’évoluerait vraiment. Tout au plus verrait-on changer la proportion des uns et des autres. Darwin précise donc : « Chaque  forme nouvelle tend à prendre la place de la forme primitive moins perfectionnée, ou d’autres formes moins favorisées avec lesquelles elle entre en concurrence, et elle finit par les exterminer. Ainsi l’extinction et la sélection naturelle vont constamment de concert.

 (…)  Pendant le cours de ses modifications, chaque espèce a dû s’adapter aux conditions d’existence de la région qu’elle habite, a dû supplanter et exterminer la forme parente originelle, ainsi que toutes les variétés qui ont formé les transitions entre son état actuel et ses différents états antérieurs. »2

Cette élimination de l’élément indésirable apparaît ainsi comme le procédé effectif par lequel se réalise le progrès moderne.

Un tel progrès se distingue par là de la croissance naturelle des êtres vivants, au cours de laquelle (à l’exception des dents de lait, et cela en raison de leurs composants  minéraux rigides) rien ne se perd, tout l’embryon contribue au grand’ œuvre. De même les combats entre individus de la même espèce ont pour résultat une répartition équilibrée des territoires alloués à chacun.

Le Prix Nobel Konrad Lorenz a bien étudié ce processus chez les « chiens de prairies », ces écureuils des grandes plaines nord-américaines. Chaque mâle combat pour un territoire. On pourrait donc penser que les plus faibles disparaissent, provoquant ainsi, par exemple, une augmentation de la taille moyenne. Or il n’en est rien! Quand un chien de prairie s’éloigne du centre de son territoire, sa combativité diminue et son instinct de fuite augmente; quand il se rapproche du centre, sa combativité augmente et son instinct de fuite diminue. On constate la même chose au football : on est plus combatif et on tient beaucoup plus à ne pas perdre quand on joue sur son propre terrain, devant des proches! Cette action psychologique amène une régulation là où Darwin imaginait une extermination. Dans l’absolu, le plus gros a certes plus de chance de l’emporter à la lutte. Mais dans la réalité de la vie « sauvage », quand  le gros chien de prairie s’éloigne du centre de son territoire, survient un moment où c’est le petit chien de prairie qui va gagner le combat : son agressivité est maximale,  alors que chez l’autre l’instinct de fuite a augmenté.

Donc existe dans la nature, grâce aux combats entre animaux (rarement meurtriers, notons-le), un mécanisme régulateur qui permet  une répartition équilibrée des territoires: le gros chien de prairie gagne un territoire plus grand, parce que ses besoins alimentaires sont plus grands, et le petit conserve un territoire plus petit, mais suffisant. On se trouve devant un procédé de répartition des territoires et non d’élimination du plus faible.

À l’inverse, la société moderne accouche au forceps d’un « progrès » qui résulte de décisions arbitraires, d’idées toutes faites plaquées sur une réalité qui n’en ressent nul besoin : ce qui est par nature (créée par Dieu) est plus rationnel que nos pensées, mais d’une rationalité qui nous déplaît car elle dépasse les raisons simplistes et identifiables séparément que nous sommes capables de concevoir. Ainsi l’urbanisme des « grands ensembles », parce qu’il méconnaît la priorité des besoins affectifs, fait-il fuir ceux qui veulent voir survivre en eux les états supérieurs de l’âme humaine. Du moins s’agit-il alors d’une fuite spontanée, mais le procédé éliminatoire n’en a pas moins fonctionné : le non-conforme doit se débrouiller par lui-même.

Il ne lui est proposé que de s’adapter ou de périr. Car on ne peut se préoccuper à la fois de la marche en avant collective et des desiderata de quelques passagers réfractaires.

En ce sens, il n’est pas exagéré de voir dans la poubelle, sous ses différentes formes, le plus pertinent symbole de notre époque : elle propose une solution finale à tout ce qui est « de trop », indésiré, indésirable ou superflu.

Elle accompagne le darwinisme comme son ombre, car ce mythe ne régit nullement la Nature (qui ne l’a pas attendu pour fonctionner) mais bel et bien nos sociétés artificielles qui, elles, s’en inspirent.

Il y a bien sûr la poubelle urbaine où aboutissent tous ces emballages dont l’humanité moins développée n’avait pas encore le besoin ni, partant, la fonction. Fidèle à Lamarck cette fois, la fonction a créé l’organe ; et comme il s’agit d’un organe artificiel, surajouté, il encombre après usage…

Mais il y a aussi et surtout la poubelle au figuré : tous ces organes créés pour dégager l’espace devant la marche et le progrès de l’humanité.

N’oublions pas que les « camps de concentration » furent inventés par les compatriotes de Darwin lors de la seconde guerre des Boers (1899-1902) pour parquer une population civile insoumise et manifestement moins apte à développer les richesses minières du Transvaal !

Avec le Goulag, Trotski, il est vrai, eut le ‘mérite’ d’ajouter une fonction positive à l’organe éliminateur. Ayant déclaré que « l’improductivité du travail forcé était un préjugé bourgeois » [sic], il trouva ainsi le moyen merveilleux de faire servir les « ennemis de la révolution » au triomphe de la révolution.

Les nazis, on le sait, ne laissèrent pas aux bolchéviques le monopole de cette fonction annexe des camps et pratiquèrent la rédemption par le travail. Aujourd’hui, les camps de réfugiés sont devenus un trait permanent de nos sociétés, mais seule la fonction éliminatrice est prise en compte : les Soudanais chassés des zones  pétrolifères sont les Boers du vingt-et-unième siècle.

L’avortement a changé d’échelle avec le darwinisme. Certes les Spartiates éliminaient parfois leurs enfants mal formés. Cependant, l’inventeur de l’eugénisme moderne, Francis Galton, était  le cousin germain de Darwin, descendant comme lui du Dr Erasmus Darwin, et sa pensée fut durablement marquée par  la lecture de L’Origine des Espèces. Le résultat est, là encore, la poubelle, fidèle compagne de tous les avortoirs. Mais il y a une différence de nature entre l’eugénisme antique et l’eugénisme contemporain. L’élimination d’un jeune spartiate restait un cas particulier, un évènement contingent qui pouvait ne pas se produire. Tandis que l’élimination darwinienne des moins aptes est le moteur même du  perfectionnement de l’espèce, elle est nécessaire et doit être systématique. Elle guide le fonctionnement quotidien des sociétés et finit donc par les caractériser.

L’élimination des intellects déviants ou rétrogrades figure désormais au premier rang des préoccupations des dirigeants. La pensée personnelle demeure un phénomène mystérieux qu’il semble difficile de faire « progresser » artificiellement.

Toutefois la pensée s’affirme en se communiquant, fût-ce à une feuille de papier ou à un clavier. La sélection éliminatoire portera donc sur les moyens de communication, dont les pensées indésirables se trouveront privées.

La société médiévale avait forgé une tradition du débat intellectuel : la disputatio. Il en reste un écho dans les débats contradictoires qui se tiennent parfois dans les Universités anglo-saxonnes. L’hérétique lui-même, du moins après l’institution de l’Inquisition, bénéficiait d’un procès en bonne et due forme où il pouvait développer ses arguments. Aujourd’hui, avec la concentration des communications dans un petit nombre de moyens dit « de masse », le contrôle des pensées indésirables peut se dispenser de l’appareil policier spécial que les bolchéviques avaient dû mettre sur pied.

La pensée libre n’est pas interdite, mais elle ne peut s’étendre. Elle reste contenue à une échelle qui limite sa diffusion et donc son pouvoir de survie, tandis que la pensée améliorante, la pensée progressiste, souhaitable pour un avenir meilleur, se voit renforcée par les canaux multiplicateurs croisés des programmes scolaires et des mass media. Un phénomène d’autorité joue alors à plein. La faible raison individuelle hésite, seule, à affirmer la vérité d’une idée. Elle recherche l’approbation d’autrui, la confirmation venue d’un autre esprit. La taille, la puissance, la richesse déployées par les médias de masse la dispensent de cette légitime caution.

On sait que la formule « vu à la télévision » est un  argument commercial très efficace !

Une semblable sélection a cours dans le domaine des sciences. L’autorité s’exerce, dans chaque discipline, par un très petit nombre de revues à comité de lecture. Un article refusé par ces revues, même s’il est publié ailleurs, a très peu de chance d’être cité et, par là, d’obtenir une descendance intellectuelle. La diffusion sur internet n’exerce ici aucun effet correcteur, elle peut même avoir un effet dévalorisant.

Maintenant, que penser de cette société qui entend progresser par élimination ?

Il faut, ici, d’abord noter, ce que reconnaissent les biologistes évolutionnistes eux-mêmes, que la survie du plus apte n’est qu’une tautologie. On n’a jamais pu définir l’aptitude à survivre pour une raison toute simple : tous les êtres vivants sont pré-adaptés à leur environnement naturel.

Un pinson qui se serait mystérieusement rendu apte à voler à 2000 mètres d’altitude n’y trouverait aucun avantage. Le chat son prédateur n’aurait qu’à attendre son retour, épuisé, sur l’arbre où il perche.

L’élimination darwinienne ne fonctionne donc nulle part dans la nature et se limite aux sociétés humaines qui en font l’expérience artificielle. Le bolchévisme était si invivable qu’il a été rejeté par les peuples sous le poids des promesses non tenues ; le nazisme aurait sans doute subi le même sort ; le matérialisme libéral ne sortira pas indemne d’une crise qui a mis en cause son véritable ressort : la création monétaire3.

Tous ces systèmes ont en commun la haine du christianisme (plus ou moins avouée, selon le cas). Une vraie civilisation, disait Mère Teresa, se caractérise par l’attention qu’elle porte aux plus faibles. C’est l’exact opposé de la « société-à-poubelles » qui nous environne.

Le seul progrès véritable, pour une société, est celui qui la rapproche du plan divin ; car Dieu veut pour nous le meilleur : le sain dans le mode de vie, le vrai dans le mode de pensée. Nul doute que le maléfique mythe darwinien passera, mais l’histoire le retiendra comme une phase aiguë  de la révolte des hommes contre Dieu.


1 Marx, Der Briefwechsel zwischen Lassalle und Marx, Stuttgart, Deutsche Verlag-Anstalt, 1922, t.III, p. 346.

2 Darwin, De l’Origine des Espèces (1859), trad. fr. G.-Flammarion, 1992, pp.224-226.

3 Voir ci-après les articles sur la crise économique.

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