Partager la publication "Faudrait-il en revenir au Moyen Âge ?"
Par Dominique Tassot
Résumé : On évoque souvent le Moyen Âge comme une époque heureusement révolue, marquée par un mode de vie arriéré et des techniques primitives. Dans cette optique, à notre époque de téléphones mobiles, d’avions et d’ordinateurs, comment pourrait-on attacher la moindre importance aux croyances et aux pensées médiévales ?
Il y a ici une vaste méprise. Le Moyen Âge, en réalité, fut une époque très inventive ; surtout, il inaugura des progrès techniques visant à faciliter la vie quotidienne de toutes les couches sociales. En effet, les anciens empires païens affectaient le travail servile aux esclaves, tandis qu’après Jésus-Christ les moines, astreints personnellement et aux offices et au travail manuel (ora et labora), recherchèrent tous les moyens d’augmenter la productivité. C’est donc l’esprit spécifique de la chrétienté, le souci des humbles, qui lança l’humanité sur la voie d’une élévation générale du niveau de vie. Mais en récusant cet esprit, notre société risque aujourd’hui d’orienter ses techniques vers d’autres objectifs, visant surtout à conforter la domination du petit nombre qui finance les recherches. Est-ce là le véritable progrès ?
Bien des jeunes âmes (et de moins jeunes), hypnotisées par le progrès technique, associant ce progrès à la modernité laïcisée, aperçoivent mal la place de la foi dans un univers qui semble désormais se construire sans cette dernière : nous sommes à l’âge des autoroutes, de la lumière électrique, de la radio et de l’ordinateur, etc., et tout cela est œuvre humaine, œuvre de l’homme seul, semble-t-il.
Certes, la religiosité médiévale eut des élans admirables : les cathédrales, les croisades, la chevalerie… Mais ce temps est révolu, tout a changé ; nous ne vivons plus dans le même monde ! Notre science a tant progressé que nous ne pouvons plus croire aux mêmes choses ! Pourquoi demander au Ciel les récoltes régulières que l’on obtient désormais de l’engrais ?
Nous ne ferons pas aux lecteurs du Cep l’injure de penser qu’ils s’arrêtent à une vision aussi superficielle des choses. Mais force est de constater que l’immense majorité de nos contemporains, après deux siècles d’imprégnation par le mythe du progrès, peine à comprendre la continuité substantielle qui relie toutes les époques de l’Histoire.
Car, derrière les circonstances matérielles propres à chaque siècle, se laissent deviner les constantes intemporelles de la vie humaine. Dieu ne change pas, et d’où qu’on parte, les sentiers menant à Lui convergent nécessairement sur les mêmes grand-routes. De son côté, l’homme est à l’image de Dieu, et sa nature demeure par là aussi immuable que la nature des minéraux ; elle est irréductible aux outils dont il use. L’éloquence de Cicéron n’est pas plus dans la toge que le charme de Verlaine dans la bicyclette !
Mais il ya plus ! Les techniques modernes ont pour objet particulier d’atténuer la pénibilité physique du travail et de faciliter la vie matérielle de tous. Ce n’était pas une motivation forte pour la société antique : les minorités dirigeantes s’y entouraient d’esclaves. Or comment est-on passé d’une forme de société à l’autre ? Précisément grâce à l’activité inventive de ce « Moyen Âge » si méconnu, activité largement due aux monastères et à l’esprit de foi.
Les moines, astreints chaque jour à la récitation des offices, ne disposent que de peu d’heures pour leur travail journalier. Tout ce qui augmentait la productivité fut dès lors accueilli avec ferveur. Si les moulins hydrauliques étaient connus dès l’Antiquité, ils demeuraient très rares. En 63 avant J.-C., lorsque les soldats de Pompée conquirent le palais de Mithridate, ils furent remplis d’admiration devant son moulin[1]. Les fouilles de Venafro, à l’Est du mont Cassin, ont mis au jour un moulin romain dont la meule mesurait 2,1 mètres de diamètre. À raison de 46 tours par minutes, ces meules pouvaient écraser 150 kilos de blé à l’heure, tandis que deux esclaves dans le même temps, avec un moulin à bras, ne pouvaient en écraser que 7 kilos ! Mais le moulin coûtait fort cher et nécessitait une source d’énergie, tandis que les esclaves ne prélevaient en nourriture que 20% de la farine produite (soit l’équivalent de notre moderne TVA sur les produits industriels et les services).
La mécanisation du travail servile ne fut donc entreprise méthodiquement que par la société médiévale, laquelle fit peu à peu disparaître l’esclavage et légiféra sur le servage.
Les abbayes s’équipaient d’un moulin à eau non seulement pour moudre, mais aussi pour broyer, tamiser, fouler et tanner. Sur les seules terres de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés (détruite à la Révolution), on comptait au IXe siècle 59 moulins !
Les laïques suivirent le mouvement, se regroupant pour financer un moulin ou pour en louer l’usage. La première société par actions vit le jour au XIIe siècle à Toulouse : cette Société du Bazacle possédait des moulins sur la Garonne ; les actions s’achetaient et se vendaient librement sur le marché, à un cours variant avec le rendement des moulins. [Elle fut nationalisée en 1946, comme tous les petits fournisseurs locaux d’électricité].
Pour pallier les variations de débit de la Garonne (de 350 m3/s en bas étiage à 9 000 m3/s en temps de crue), on avait commencé par installer des moulins flottants, parfois emportés par le courant. Puis les ingénieurs du XIIe s. construisirent une série de barrages sur le fleuve, ce qui permit aussi d’augmenter la puissance des moulins en tirant profit de la chute d’eau.
L’historien Jean Guimpel n’a donc pas hésité à parler d’une « révolution industrielle » au Moyen Âge, révolution dont il situe l’apogée entre 1254 et 1277, date après laquelle, écrit-il, « de raisonnée, la foi devint sentimentale[2]. » Car le dynamisme technique, comme toute activité inventive, relève de l’esprit, et tout particulièrement d’une pensée réaliste, celle qui se laisse guider par la Pensée créatrice à l’origine des lois de la nature comme des êtres qui la peuplent. Il n’est donc pas étonnant que les ingénieurs et artisans du Moyen Âge aient été aussi féconds en inventions pratiques. Jean Guimpel en a dressé un tableau chronologique qui montre bien l’accélération des découvertes à partir du XIIe siècle, c’est-à-dire au moment où l’idée de chrétienté devint le concept général donnant sa forme particulière à toute la société.
Nous avons cru utile de reproduire ce tableau sans commentaire : on comprend, à sa lecture, à quel point il s’agit d’inventions absolues, d’acquis définitifs pour l’humanité entière (comme le bouton, le vérin, le cadran d’horloge, la portée, les notes de musique, etc.).
Il ne s’agit pas de ces gadgets qui flattent aujourd’hui la vanité du grand nombre comme ils flattaient jadis celle du petit nombre.
Chronologie des principales inventions médiévales:
VIe-VIIe-VIIIe-IXe siècles:
526 Moulins flottants (sur le Tibre)
VIIIe Étrier (Europe)
VIIIe Fonte de cloches en bronze
fin VIIIe Assolement triennal
v. 800 Collier d’épaule à armature rigide (lère représ.)[3]
816-834 Tour à aiguiser (lère représ.)
v. 850 Système harmonique : organum ou diaphonie
IXe Introduction de l’archet
IXe Ferrure à clous (Europe)
IXe-Xe Extension des traits latéraux pour l’attelage en tandem
Xe siècle:
987-996 Moulin à bière
Xe Arbre à cames à usage industriel
Xe Charrue à avant-train, coutre, soc et deux mancherons (lère représ.)
XIIe Arbalète à crochet
Xe-XIIe Perfectionnement du procédé de production de l’argent par fusion plombeuse d’un minerai cuprifère
XIe siècle:
1000-1010 Premier vol aérien documenté
v. 1030 Système des « neumes » inscrits sur portée de lignes horizontales parallèles pour indiquer le ton
v. 1030 Système qui désigne les notes de la gamme : ut, ré, mi, fa, sol, la, si
1040 Moulin à chanvre
v. 1050 Fléau articulé
1077-1082 Herse (lère représ.)
1077-1082 Cheval dans l’agriculture (lère représ.)
1086 Moulin à foulon
XIe Cheminée
XIe-XIIe Multiplication de dérivations pour la force motrice
XIIe siècle:
ca. 1100 Alcool (à 60°) obtenu par distillation
1120-1025 Moulin mû par les marées
1138 Moulin à tan
1147 Bois gravés pour lettres initiales ornées des manuscrits
1180 Moulin à vent
v. 1180 Attelage en file (avec collier d’épaule) (lère représ.)
1195 Moulin à aiguiser
1195 Boussole (lère mention en Europe)
1197 Moulin à fer
XIIe Découverte de l’acide nitrique
XIIe Moulins sous les ponts
XIIe Barrages sur les rivières
XIIe Voûtes d’ogives
XIIe Arc-boutant
XIIe Escalier à vis
XIIe Laie à brettures[4]
XIIe Pains de savon dur
XIIe Dissection d’animaux
XIIe Métier à tisser à deux lisses à pédale
XIIe Bricole [de harnais]
XIIe Fermes modèles (cisterciennes)
XIIe Amélioration chez les cisterciens de l’élevage des moutons par croisement
XIIe Concentrations de machines hydrauliques dans une usine cistercienne
XIIe Rosace
fin XIIe Mécanisme de moulin avec roue en dessus (lère représ.)
XIIe-XIIIe Combles à fermettes
XIIe-XVe Pavage : volume des dalles carrées progressivement réduit
XIIIe siècle:
début XIIIe | Aiguille de carde métallique | |
v. 1204 | Boutons | |
v. 1240 | Tour à poulie et à deux pédales (lère représ.) | |
v. 1240 | Scie hydraulique avec avance automatique de la pièce à scier (lère représ.) | |
v. 1240 | Scie à recéper les pieux sous l’eau (lère représ.) | |
v. 1240 | Vérin (lère représ.) | |
v. 1240 | Essai d’échappement pour automates (lère représ.) | |
v. 1240 | Chauffe-mains dont le porte-braise est | |
suspendu à un cardan | ||
v. 1250 | Gouvernail d’étambot (Europe) (lère représ.) | |
milieu XIIIe | Brouette (Europe) (lère représ.) | |
milieu XIIIe | Métier à tisser horizontal à 2 ouvriers | |
milieu XIIIe | Tour à perche (lère représ.) | |
1251 | Moulin à moutarde | |
1269 | Projet de perpetuum mobile magnétique | |
1269 | Boussole avec une échelle de référence | |
divisée en 360° (lère représ.) | ||
1269 | Portes à clapet fermées automatiquement | |
par le flux de la mer | ||
1272 | Moulin à retordre la soie | |
1276 | Moulin à papier | |
1285 | Écluse à sas ou à double porte | |
v. 1286 | Lunettes à lentilles convergentes pour presbytes | |
1289 | Impression à la planche | |
1290 | Calcul de la latitude de Paris | |
XIIIe | Charrue à patin et à un seul mancheron (lère représ.) | |
XIIIe | Diffusion du rouet à filer | |
XIIIe | Arbalestrille pour prendre la hauteur d’une étoile | |
XIIIe | Emploi du charbon dans l’industrie | |
XIIIe | Emploi du verre dans l’appareillage scientifique | |
XIIIe | Palonnier | |
XIIIe | Chaînage de fer pour renforcer les murs | |
XIIIe | Introduction de la broie | |
XIIIe | Perfectionnement du quadrant XIIIe |
XIIIe Arbalète à tour (deux manivelles et un crochet)
fin XIIIe Charrue tourne-oreille à versoir mobile et à soc symétrique (lère représ,)
fin XIIIe Miroir de verre
fin XIIIe Mécanisme d’horloge avec poids et roues
XIIIe-XVe Arbalète à pied de biche
XIVe siècle
1311 Carte avec projection plate carrée et rose des vents à 32 divisions
v. 1315 Boussole portative avec couvercle en verre 1320
Ourdissage sur cadre en bois pour tissag des draps (lère représ.)
1321 Moulin à mortier
1323 Soufflets hydrauliques
1327 Canon (lère représ,)
v. 1330 Rectangulus complexe pour mesurer et comparer les hauteurs
v. 1330 Equatorium perfectionné pour montrerl a position des planètes
1335 Ponts pré-fabriqués et articulés (lère représ.)
1341 Boulets de canons en fer
1349 Tour à bois
1350 Moulin à pastel
1351 Énergie hydraulique pour étirage du fil d’acier
1370 Aiguille en fer
v. 1380 Rouet à pédales à ailettes
v. 1380 Découverte de la fonte (Europe)
1390 Moulin à vent à toit tournant
1396 Avant-train mobile
XIVe Hauts fourneaux
XIVe Sabliers
XIVe Cadran d’horloges
XIVe Verre à couronne
XIVe Fourchettes
XIVe Instruments à cordes munis d’un clavier fixe
XVe siècle:
1405 Couleuvrine, lère arme à feu portative (lère représ.)
1412 Dissection de cadavres (lère représ.)
Début XVe:
Pompe aspirante et foulante (lère représ.)
Fuseau à ailettes
Emploi de la poudre pour miner un château (lère représ.)
Planche à peigne, fixé au pied
Appareil de distillation en verre
Caravelle
Canon avec hausse (lère représ.)
Machine à forer les tuyaux de bois (lère représ.)
Machine à aléser les canons (lère représ.)
Machine à polir les pierres précieuses (lère représ.)
Système bielle-manivelle (lère représ.)
v. 1445 Caractères d’imprimerie mobiles
Ajoutons cependant que des inventions avaient pu apparaître ailleurs, mais sans être menées à leur terme et sans devenir vraiment utiles. C’est le cas de l’aiguille aimantée. Elle était déjà connue des Chinois, mais c’est Pierre de Maricourt (1315) qui en tira parti pour fabriquer une boussole précise, portative et apte à la navigation. Il en alla de même pour le papier.
Ce qui fait la fécondité des inventions, leur utilité sociale, ce n’est donc pas la date – lointaine ou récente – de leur découverte, mais l’esprit de la société qui les développe. Les civilisations antiques connues, Chine comprise, cultivèrent ce qui flattait la vanité des grands, et leurs chefs-d’œuvre (artistiques notamment) nous étonnent et nous émeuvent encore.
Mais la chrétienté médiévale a lancé l’humanité sur un chemin bien différent : celui du développement (au sens plein de ce mot : celui d’une élévation générale, dans toutes les couches de la société, de la qualité de vie, de l’instruction, de la santé, de l’art et d’une bonne administration).
On juge une société – disait Mère Teresa – à la place qu’elle donne aux plus faibles. Ce ne fut, au fond, qu’une application de cette sentence de l’Évangile : « Chaque fois que vous l’avez fait au moindre de mes frères que voici, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25, 45)
Il y avait là en germe, dans ce style d’inventions, la spécificité des sociétés chrétiennes, telle qu’elle put se manifester à partir du haut Moyen Âge, lorsque les persécutions ayant cessé, les chrétiens se mirent à influencer la société. La dignité de vie des humbles, tel fut bien l’objectif spécifique des technologies médiévales, et nous vivons encore sur cette lancée. Mais en partie seulement, et pour combien de temps ? Car l’esprit du progrès technique a changé ; nos dirigeants n’ont plus ce lien personnel avec leur peuple qui caractérisait la féodalité. Les intérêts si divers des professions et des forces économiques et sociales ne trouvent plus devant eux l’arbitrage de chefs d’État soucieux de paraître un jour devant le Juge qu’on ne suborne pas, conscients encore qu’une réussite matérielle durable présuppose un ordre social qui fasse leur juste part aux dimensions supérieures et aux fins dernières de l’homme.
L’anarchie, avec la guerre de Cent Ans, a cassé la chrétienté médiévale comme l’anarchie des temps barbares avait dissous l’Empire romain. Elle délite aujourd’hui le continent africain. Or il n’y a pas plus de place pour les constructeurs ou les inventeurs dans l’anarchie, qu’il n’y en eut pour les savants durant la Révolution française : la décapitation de Lavoisier en reste le symbole ! L’anarchie commence dans les esprits, et le matérialisme de la gouvernance mondiale en gestation ne saura susciter, face à l’uniformité anonymisante de ses procédures mécaniques, qu’une multiplication réflexe du « chacun pour soi », ce dissolvant universel auquel aucune civilisation ne peut résister.
La véritable rationalité commence par reconnaître en tout homme l’image divine qui en fait une personne raisonnable, donc responsable de son bien-être propre comme de sa contribution sociale.
Contribution irremplaçable, puisque Dieu ne dispense la vie qu’à des êtres comptés un par un et auxquels Il destine leur mission unique.
La vraie question n’est donc pas de savoir s’il faut en revenir à la lampe à huile, mais celle de savoir comment préserver la rationalité sociale supérieure qui nous a donné tant la science européenne que le progrès technique associé.
Quelle que soit l’époque, « cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). L’esprit chrétien demeure donc, aujourd’hui encore, la réponse aux vrais besoins de notre société technologique comme il le fut jadis pour la société technicienne du Moyen Âge.
[1] Jean GUIMPEL, La révolution industrielle du Moyen Âge, Paris, Seuil, 1975, p.13 sq. :s’y référerpour toutes les indications d’histoire des techniques qui suivront.
[2] Ibid., p. 245 sq.
[3] Cette mention indique la première apparition sur des sculptures, gravures ou enluminures. L’invention peut être plus ancienne.
[4] Marteau dentelé permettant au tailleur de pierre de tracer des raies régulières