Partager la publication "Le mètre a-t-il été mesuré ?"
Par Tassot Dominique
Résumé : Notre mètre est la dix-millionnième partie du quart du méridien terrestre, enseigne-t-on, établi comme étalon suite à une décision de l’Assemblée constituante du 26 mars 1791. Puis il fut imposé par la Convention comme unité officielle le 18 germinal An II (1795). Or la mesure sur le terrain d’un arc de méridien allant de Dunkerque à Barcelonne n’avait pu s’achever, vu les remous d’une Assemblée révolutionnaire qui crut bon de supprimer l’Académie des Sciences en 1793. En réalité, cette mesure était parfaitement inutile puisque le méridien avait été mesuré au Pérou sous Louis XV. Il suffisait donc de diviser la mesure du méridien, déjà connue en toises, pour fixer la longueur du mètre.
À la suite de Descartes, les hommes des Lumières abandonnèrent l’idée que les autres êtres, dans l’univers, avaient été créé pour l’homme. Or si la nature n’avait pas été ajustée sur l’homme, c’était à l’homme de se plier à elle. Ainsi s’explique la substitution du mètre à la toise. Le Rapport sur la vérification du mètre qui doit servir pour la fabrication des mesures républicaines, le 18 messidor An II (7 juillet 1795), commençait par ces mots :
« L’Assemblée Nationale Constituante, ayant voulu établir un système de poids et mesures qui eût sa base dans la nature, et qui, par sa simplicité et sa généralité, pût mériter d’être adopté par toutes les nations instruites, décréta que les mesures et les poids seraient tous rapportés à une unité principale de mesures linéaires, et qu’on prendrait pour cette unité, qui serait appelée mètre, la dix-millionième partie de la distance comprise depuis le pôle de la terre jusqu’à l’équateur1. »
Il s’agissait bien d’établir un étalon universel. L’homme n’étant plus conçu que comme une particularité dans l’univers, cet étalon serait donc pris directement dans la nature. Le Rapport lu à l’Académie le 19 mars 1791 notait à ce sujet :
« On peut réduire à trois les unités qui paraissent les plus propres à servir de base : la longueur du pendule (battant une seconde à 45 degrés de latitude), un quart de cercle de l’équateur, enfin un quart de méridien terrestre. La longueur du pendule a paru en général la préférable ; elle présente l’avantage d’être plus facile à déterminer, et par conséquent à vérifier, si quelques accidents arrivés aux étalons en amenait la nécessité. De plus ceux qui voudraient adopter cette mesure déjà établie chez un autre peuple, ou qui, après l’avoir adoptée, auraient besoin de la vérifier, ne seraient pas obligés d’envoyer des observateurs à l’endroit où la première opération aurait été faite (signé Borda, Lagrange, La Place, Monge, Condorcet)2. »
Nonobstant la commodité du pendule-étalon, le méridien terrestre l’emporta. Un historien américain, le Pr Steven Hahn décèle ici l’influence politique de Laplace, à l’affût de nouvelles mesures géodésiques, ainsi qu’une opération de prestige pour le gouvernement3 : durant plusieurs années, l’équipe des Poids et Mesures, animée par Delambre et Méchain, serait vue dans la France entière, établissant par triangulation, de clocher en clocher, la longueur du méridien entre Dunkerque et Barcelone. On saurait ainsi que la science servait la République4. Mais, en août 1793, l’Académie est supprimée et le travail sur le terrain est suspendu… ce qui n’empêchera pas la loi du 18 germinal an II (17 avril 1795) d’établir le système métrique.
Comment pouvait-on instaurer la nouvelle unité « prise dans la nature », alors que la distance supposée nécessaire pour l’établir en mesurant un arc de méridien n’était pas encore connue ? Pour un historien américain, le Pr Hahn, la réponse est simple : la longueur adoptée avait été décidée avant le travail d’arpentage. Le Rapport du 18 messidor An II expose en effet que :
« L’Assemblée Conventionnelle, voulant dès à présent faire jouir les nations des avantages du nouveau système de poids et mesures, a pensé qu’en attendant la fin des opérations, il convenait de faire un étalon provisoire, qui serait déterminé d’après l’ancienne mesure de la méridienne de France, faite par l’académie des Sciences, étalon dont la précision serait suffisante pour tous les besoins du commerce, et auquel d’ailleurs il est probable qu’on ne sera obligé de faire que de très légères corrections, lorsque l’étalon définitif aura été déterminé… La longueur de ce mètre, relativement à la toise, est basée sur le 45ème degré de latitude = 57.027 toises. D’où le rapport inverse : 1 mètre = 0,513243 toise. La toise dont il s’agit ici est celle qui a servi pour la mesure des bases de l’arc terrestre au Pérou, et pour celle des bases de la méridienne de France. Cette toise est de fer5, et l’on doit remarquer que les deux bases ont été mesurées lorsque la température était à 13 degrés du thermomètre de Réaumur6. »
Ainsi, malgré tous ses efforts, l’homme devait renoncer à sortir de lui-même. Le mètre ne pouvait être un objet isolé dans la nature ; il était lui-même le produit d’une opération humaine, et on ne rencontra aucun inconvénient pratique à le définir par rapport à l’ancienne toise, c’est-à-dire à la largeur d’un homme bras écarté : « toise » vient en effet de « tensa » (participe passé neutre pluriel du verbe tendo « tendre »), dans l’expression tensa brachia, « bras étendus ». Comme la toise royale valait 1,949 mètres, la demi-toise eût donc rendu tous les services escomptés. On pouvait même conserver l’aune, du francique alina, « avant-bras »), qui mesurait 1,18844 mètre. Une aune « métrique » ou « usuelle » valant 1,20 mètre fut d’ailleurs créée en 1812 pour former la transition entre l’aune et le mètre. Les avantages de la normalisation et du système décimal se fussent appliqués de la même manière, sans avoir à bouleverser les habitudes. Mais on voulait une unité tirée de la nature, d’une nature déjà conçue comme étrangère à l’homme.
Un siècle plus tard, l’abbé Moigno notera que la coudée sacrée égyptienne, étalon des longueurs de la Grande Pyramide, est exactement égale à la dix-millionième partie du demi-axe polaire de la Terre, soit la distance du centre de la Terre à ses pôles. La coudée sacrée avait été définie avec précision par Newton, dans sa Chronologie des Anciens Royaumes, il s’en servait pour donner les dimensions du Temple de Salomon. Elle mesure 52,36 centimètres. Moigno ajoutait : « Cette longueur est invariable ; tandis que celle qu’on a appelée mètre, la dix-millionnième partie du quart du méridien terrestre, est essentiellement multiple et variable avec le méridien à mesurer : il est en effet des méridiens plus grands et des méridiens plus petits ; le mètre, par conséquent, est un non-sens quand on le sépare du méridien de Dunkerque d’où on l’a déduit. »
De là ce paradoxe : l’unité artificielle, c’était le mètre ; on l’imposait au nom de la science de la nature. Mais si l’on fait l’hypothèse d’un mètre connu depuis la haute antiquité et gardé secret parmi les bâtisseurs, tout ne s’explique-t-il pas simplement et clairement ? La nouvelle unité était prédéterminée : il n’était donc nul vrai besoin de la mesurer sur le terrain. On connaissait d’avance le résultat, avec le rapport de la toise au mètre.
Alors pourquoi divulguer le véritable étalon dont le peuple s’était jusqu’alors bien passé ? En toute chose, dit La Fontaine, il faut considérer la fin.
Pour les hommes de la Révolution, le grand-œuvre consistait à éclairer le peuple, même si, selon le mot de Voltaire, « le peuple se laisse d’autant mieux éclairer qu’on a soin de ne l’éclairer que peu à peu ».
L’humanité nouvelle, guidée par le flambeau de la Raison, enfin parvenue au grand carrefour dans la marche du Temps et prête à se libérer des chaînes sacerdotales, pouvait-elle recevoir un plus noble cadeau de la part des initiés chargés de la tirer hors de l’obscurantisme ?
1 P.-S. de LAPLACE, Rapport sur la vérification du mètre qui doit servir pour la fabrication des mesures républicaines, Paris, de l’Imprimerie de la République, An II, p.3.
2 P.-S. de LAPLACE, Rapport sur le choix d’une unité de mesure lu à l’Académie des Sciences le 19 mars 1791, imprimé par ordre de l’Assemblée Nationale, s.d., p. 2.
3 Un historien remarque : « Il est intéressant de noter comment, dès cette époque, le parallèle est frappant entre la commission des poids et mesures et la commission du calendrier : dans les deux cas, les idéologues et les politiques entourent, encadrent les scientifiques, les buts des uns étant très différents de ceux des autres. Il en sera de même pour l’établissement du calendrier républicain. » (Michel FROESCHLÉ, « À propos du calendrier républicain : Romme et l’astronomie », Annales historiques de la Révolution française, no 304 « Gilbert Romme. Actes du colloque de Riom (19-20 mai 1995) », avril-juin 1996, p. 303-325).
4 S. HAHN, « Conférence donnée au Collège de France le 21 mai 1984 » (notes personnelles de l’auteur).
5 En 1889, le mètre étalon conservé au Pavillon de Breteuil (Bureau International des Poids et Mesures) fut remplacé par une barre en alliage de platine-irridium, moins sensible à la dilatation. Depuis 1983, le mètre a cessé d’être une mesure absolue, puisqu’il se rapporte désormais à la seconde. C’est « la longueur du trajet parcouru par la lumière dans le vide pendant une durée d’un 299 792 458ème de seconde ». Et cette seconde est elle-même définie en relation avec les radiations d’un atome de césium supposé être à la température (impossible à atteindre) de 0° Kelvin, le zéro absolu.
6 P.-S. de LAPLACE, Rapport sur la vérification du mètre…, op. cit., p. 4-5.