Partager la publication "L’apothéose du Temps et le démon de l’évolution"
Par Eon Claude
Résumé : L’helléniste britannique Philip Sherrard fut aussi un profond philosophe. Il était donc bien placé pour mesurer l’ampleur du changement de vision du monde qui s’est opéré au XVIIe siècle. En réduisant l’univers à sa partie géométrisable, Galilée, Descartes, Newton et leurs successeurs ont, certes, donné un élan conquérant à la science occidentale et permis l’avénement de techniques de plus en plus savantes. Mais leur prétention à décrire l’espace et le temps sans aucun recul métaphysique rendit l’homme (réduit à l’homme-machine) quasi marginal, voire superflu, parmi les mouvements des corps matériels. Le sens de ses actes, sa conscience même, n’ont plus leur place éminente, que cette place fût donnée par référence aux archétypes de Platon, aux natures propres d’Aristote ou encore aux intentions du Créateur selon la Révélation biblique commentée par les Pères de l’Église, puis par les penseurs médiévaux. Nous verrons ici en détail comment le temps devint ainsi une sorte de substance et, donc, comment la théorie de l’Évolution, mouvement global de l’univers, devait logiquement en découler.
Ce titre est celui du troisième chapitre d’un livre de Philip Sherrard (1922-1995)1 helléniste et philosophe anglais, intitulé Image de l’homme : Image du monde [Human Image : World Image] et sous-titré Mortet résurrection de la cosmologie sacrée2. Ph. Sherrard fait partie de ces auteurs, comme Wolfgang Smith3, qui mesurent les dégâts liés à l’avènement de la révolution scientifique du XVIIe siècle et au changement de vision du monde qui en fut le fruit. « C’est un paradigme de pensée qui nous incite à nous considérer comme un peu plus que des animaux bipèdes dont la destinée et les besoins peuvent être le mieux assurés par la poursuite de nos propres intérêts sociaux, politiques et économiques. Et pour correspondre à cette image de nous-mêmes nous avons inventé une vision du monde dans laquelle la nature est vue comme une marchandise impersonnelle, une source sans âme de nourriture, de matières premières, de richesse, de pouvoir et ainsi de suite, que nous pensons avoir le droit d’expérimenter, d’exploiter, de remodeler et généralement d’abuser au moyen de n’importe quelle technique scientifique et mécanique que nous pouvons inventer et produire, afin de satisfaire et assouvir cet intérêt propre. Après nous être désacralisés nous-mêmes, nous avons aussi désacralisé la nature dans nos propres esprits : nous l’avons soustraite à la souveraineté divine et avons présumé que nous sommes son suzerain, qu’elle est notre esclave livrée à notre volonté. »
Dans le premier chapitre, l’auteur retrace la cosmologie antérieure à la Renaissance, issue de Platon, des stoïciens et bien sûr du christianisme. « Lorsque les choses vivent et agissent conformément à leur nature intrinsèque et naturelle, elles vivent et agissent dans une relation d’harmonie mutuelle fondée sur le fait que leur propre être est enraciné dans l’Être de Dieu, source de toute harmonie. » C’est cette cosmologie sacrée, et l’anthropologie qui lui est associée, qui furent détruites par la science moderne. D’où le deuxième chapitre intitulé « Le fétiche des mathématiques et l’iconoclasme de la science moderne ».
Les Kepler, Galilée, Descartes et autres Newton étaient certes de brillants mathématiciens, mais il leur manquait la sagesse.
Par absence d’une plus profonde intelligence des choses, par ignorance de la vraie philosophie, ils identifièrent Dieu avec leur grand Mathématicien cosmique. Un système géométrique infini devint alors le véritable horizon métaphysique de la nature.
Cela veut dire que, pour eux, la structure de la nature est fondamentalement mathématique, car les lois et principes mathématiques constituent le paradigme en accord avec celui que Dieu aurait utilisé pour créer le monde. Une telle vision mathématique de la nature entraîne inévitablement une conception mécanique de ses opérations. Dieu est alors relégué à être la simple cause première du mouvement. Avec une telle vision, toutes les qualités non quantifiables du monde sont perdues, désacralisées. Finalement, c’est parce que les principes mathématiques en viennent à être des vérités supérieures à Dieu que la structure mathématique fondamentale du monde pourrait survivre à l’élimination pure et simple de Dieu.
Il n’est pas exagéré de dire que la théorie de l’évolution est au fondement de toute la pensée scientifique moderne et que mettre en doute sa crédibilité est mettre en doute la crédibilité de cette pensée dans son ensemble. Pour expliquer la réalité du changement observé dans la nature, la cosmologie ancienne et chrétienne apportait une réponse bien différente.
Pour Platon, la structure ou forme qui est « dans » les choses naturelles ou dans les actes humains constitue leur essence. Celle-ci n’est pas la forme pure mais son imitation et, comme telle, aspire à la réalisation de la forme pure. Tout le monde de la nature est ainsi une copie de l’archétype des formes pures cherchant à atteindre la perfection et l’immortalité de ce modèle idéal. Ceci explique pourquoi ce monde est dans un perpétuel changement, mais avec une orientation objective finalisée. Et pourquoi la nature dépend-t-elle, pour cette finalité, de quelque chose qui la transcende ?
Parce que – dit le Timée – « [quant à] ce qui est engendré, c’est nécessairement par l’action d’une cause que cela est engendré4 ».
Le monde de la nature est un monde en devenir et tout ce qui devient doit avoir une cause.
Remarquons que par « cause » la langue grecque ne se réfère pas, comme dans le langage moderne, à un événement quelconque antérieur à son effet dans le temps ; elle se réfère à tout ce qui donne une raison à l’existence, à l’apparence de quelque chose, sans qu’il y ait nécessairement une référence temporelle.
Pour Aristote, le monde de la nature est animé d’un mouvement spontané. Mais ce changement n’est pas l’effet du hasard, car il est dirigé vers une certaine fin. Comme pour Platon, les choses de la nature aspirent à réaliser certaines potentialités. Mais, alors que dans le Timée, Dieu – le démiurge – façonne le monde selon le modèle des formes immatérielles archétypales du monde intelligible, pour Aristote, Dieu – le seul moteur immobile – est identifié à ces formes qui constituent une sorte de pluralité de moteurs immobiles, un complexe d’intelligences, lesquelles, comme dans le Timée, forment le modèle immatériel et éternel sur lequel sont modelés les mouvements et changements du monde de la nature.
Pour Aristote comme pour Platon, la différentiation des choses dans la nature, de même que le processus de leur changement, dépendent logiquement (et même ontologiquement), mais non temporellement, de la différentiation de leurs archétypes dans la réalité éternelle. C’est parce que ces archétypes représentent autant de modes intelligibles par lesquels Dieu manifeste sa propre activité, sa propre connaissance de Lui-même, qu’ils inspirent à toute la nature « un désir ou un amour » (ἐρως érôs) de Dieu, une aspiration vers Lui, chaque chose accomplissant cette aspiration dans la mesure où elle agit conformément à sa nature, à son rang et selon sa capacité. Tout cela n’implique aucune théorie de l’Évolution au sens moderne. En effet, le mouvement, par lequel chaque chose croît et se développe afin de réaliser la loi de sa nature, n’est pas une évolution ; au contraire, il représente le processus de tension qui se produit entre chaque chose et son archétype éternel.
Le christianisme a conservé le schéma d’Aristote. Implicitement, dans toutes les choses du monde de la nature existe une aspiration vers la réalisation du monde transcendant et immatériel de l’Être pur, et c’est cette aspiration qui est à la base du processus des changements et du développement se produisant dans le monde. Dieu est l’Unique qui soit éternellement et qui continuellement met en mouvement par Sa parfaite beauté tout ce qui est potentiellement porteur d’un statut d’être plus élevé. Il est la divine harmonie au cœur de toute chose. Ainsi, tout changement ou mouvement dans l’univers est inspiré par l’amour de Dieu.
Et si la réalisation de sa nature propre par une chose est si souvent frustrée, son mouvement vers Dieu si souvent dévoyé, cela n’est pas dû, comme chez Platon et Aristote, à une matière récalcitrante ni à une incapacité de la forme à s’incorporer la pure forme du monde intelligible, mais à la défaillance de la volonté humaine illustrée par la chute d’Adam. Cette chute [le péché originel] a exposé les êtres humains aux influences démoniaques qui les persuadent de penser et d’agir selon des voies qui, loin d’être en accord avec la nature humaine, conduisent en réalité à sa destruction. Ce péché du premier homme a introduit dans le reste du monde de la nature un élément de discorde, qui fait dévier, en lui nuisant, ce qui, sans cela, serait le processus naturel harmonieux par lequel toutes choses vont de l’imperfection à la perfection, de la puissance à l’acte.
Ce fut cette compréhension téléologique du processus du changement, cette vision de la nature traversée par le désir d’imiter les formes éternelles, qui constitua la cible privilégiée de l’attaque lancée, aux XVIe et XVIIe siècles, par les pionniers de la science moderne. À sa place, ceux-ci instituèrent une nouvelle théorie de la nature, de ses changements et de ses mouvements, lesquels doivent être expliqués seulement par référence à l’action de choses matérielles déjà existantes. C’est l’action d’une ou plusieurs de ces choses matérielles qui engendre le mouvement d’autres choses, produisant ainsi les diverses structures de la nature. Selon cette vue, le changement n’est plus l’expression d’une aspiration de chaque être vers un état transcendant et immortel ; il est simplement une fonction de sa structure mathématique. À l’étude du pourquoi ? du mouvement fut substituée l’étude du comment ?, et cette analyse fut confiée aux mathématiciens.
Mais l’analyse mathématique du comment du mouvement implique inévitablement de considérer l’espace comme quelque chose de purement géométrique et le temps comme essentiellement mathématique. En effet, traiter le mouvement de manière mathématique revient à l’analyser en certaines unités de distance parcourues en certaines unités de temps. Mais alors, cela veut dire que l’espace et le temps sont considérés comme des catégories objectives fondamentales, et que le monde réel est un monde de corps matériels se mouvant dans l’espace et le temps.
Avec une telle conception des choses et surtout du temps, l’esprit humain se trouvait dans une impasse et il apparut que la seule solution était d’inventer la doctrine de l’évolution. Ce qui caractérise la révolution de la pensée accomplie par les pionniers de la science moderne est le rejet total de la conception téléologique et spirituelle de la nature. Selon cette vue, l’univers est une hiérarchie d’êtres conduisant à Dieu. Dieu est ainsi la cause finale de toutes choses plus encore que leur Créateur. Toute chose ne réalise sa propre destinée qu’à la condition de vivre en harmonie avec son essence spirituelle, c’est-à-dire lorsqu’elle actualise en elle-même la virtualité divine dont elle est la manifestation. La causalité, par conséquent, n’a rien à voir avec ce que ce que nous appelons maintenant causalité physique.
Dans la nature, aucun phénomène matériel visible ne peut être la cause d’autres phénomènes. Une cause immatérielle est toujours nécessaire. L’agent du mouvement et du changement temporel est l’invisible, l’immatériel, et son mode d’action est trans-temporel, bien que ses effets se manifestent dans le monde temporel. Ceci parce que la réalité de tout phénomène réside dans sa symbiose avec ce qui n’est pas manifeste mais trans-temporel et trans-spatial. Il n’y a pas d’opposition ni de différence radicale entre le sensible et l’intelligible, la forme physique et la forme spirituelle, le fini et l’infini : l’être existe simultanément sur les deux plans physique et spirituel.
Il est donc impossible de comprendre ou d’expliquer la forme physique de quoi que ce soit avec des catégories d’interprétation n’appartenant qu’au plan physique. Cette forme ne peut être comprise que par une compréhension préalable des qualités de la réalité spirituelle dont elle est l’expression physique. De même, ce qui se produit dans le plan visible et temporel n’est pas déterminé simplement par une combinaison antérieure d’événements du monde physique. Penser le contraire présuppose que le monde physique jouit d’un statut autonome en tant que réalité finie.
La nature est donc fondamentalement qualitative, composée de choses qui sont définies par le but pour lequel elles ont été créées. Les termes des catégories par lesquels ces choses sont comprises et interprétées ne sont donc pas ceux de temps, espace, masse, énergie, etc., mais bien ceux de substance, essence, matière, forme, couleur, son, beauté, parfum, réceptivité à l’amour, à la joie, à la compassion, toutes qualités qui sont immédiatement présentes et pleinement intelligibles dans les choses elles-mêmes.
L’homme est une partie intégrale de cette nature. En vérité, sa place y est fondamentale, car il est vraiment le centre de l’univers. Non seulement il est un authentique microcosme, mais il joue un rôle d’intermédiaire et de médiateur entre Dieu et le monde qu’Il a créé.
Il est donc un lien crucial dans le processus de transformation par lequel les choses gravissent l’échelle de l’être jusqu’à leur destination finale en Dieu5. C’est ce processus téléologique, par lequel les choses passent de leur potentialité à leur actualité et dans lequel l’homme joue un si grand rôle, qui constitue ce que nous appelons le changement temporel. Ce changement est en réalité une série de transformations continues de toutes choses par lesquelles est accompli le passage du potentiel à l’actuel. Le temps y est un facteur sans grande importance ni signification ; il n’est qu’un épiphénomène accidentel de substances qualitatives et aucunement une catégorie fondamentale en soi.
La révolution intellectuelle effectuée par les nouveaux savants a consisté à substituer une nouvelle science mathématique à la physique téléologique. Cela, naturellement, implique la négation que le genre de causalité du système aristotélico-chrétien soit un principe valide d’explication. Il est remplacé par l’idée que la cause des faits observés dans la nature, ce pourquoi ils sont ce qu’ils sont, est la sous-jacente harmonie mathématique qu’ils recèlent. Le corollaire est la notion que ce qui constitue les objets réels n’est pas l’ensemble des qualités non quantifiables qui les identifient dans la conception spirituelle de la nature, mais uniquement les qualités pouvant être exprimées mathématiquement, telles que le nombre, la figure, la grandeur, la position, le mouvement.
Ce sont là les qualités premières et toutes les autres non-quantifiables sont secondaires, subjectives et sans rapport avec la constitution des objets réels.
Cette nouvelle approche ne s’applique pas seulement aux objets, mais aussi à leurs relations entre eux. Ces relations sont de nature mathématique. L’espace physique est identique à la géométrie et le mouvement devient pur concept mathématique. Le monde réel est le monde de corps en mouvements exprimables mathématiquement, ce qui veut dire que le monde réel est un monde de corps se mouvant dans le temps et l’espace, un monde de mouvements mesurables mathématiquement dans l’espace-temps. Mais cette interprétation signifie que le temps et l’espace acquièrent un nouveau statut. Cela veut dire qu’on leur donne une nouvelle signification de continua mathématiques et qu’on les élève au rang de principes métaphysiques ultimes, indépendamment des corps matériels qui les occupent. Les processus de changement et de mouvement ne sont plus compris comme autant de transformations d’êtres passant de la puissance à l’acte, mais comme des événements prenant place dans une durée mathématiquement mesurable. Mais cette idée que la temporalité du mouvement est réductible en termes mathématiques signifie que le temps devient une irréversible quatrième dimension. Il est absolu, infini, homogène, continu, indépendant de tout objet sensible, coulant sans interruption d’éternité en éternité.
Ce dont on est ainsi témoin est une véritable apothéose du temps. Le temps assume alors le statut que possédait l’éternité dans la conscience spirituelle. Cette idolâtrie du temps correspond exactement au degré d’érosion du sens de l’éternité. L’apogée a été atteint avec le livre de Stephen Hawking Une Brève Histoire du Temps. Le temps lui-même a une histoire ! Comme ce nouveau statut accordé au temps est purement fictif, il s’ensuit que toute théorie scientifique reposant sur lui est également fictive.
Cette apothéose du temps implique une vision radicalement différente de l’univers. D’abord, la compréhension du temps comme quelque chose dans laquelle nous vivons disparaît complètement. Car si le temps est un continu mesurable, il n’est rien de plus qu’une limite mathématique mouvante entre le passé et le futur. Il n’a plus d’actualité et même le moment présent ne possède plus de qualité temporelle ; il est uniquement la limite mouvante dans un processus venant du passé et allant vers un futur avec indifférence et monotonie. Ensuite, cette conception du temps signifie que les humains en sont effectivement exclus. Car la notion de temps comme continuum mathématique oblige à penser la causalité seulement en termes de forces se révélant dans les mouvements de la matière exprimables mathématiquement.
En fait, causes et effets sont maintenant vus comme des mouvements ; et alors il n’y a plus qu’à affirmer que le monde est une vaste machine mathématique indépendante consistant en mouvements de matière dans l’espace et le temps.
Mais dans un monde vu comme une parfaite machine, il y a peu ou pas de place pour l’homme.
Cette expulsion de l’homme était déjà plus qu’implicite dans la doctrine des qualités primaires et secondaires des pionniers de la science moderne. Selon la conception aristotélico-chrétienne, l’homme et la nature partagent la même destinée, l’un et l’autre engagés dans un drame divino-humain dont le couronnement se trouve dans la déification de toute la création. Mais le rôle de l’homme y est principal et crucial et, quelles que soient les distinctions faites entre qualités primaires et secondaires, l’homme est toujours uni à ce qui est primaire et, comme tel, à ce qu’il y a de plus positif, de plus créatif. La révolution scientifique a bouleversé tout cela. L’homme a été éjecté du royaume primaire, puisque les qualités primaires sont désormais identifiées exclusivement par les traits des objets sensibles susceptibles d’un traitement mathématique. Seuls ces traits constituent maintenant la réalité des objets et leur identité.
Tout ce qui n’est pas quantifiable, ce qui dans la vision spirituelle constitue justement la réalité, est désormais classé comme secondaire. Comme tels, ces êtres sont subjectifs, irréels et tout à fait sans rapport avec la compréhension du vaste système mathématique dont les mouvements réguliers dans le temps et l’espace constituent le monde réel de la nature.
L’homme ne se prête guère à un traitement mathématique exact. Ses buts, ses sentiments, amours, efforts, tout ce qui caractérise son être sont autant de qualités non quantifiables. Tenues pour qualités secondaires, elles sont dépourvues de toute réalité et étrangères au monde réel de la nature. L’homme ne fait pas partie de ce monde. Nous sommes dans le monde du dualisme cartésien : d’un côté le royaume primaire mathématique, de l’autre le royaume secondaire, le monde de l’homme, le spectateur insignifiant du grand système mathématique qui poursuit son chemin totalement indifférent à sa présence ou à son absence.
Dans ce monde, il n’y a aucune place pour une finalité causale quelconque. Dieu, pour autant qu’il ait encore un rôle à jouer, est réduit à n’être que la cause efficiente de ce système, le mathématicien inventeur nécessaire pour expliquer la première apparition des atomes, mais n’ayant plus aucun rôle à jouer ensuite. Ainsi, Lui aussi se trouve banni du processus cosmique.
Avec l’éviction de Dieu de la scène, il n’y a plus aucun but ou dessein dans le processus du changement. Le monde de la nature, le monde supposé « réel » est seulement une succession de mouvements atomiques dans lequel un objet en mouvement pousse un autre ad infinitum, avec une régularité mathématique, dans le vaste continuum du temps et de l’espace, aveugle, sans but, impersonnel, sans pitié, dépourvu de toute signification. De ce monde, l’homme est un hasard, un sous-produit passager et finalement superflu. Telle est la vision du monde, sûrement l’une des plus obscurantistes et inhumaines jamais sortie de l’esprit humain, qui est devenue la vision prédominante des temps modernes. Ce fut aussi cette conception du monde qui a imposé au XIXe siècle et aux descendants des pères de la science moderne le besoin d’inventer la doctrine de l’Évolution.
L’Évolution
Avec l’élimination de l’idée que Dieu est l’agent ultime de tous les événements et changements temporels, la responsabilité de ce qui se produit dans le monde ne peut être attribué qu’aux mouvements des atomes. Tout ce qui arrive dans le monde n’est que l’effet des changements mathématiques dans les éléments matériels de base. La causalité est logée dans les atomes eux-mêmes. Mais ni cette causalité, ni ce qu’elle produit n’ont de finalité ni de sens. Tout le processus de la nature est aveugle et sans but. C’est là que gît le motif pour inventer la doctrine de l’Évolution.
L’intelligence humaine ne peut pas se satisfaire d’une telle vision. L’omission, de la part des pionniers de la science moderne, de placer la question téléologique au cœur de leurs explications, et leur radicale exclusion d’une telle considération, revient à éliminer virtuellement l’intelligence humaine de la scène de la recherche scientifique. La conséquence inévitable de cette élimination est que les processus de la nature n’ont aucun sens, aucune finalité. C’est pour tenter de donner un sens à la succession des événements que fut inventée la théorie de l’Évolution. Dans la cosmologie chrétienne, il n’y a aucun besoin d’une telle théorie : les choses sont ce que Dieu a voulu qu’elles soient. Mais pourquoi la théorie de l’Évolution ?
La perte de vue des archétypes éternels rendait désormais impossible la relation directe des événements et phénomènes temporels avec leurs sources trans-temporelles. On ne peut alors expliquer événements et phénomènes qu’en disant qu’ils sont produits par d’autres événements et phénomènes produits avant eux.
Cela suppose la conception du temps que nous avons décrite : le temps est une catégorie métaphysique absolue, infinie, indépendante des objets sensibles, coulant sans interruption d’éternité en éternité. Dans ce continuum, événements et phénomènes se produisent dans une interminable succession où les précédents produisent ceux qui suivent. Pour donner un sens à tout ce processus, éviter le hasard ou l’arbitraire, il fallait lui trouver quelque logique interne. La causalité située dans les atomes devait être présentée comme obéissant à quelque principe intelligible. Les choses devaient être vues, mues du passé au futur, obéissant à un modèle cohérent. C’est l’attribution d’un modèle cohérent au mouvement des choses, du passé au futur, qui constitue l’essence de l’évolution. Aucune autre théorie ne pouvait être proposée qui n’eût violé les présupposés du concept adopté de l’univers. Et si grand fut le prestige accordé à ses auteurs, de Copernic à Newton, que ces présupposés furent acceptés comme axiomatiques et indiscutables. Cela s’appliquait avant tout à leur conception du temps.
Cette recherche d’un sens et d’une finalité est un essai pour briser le modèle de l’univers-machine et réintroduire quelque chose de la perspective téléologique caractérisant la vision d’une plus haute conscience non matérialisée. Tant que les physiciens étaient satisfaits de leur notion d’un monde matériel mort et mécanique, ils ne pouvaient pas accepter ni même construire une théorie de l’Évolution : leur monde ne saurait produire la vie en faisant la seule chose dont il est capable, se répandre lui-même dans l’espace. Mais une fois la notion de vie introduite dans le système, il devenait inévitable que l’essai de donner sens et finalité aux changements naturels prît la forme d’une théorie de l’Évolution.
Voilà pourquoi la première phase de développement du concept fut biologique, car ce furent les biologistes qui modifièrent le dualisme cartésien de l’esprit et de la matière en introduisant la vie comme troisième principe.
Naturellement, ce partage entre esprit, matière et vie en royaumes distincts constitue une autre aberration imposée aux savants des XVIe et XVIIe siècles par la logique de leurs présupposés. En excluant l’âme de leur explication scientifique du monde physique, ils ne pouvaient concevoir les mouvements ordonnés de la matière que comme des mouvements morts. Descartes pensait même pouvoir expliquer les faits biologiques [y compris le Mystère eucharistique !] en termes de physique mécanique.
Vers la fin du XVIIIe siècle, les géologues mirent en doute l’idée que la nature reproduisait toujours les mêmes formes spécifiques fixes, car il devenait clair que la faune et la flore étaient bien différentes de ce qu’elles avaient été dans le passé. La Nature doit donc être capable de produire des formes nouvelles et meilleures ; meilleures en ce sens d’être mieux adaptées pour survivre et vivre.
Cependant, puisque tout changement ne peut provenir que de changements antérieurs, cette nouvelle vision géologique postulait que, pour produire des organismes non identiques à eux-mêmes, les formes spécifiques de la vie devaient subir des changements dans le temps au cours de l’histoire du monde. Ainsi, tout le processus est conçu par les biologistes comme une succession sans fin d’expériences faites par la nature pour produire des organismes incarnant plus efficacement et plus intensément le principe vital. Cela ne veut nullement dire que la vie poursuit une finalité consciente. Darwin parle de sélection naturelle, mais ce procès, que Darwin lui-même n’appelle jamais « évolution », est toujours considéré comme aveugle. La nature n’est pas un agent conscient poursuivant des fins perçues consciemment.
Cette phase préparait la voie à l’étape suivante, celle de la théorie évolutionniste : la phase cosmologique intégrant le développement de la conscience humaine elle-même. En fait, c’est tout l’univers qui est soumis au processus de l’évolution.
Mais il devenait impossible de soutenir que ce processus était le seul effet du hasard s’il était capable de produire des organismes mieux adaptés. Il niait la validité du concept de monde machine. C’est précisément ici que gît l’incapacité de toute théorie de l’Évolution, quelle qu’en soit la forme, d’apporter une explication du monde adéquate à la nature intrinsèque de l’intelligence humaine, c’est-à-dire qui corresponde à la conscience propre à l’homme ou à l’ange. La conception du monde des pionniers reposait sur l’hypothèse que le temps, comme l’espace, était un principe métaphysique ultime, une entité fondamentale auto-subsistante en soi, absolue, infinie, indépendante de tout objet sensible, constituant une sorte de quatrième dimension, mais irréversible. C’est cette notion du temps qui rendait inévitable d’expliquer la causalité seulement en termes de forces se révélant dans les mouvements, mathématiquement exprimables, de la matière et donc de concevoir le monde comme une machine.
Le corollaire de ce qui vient d’être dit est très clair : abandonnez cette conception du temps, et vous enlevez la base sur laquelle toute la théorie de l’Évolution repose. Vous enlevez en fait le pilier de la cosmologie scientiste moderne. La conception du temps chez nos pionniers repose sur une condition préalable : Dieu a dû mettre en marche tout le processus cosmique. Bien que Dieu ne soit plus considéré comme la cause finale, Il est encore cause efficiente. Ainsi la conception du temps, considérée à tort comme catégorie métaphysique fondamentale, repose finalement elle-même sur Dieu, ultime réalité. Mais une fois que Dieu est éliminé de la scène, elle ne repose plus sur rien sinon sur la pure subjectivité de l’intelligence lui accordant sa confiance. La théorie de l’Évolution se balance dans le vide métaphysique ; elle est donc incapable de satisfaire l’intelligence humaine. Une théorie reposant sur un vide métaphysique ne peut pas donner de sens à quoi que ce soit.
S’il fallait une autre preuve de l’incapacité de la théorie de l’Évolution à expliquer le monde, on la trouverait dans le caractère contradictoire de la théorie elle-même. Selon la théorie, tout l’univers, y compris la conscience et l’intelligence humaines, est en évolution. Cela étant, l’évolution doit donc constituer une loi universelle et éternelle dirigeant tous les processus qui se produisent dans le continuum d’espace-temps. Cependant, si la conscience humaine est elle-même en voie d’évolution, elle ne peut pas posséder in toto la capacité de connaître la vérité. En fait, comme Bergson l’a souligné, elle ne peut rien connaître du tout. Comment peut-elle alors s’échapper de l’évolution à laquelle elle est soumise, puis appréhender et formuler une vérité éternelle s’appliquant à l’évolution elle-même ? À moins d’affirmer que l’intelligence humaine a atteint le sommet de son développement, elle n’a aucune capacité à se prononcer sur la nature des principes métaphysiques ; elle ne peut même pas affirmer qu’il existe de tels principes et encore moins qu’il existe une loi universelle à laquelle tous les objets de l’espace-temps sont soumis.
Pour affirmer cela, il faut connaître la vérité ; or, par définition, l’esprit humain en cours d’évolution ne peut pas être une faculté connaissant la vérité tout entière.
Si la conscience humaine en cours d’évolution peut, à un certain moment, échapper au processus d’évolution afin de saisir une loi éternelle gouvernant ce processus, pourquoi pas à un autre moment ? Mais dans ce cas, n’importe qui pourrait prétendre avoir saisi une telle loi. Et alors selon quels critères distinguer entre un véritable principe métaphysique et l’expression d’une conception des choses purement subjective, fantaisiste et individuelle ? En réalité, la théorie de l’Évolution récuse sa propre validité, simplement en affirmant ce qu’elle affirme. Si tout est en état d’évolution, sur quelle base l’affirmation de quoi que ce soit peut-elle être faite ?
Pourquoi une théorie manifestant si peu de respect pour l’intelligence humaine peut-elle obtenir tant d’allégeance de tant d’esprits, reste un mystère. Sur le plan psychologique, c’est une théorie très flatteuse pour l’homme égocentrique. Car elle donne l’illusion que nous avons non seulement la capacité mais l’obligation de produire des théories de la réalité. Nous en avons la capacité parce que, si la conscience évolue dans la dimension linéaire du temps, la conscience, se trouvant à la pointe la plus avancée du temps, est supérieure à toute conscience antérieure. Elle est donc en mesure de voir et de formuler une conception de la réalité plus exacte que celle de tout prédécesseur.
Nous avons l’obligation de produire de nouvelles théories du réel parce que, par définition, toutes les théories précédentes sont démodées, puisque le niveau de conscience qu’elles représentent est maintenant dépassé par l’évolution. Nous assistons alors à une succession interminable de théories, toutes éphémères puisqu’elles sont toutes basées sur une hypothèse métaphysique sans fondement et arbitraire. C’est naturellement le cas de la théorie de l’Évolution elle-même.
La théorie de l’Évolution, loin de décrire une loi éternelle gouvernant l’univers, ne représente en fait qu’une tentative erronée des savants actuels d’échapper à l’impossible dilemme que leur impose leur adhésion à une conception métaphysique du temps qui n’est que pure illusion, ainsi qu’au genre de causalité l’accompagnant, inévitablement légué par leurs ancêtres comme Galilée et Newton. L’abandon de la théorie de l’Évolution ne sera possible que lors de l’abandon de ses présupposés métaphysiques. On peut dire que cette théorie donne surtout une preuve de la dégénérescence de l’esprit humain au cours des derniers siècles.
Le retour à une véritable cosmologie chrétienne implique une compréhension de la signification du mouvement. Il faut comprendre que tout effet comportant un aspect spatio-temporel a une cause spirituelle, ni temporelle ni spatiale.
Ce qui est perçu comme mouvement et changement dans le monde physique, ce sont les épiphénomènes des changements dans le statut de l’être. L’aspect spatio-temporel de ces changements est observable et mesurable mathématiquement. Les changements dans le statut de l’être, qui produisent ces effets temporels et spatiaux et sont leur cause, ne peuvent être vus que par les yeux de l’esprit et ne peuvent nullement s’exprimer en termes mathématiques. La théorie de l’Évolution, selon laquelle les changements dans le monde physique, aussi bien que dans la conscience humaine, sont une partie d’une chaîne causale ayant son origine lointaine dans un passé spatio-temporel et se dirigeant vers un futur spatio-temporel, est totalement incompatible avec le principe de transformation qui est au cœur de toute doctrine spirituelle et signifierait, si elle était vraie, que ce principe est faux et illusoire. C’est pourquoi les avocats de la théorie de l’Évolution, et du concept de temps qu’elle présuppose, sont nécessairement – qu’ils en soient conscients ou non – les collaborateurs des forces qui essaient de corrompre l’intelligence, par l’homme, du principe capital d’une authentique vie spirituelle, en fait de corrompre la vie humaine à sa racine. C’est pour cette raison que les savants modernes, qui prétendent remplacer le modèle mécanique [ou plutôt mécaniste] de l’univers par quelque modèle plus compatible avec une compréhension spirituelle et religieuse de la vie et qui, en même temps, adhèrent rigidement au dogme de l’Évolution, sont plus insidieusement anti-spirituels que les purs matérialistes qu’ils aiment croire avoir remplacés. Ils sont en effet forcés de déformer et de pervertir cette compréhension spirituelle afin de l’accommoder à leur dogme évolutionniste6.
1 Formé à Cambridge et Londres. Pionnier des études du grec moderne et traducteur. Il a écrit de nombreux livres sur les thèmes philosophiques et littéraires grecs. Il fut aussi le traducteur et éditeur (avec G.E.H. PALME et Kalistos WARE) de la Philocalie (Philokalia), une collection de textes en cinq volumes des maîtres spirituels de la tradition chrétienne orientale. Un livre de ses propres poésies fut publié la dernière année de sa vie. Penseur profond, engagé et imaginatif, ses écrits théologiques et métaphysiques couvrent un vaste champ de sujets, depuis la division de la chrétienté entre l’Orient grec et l’Occident latin, jusqu’au caractère sacré de l’homme et de la nature.
2 Ph. SHERRARD, Human Image : World Image. The death and resurrection of sacred cosmology, Limni, Evia, Grèce, Denise Harvey, 2004, (princeps par Golgonooza Press en 1992).
3 Ndlr. Nous renvoyons nos lecteurs aux divers articles de cet auteur déjà publiés dans Le Cep.
4 PLATON, Timée, 28c.
5Ndt. « L’homme est vraiment un « microcosme », un univers en miniature. C’est pourquoi, symboliquement parlant, l’homme est situé au centre même du cosmos. En lui tous les rayons convergent ; ou plutôt à partir de lui ils rayonnent dans toutes les directions jusqu’aux extrémités de l’espace cosmique. Sans aucun doute, la raison de cette centralité est que l’homme, ayant été fait « à l’image de Dieu », porte en lui-même le centre à partir duquel toutes choses ont jailli. Et c’est aussi la raison pour laquelle il peut comprendre le monde et pourquoi le cosmos est intelligible pour l’intelligence humaine », écrit W. SMITH dans« Progress in retrospect » in Cosmos & Transcendence, Sherwood Sugden & Cy, princeps 1984, 3e édit. 1990, ch. 7, p. 142.
6 Un cas exemplaire est celui de Teilhard de Chardin et de ses successeurs, tels que Rupert Sheldrake dont la critique fait l’objet du chapitre 5 de Human Image : World image.