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Par Pierre Chrétien
Importance de l’enseignement oral1
Résumé : Les hasards de la guerre firent de Pierre Chrétien un campagnard. N’ayant plus à proximité les bons établissements qui, en d’autres temps, eussent accueilli ses enfants, il fît le choix de l’école à la maison. Ainsi découvrit-il la nécessité d’une pédagogie adaptée, essentiellement orale. On verra ainsi que bien des aspects de l’enseignement répondent aux nécessités pratiques de la classe collective et sont inutiles voire contre-productifs dans une relation personnelle de maître à élève. Et l’on sort ainsi du dilemme entre têtes « bien faites » et têtes « bien pleines ».
Je dois avouer que je me suis trouvé fort embarrassé lorsque l’institutrice qui s’occupait de mes enfants fut dans l’obligation de rejoindre sa famille. Nos recherches pour retrouver une autre « Mademoiselle » n’ayant pas abouti, je n’avais plus d’autre solution, habitant en pleine campagne, que de me transformer en « Mademoiselle » pour les trois aînés : mes deux filles, Michelle et Paule, qui entraient en 4ème, et mon fils Georges qui entrait en 7ème. Ma femme de son côté prenait en charge Jean, âge de 5 ans ½.
Conscient de mon incompétence totale et tenu par tous les travaux de jardin, je pris la solution de tout le monde : 3 abonnements à des cours par correspondance. Bien entendu, désireux de tout centrer sur le plan chrétien, je m’adressai à un cours catholique d’excellente réputation et dont les cours m’ont d’ailleurs paru, à moi, qui suis un adulte, remarquables.
Le résultat fut désolant ; en moins de trois mois, la maison devint un véritable enfer. Dois-je ici décrire les scènes de désolation lorsqu’arrivait la fin de la semaine et que les devoirs n’étaient pas faits ou mal compris ? Rien que pour Georges, il fallait en plus du cours une personne attachée à son service. Cours et devoirs se succèdaient tout le long de la journée à la cadence d’un cours toutes les ½ heures : Instruction religieuse – Lecture – Vocabulaire – Texte expliqué – puis Arithmétique –
Histoire naturelle – puis Histoire – etc., etc…, un véritable travail à la chaîne, la lutte contre la montre comme on dit dans les courses cyclistes.
Mon pauvre Georges commençait à peine à s’intéresser à un sujet que vite il fallait sauter à un autre. Le temps de s’adapter à cet autre, et la montre impérieuse obligeait à un nouveau rétablissement.
Pour mes filles, leur nullité en latin les mettait en grosses difficultés. De plus, l’avis autorisé qu’on leur demandait sur des sujets aussi importants que la qualité de l’amour de Chimène pour Rodrigue les décontenançait. (En 15 jours, il fallait digérer et apprécier toutes les beautés et finesse du Cid et surtout avoir un avis personnel sur ces chefs-d’œuvre ; à 13-14 ans, c’est de la vanité !) Mais… c’est le Programme !
Mes réactions furent diverses. Tantôt, je pestais contre ces programmes absurdes qui tranforment la vie de l’enfant en bagne. Tantôt, mon orgueil paternel réagissait avec des arguments frappants, affirmant que si les autres enfants arrivaient bien à suivre, il n’y avait pas de raison qu’eux aussi n’arrivent pas ! Le martinet, les claques, les oreilles tirées mirent dans la maison une atmosphère orageuse et quelque peu bruyante, surtout vers les fins de semaine lorsqu’il fallait mettre les fameux devoirs sous enveloppe. Loin de s’améliorer, les choses empirèrent manifestement ; nos pauvres enfants faisaient ce qu’ils pouvaient et les résultats étaient de plus en plus désolants. Les choses les plus élémentaires s’éclipsaient de leur tête.
A la suite d’un conseil de famille, nous constatâmes que cette situation ne pouvait durer ; elle était contraire à la règle d’équilibre et de joie que nous nous étions fixée comme indispensable à l’épanouissement de la vie familiale et d’un commun accord, professeur et élèves envoyèrent promener tous les papiers. Il faut avouer que nous arrivions au printemps et que les travaux de jardin réclamaient d’une manière tout à fait impérieuse le maître et les élèves et qu’il était réellement impossible de continuer ce travail de forçat en même temps que celui du jardin.
Cette grave décision fut notre salut à tous. Je compris qu’habitués à l’enseignement surtout oral et très vivant que Mademoiselle leur avait donné jusqu’alors, nos enfants n’arrivaient pas à faire face à ce travail presque uniquement écrit. La Providence me vint à ce moment précis en aide en me mettant entre les mains plusieurs ouvrages de M.Bézard et en me faisant entrer en relation avec un prêtre auquel je garde beaucoup de reconnaissance pour ses excellents conseils : M.l’Abbé Jalbert. Je compris que si je voulais mener de front avec mes enfants et le travail intellectuel, et les travaux de maison et de jardin (car ici chacun a sa besogne et son temps très occupé), il faudrait que mon enseignement soit surtout « oral ».
En 20 minutes d’un travail oral intense, on fait plus qu’en 1 heure ½ de travail écrit. Il y aurait toute une étude comparée à faire sur cette question primordiale. En travail oral, le professeur peut suivre le rythme de l’enfant : un rythme rapide ; il habitue l’enfant à suivre sa pensée, à comprendre d’emblée, à s’exprimer correctement, sans hésitation. Le professeur peut réellement éduquer l’enfant au moment même de l’effort, redresser le mot impropre, l’erreur au moment même où elle va se produire. Enfin cela habitue l’enfant à soutenir son attention ; aucune distraction ne doit être tolérée.
En travail écrit, l’enfant a du mal à comprendre un style souvent trop bref pour lui, son oreille ne participe pas. Mais il a surtout des difficultés insurmontables d’expression. Son style habituel est essentiellement verbal parce qu’il permet le geste, la mimique, tout le jeu si subtil des intonations que l’enfant comprend si bien. Le travail écrit le plonge dans un travail artificiel qui désorganise son processus psychologique normal. Sa tête bouillonnante pensera facilement dix choses pendant qu’il aura le temps d’en écrire une, d’où toutes ces distractions, ces erreurs, ces ratures. Enfin, ce qui est plus grave, lorsque l’enfant écrit un travail insuffisament préparé (donc non précédé de l’enseignement oral), il écrira des erreurs qui se graveront dans son esprit, constituant ainsi autant d’habitudes mauvaises qu’il faudra ensuite arracher de sa mémoire.
Je répète qu’à mon avis 20 minutes de travail oral valent mieux qu’une heure ½ de travail écrit.
Nous oublions trop que le but final de la culture que l’on donne à un enfant, c’est de se montrer supérieur dans tous les échanges qu’il aura plus tard avec ses semblables. Or même pour un homme de lettres, profession d’ailleurs peu nombreuse, les échanges verbaux sont plus nombreux que les échanges écrits.
Y a-t-il d’ailleurs une meilleure méthode pour bien écrire que de s’habituer à bien penser avant d’écrire ? C’est-à-dire de faire précéder tout travail écrit d’une minutieuse préparation orale ?
Habituons donc nos bonshommes dès le début à penser avec leur cerveau plutôt qu’avec leur porte-plume.
Je ne prétends d’ailleurs pas épuiser cette question, il faudrait citer ici toutes les remarquables découvertes faites ces derniers temps sur les civilisations à traditions orales par M. le Professeur Jousse. Je pense d’ailleurs que la simple réflexion suffit pour enlever les derniers doutes.
Alors, direz-vous, pourquoi ne pas généraliser cette méthode ? Tout simplement parce qu’avec nos modernes usines d’enseignement où les élèves sont de plus en plus nombreux, le professeur ne peut plus suivre chaque enfant et comme, tout de même, il faut un contrôle, c’est la généralisation obligatoire du travail écrit. De là vient probablement en grande partie l’affaiblissement constant des études, beaucoup plus que de la surcharge par les sciences. Au fur et à mesure que les programmes deviennent plus chargés, les élèves plus nombreux, les méthodes d’enseignement deviennent de plus en plus lentes. Au terme on arrive à abandonner toute formation de l’enfant ; cela devient impossible ; on se contente de lui faire entonner des manuels qu’il n’a plus qu’à apprendre par cœur avec des conclusions toutes faites, des interprétations toutes faites… L’élève standard est créé ; d’un bout de la France à l’autre, on pourrait, en supprimant les écoles non conformistes, obtenir que tous les élèves aient le même avis sur la même question.
La fameuse querelle entre les Têtes bien faites et les Têtes bien pleines se ramène en réalité à des considérations d’ordre industriel. N’ayant plus la possibilité de faire de la formation, on crée des distributeurs d’enseignements.
De même que, dans d’autres domaines, c’est l’ouvrier qui existe pour l’usine, le malade pour le médecin, là, dans un domaine grave pour l’avenir de notre civilisation, ce n’est plus le maître qui existe pour l’élève, mais l’élève conformé aux exigences de l’enseignement. On ne peut plus fabriquer de têtes bien faites, on fabriquera donc des têtes bien pleines à coup de manuels.
Avouez que le comble c’est de transporter ces méthodes dans l’enseignement familial, là où il pourrait rester essentiellement oral, là où il est plus facile de former des têtes bien faites que des têtes bien pleines. Dans le premier cas, il suffit que les parents mettent leur expérience et leur bon sens à la disposition de leurs enfants, alors que dans le deuxième cas on arrive à isoler l’enfant dans son propre milieu familial pour lui entonner un enseignement artificiel. On pourrait comparer les deux systèmes à deux employées, l’une dans une Compagnie d’assurances qui vient chaque jour s’installer à son bureau pour faire des écritures : elle n’a qu’un désir, voir l’heure arriver pour retrouver son chez elle ; et l’autre installée dans une maison de commerce, habitant avec les propriétaires et connaissant les clients. Sa vie professionnelle fait corps avec sa vie personnelle. Elle n’hésitera pas à rester après l’heure, elle pourra bavarder avec les clients, mieux connaître leurs besoins et surtout trouver un intérêt à sa profession parce qu’elle est vivante, alors que celle de l’employée d’assurances est morte par rapport à sa vie personnelle.
(…) Avant de clore ce chapitre, faisons deux remarques et répondons à une objection.
La première remarque, c’est que le père (ou la mère) s’il a une culture générale suffisante, n’est pas obligé de connaître toutes les matières qu’il enseigne ; il suffit qu’il débute dans une matière donnée en même temps que ses élèves. Sa maturité d’esprit le mettra toujours à même, s’il a de bonnes méthodes, et s’il utilise des corrigés, d’éclairer et de guider ses enfants sur les points qu’ils comprennent mal.
La deuxième remarque est qu’il pourra même arriver que ce professeur d’occasion soit meilleur pédagogue qu’un « agrégé » : apprenant en même temps que ses enfants, il butera sur les difficultés ; ayant à les résoudre pour lui-même, il les exposera mieux qu’un professeur qui enseigne un cours su par cœur depuis des années.
Il n’aura pas comme ce dernier à faire effort pour se représenter les difficultés à vaincre, et ses hésitations ou même ses erreurs passagères exciteront remarquablement l’enfant.
Enfin , l’objection : et les examens, qu’en faites-vous ? Jeter par dessus bord les cloisons qui séparent les matières et les programmes, c’est très bien, mais il faudra tout de même qu’un jour nos enfants s’intègrent dans la société et puissent donc comme les autres, obtenir certificats, diplômes et entrer dans les grandes écoles. Je pourrais faire remarquer que les meilleurs observateurs sont d’accord pour avouer la faillite de l’enseignement secondaire actuel, de ses méthodes et de ses résultats désolants : fraude systématique dans les examens, nullité du diplômé, qui s’empressera d’oublier en quelques mois, ce qu’il a appris en de longues années, et conclure qu’il faudra bien que quelques-uns se désolidarisent de l’ensemble pour essayer autre chose ou revenir aux méthodes anciennes qui avaient fait leurs preuves2.
Je pourrais affirmer aussi que, dans la vie, un jeune qui a reçu une solide et profonde culture sera certain de triompher, même sans examen, de ces diplômés sans consistance. Diogène cherchait « un Homme » ; plus que jamais, notre époque en a besoin, mais je préfère penser, bien que je ne sois pas encore en mesure d’en faire la preuve , que mes enfants pourront, s’ils le veulent, passer leurs examens. Mon ambition serait même qu’ils les passent, non parce qu’ils les ont préparés par un honteux « bachotage », mais parce que leurs connaissances sont supérieures à celles exigées3.
Il est évident, en effet, qu’un examen comme le baccalauréat demande une certaine maturité d’esprit et il ne dépend pas toujours de l’enfant de posséder ou non cette maturité à seize ans. Je dirai même que les meilleurs chênes sont ceux qui poussent lentement, et ils poussent plus lentement dans le nord que dans le midi, où les tempéraments sont plus précoces et donnent des esprits souvent moins profonds4.
Il n’y a donc pas lieu d’interpréter ces retards ou échecs comme des signes d’incapacité. Pour ma part, étant donné le genre d’enseignement que l’on donne aux enfants, je pense que l’on doit trouver plus d’équilibre chez les retardataires ou les refusés, que chez ceux qui, étant en déséquilibre intellectuel, passent avec brio tous les examens, ce qui ne les empêche pas de devenir parfois des incapables dans la vie pratique.
Mais est-ce bien nécessaire de discuter cette question ? Ou bien cette maladie des diplômes continuera à sévir , les parents n’ayant pas le courage de s’en affranchir et alors tant pis pour notre pays ! Il continuera à dégringoler à une vitesse de plus en plus grande et ces pages sont inutiles, tous les efforts devant finalement être engloutis dans l’effondrement général ; ou au contraire, des élites se dresseront et viseront non plus ces diplômes frelatés, mais l’homme de demain, celui qui devra rendre à notre pays sa place dans le monde : un chrétien courageux, doublé d’un homme cultivé, et ayant le sens de la vie.
Au fur et à mesure que notre expérience familiale se prolonge, je vois de moins en moins ces hochets : diplômes ou examens, parce que les réalités surgissent infiniment plus prometteuses : Paule et Michelle ont quinze ans et quatorze ans : leur formation profonde est supérieure à celle qu’elles auraient reçue dans le meilleur des cours, et en outre, elles savent une quantité d’autres choses infiniment précieuses, que l’on ne peut acquérir que chez soi, à la campagne : elles sont d’excellentes cuisinières, savent coudre, raccomoder, tenir la maison, recevoir, faire le ménage, traire, soigner poules et lapins, aider au jardin, soigner un bébé, faire travailler les plus petits, voir aux mille choses d’une maison, faire les courses, et Paule sait même filer. Tout cela, elles l’ont appris peu à peu, en regardant faire et en faisant elles-mêmes ; elles l’ont appris non pas seulement par ambition de savoir, mais pour jouer leur rôle de petites femmes, rôle indispensable dont elles comprennent l’importance puisque sur elles repose la bonne marche de la maison et que celle-ci doit marcher même si leur mère ou moi sommes absents. Il n’y a rien d’artificiel dans cet enseignement, c’est celui de la vie même, infiniment plus fructueux que celui des livres.
Mariées, dès les premiers jours elles sauront organiser leur maison, parer aux crises domestiques et recevoir comme de bonnes maîtresses de maison.
N’est-ce pas ainsi, d’ailleurs, qu’étaient élevées nos grand’mères ? L’histoire rapporte qu’elles étaient non seulement femmes du monde accomplies, mais d’une culture supérieure. Que mes filles renouent avec leurs traditions est toute mon ambition. Que mes fils, eux aussi, à l’exemple de leurs ancêtres, deviennent des hommes complets alliant le bon sens à la culture ; cela me paraît infiniment plus important que de leur donner comme unique objectif un vain diplôme vidé de tout sens.
Peut-être, parents qui me lisez, apercevez-vous, au terme de ce chapitre, d’immenses horizons jusqu’alors insoupçonnés de vous en matière d’éducation. N’est-ce pas que, dégagée de programmes factices et de cloisons artificielles entre les matières, l’éducation devient simple et « à votre portée » ?
Eh bien oui, il faut le clamer, le crier : « Nous devons délivrer nos enfants ! »
1 Extrait de l’ouvrage : Dans la joie … j’élève mes enfants. Expérience de vie familiale à la campagne (Préface de Dom Dominique Noguès, Abbé Général de l’ordre des Trappiste, Ed. L. Dillen, Issoudun, 1946, pp.40-54. En diffusion auprès des Editions Téqui, 53150 Saint-Cénéré, 50 FF).
2 Ndlr. Ces lignes ont été écrites il y a plus de 50 ans !
3 Toute la question de la « culture » réside dans l’emploi naturel de la mémoire motrice entre 5 et 10 ans.
4 Ndlr. On peut se demander si Platon suivrait l’auteur dans cette généralisation un peu rapide !…