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Par Paul Claudel
J’aime la Bible1
Résumé : Ecrit cinq années avant sa mort, ce texte montre comment seule l’Ecriture Sainte a su combler le diplomate, écrivain et académicien, lorsqu’il la redécouvrit, à soixante ans. Loin d’y voir « un amas confus de documents hétéroclites », comme le font les exégètes à la mode, Claudel évoque ici comment un unique Auteur nous y lègue Sa volonté, nous y introduit à Sa présence et nous y livre le sens de la Création (et singulièrement celui de notre existence personnelle).
La Bible est associée chez moi au premier éveil du cœur et de l’imagination. Dès ma plus petite enfance, quand j’apprenais à lire sur les bancs des chères sœurs de la Doctrine chrétienne à Bar‑le‑Duc, avec quel intérêt je regardais ces grands cartons qu’elles nous mettaient entre les mains et où était représentée la vie du Seigneur. Et plus tard au lycée l’Histoire Sainte fut les délices de ma classe de douzième. Le sacrifice d’Abraham, le Déluge, les fiançailles de Rébecca, Jacob, Moïse, Tobie, le châtiment d’Héliodore, la Samaritaine, autant d’images magnifiques, dont je ne puis dire qu’une chose, c’est qu’elles comblaient ma sensibilité. Quelle déchéance plus tard quand il me fallut en venir aux Grecs, aux Romains et à leurs successeurs !
Et plus tard, au soir de cette inoubliable journée de Noël 1886, comment ne pas voir une intervention de la Providence dans cette bible, don d’une amie protestante à ma sœur Camille, qui se trouvait là sur ma table ?
Je l’ouvris, ce que je n’avais jamais fait auparavant, et ce fut à deux endroits.
Le premier était ce récit d’Emmaüs dans saint Luc, quand le Seigneur, au rebours de la nuit qui monte, ouvre à ses deux compagnons palpitants les secrets de l’Ancien document. Et le second, ce fut ce sublime chapitre VIII du Livre des Proverbes qui sert d’épître à la messe de l’Immaculée Conception. Ah ! je ne fus pas long à reconnaître dans cette radieuse figure qu’elle évoque les traits de la Mère de Dieu, en même temps qu’inséparables, ceux de l’Eglise, et de la Sagesse créée. Pas une figure de femme dans mes drames postérieurs qui n’ait gardé la trace de mon éblouissement.
Que faire ? Ce nouveau monde dont la porte venait pour moi de se déclore, il n’ôtait pas son intérêt à celui‑ci. Tous les deux, nous dit 1’Ecriture, ont été créés ensemble, je veux dire dans un rapport l’un avec l’autre. Tous les deux constituent la grande vérité catholique, ce qu’on appelle le Ciel et la Terre. C’est beau le ciel et la terre ! Et comment Dieu les aurait‑Il créés pour qu’ils ne lui servent à rien ? C’est‑à‑dire pour que tous les deux, tous les deux à la fois, ils ne lui servent pas à mieux Le comprendre et à mieux L’aimer. Jésus nous dit qu’Il a vaincu le monde. Il ne l’a pas vaincu en lui tournant le dos. Il l’a vaincu en le surmontant, en lui montrant en Lui, avec Lui, au‑dessus de Lui, la Cause. En apportant avec Lui pour la lui montrer affichée sur la croix, cette Cause qu’Il est. Le Verbe, c’est le dernier mot. Il n’est pas venu pour laisser au monde le dernier mot.
Et moi qui sentais dans mon cœur la grande vocation catholique, la vocation de l’Univers, qu’aurais‑je pu faire de mieux que de m’embarquer à la découverte des quatre points cardinaux sur cette monture spirituelle qui s’était mise sous moi, d’une manière de plus en plus assurée, à battre des ailes ? Qu’a été ma vie pendant quarante ans que de faire voisiner tous les horizons du globe et tous les versants de la sensibilité ? jusqu’au moment où une circonstance futile vint me faire comprendre qu’après le temps de la dispersion était venu celui du rassemblement, que l’Ecriture Sainte était autre chose qu’un véhicule, qu’elle était pour elle‑même un édifice sublime, propre non seulement au culte mais à l’habitation, et à qui le monde entier n’était fait que pour servir de support et de parure.
Je reçus d’un imprimeur, appelé Pichon, la demande d’écrire une préface à une nouvelle édition qu’il préparait de l’Apocalypse.
Je ne fus pas long à repousser cette requête. Le livre de saint Jean que j’avais relu bien des fois, malgré ses beautés fulgurantes et l’étrange suavité qui s’en exhalait, m’avait toujours rebuté par sa violence, par cette position inconfortable qu’il assume entre ciel et terre, et par ce défi qu’il ne cesse d’adresser à l’intelligence du lecteur. Que celui qui peut comprendre comprenne. Je ne comprenais pas. J’étais rebelle aux interprétations historiques mal collantes. Et je faisais à la parole de Dieu l’honneur de croire qu’elle ne pouvait se laisser circonscrire par aucune espèce d’actualité.
Pourtant, l’indiscret solliciteur évincé, il n’en était pas de même de sa proposition qui, nuit et jour, ne me laissait pas de repos. J’avais soixante ans, j’étais vacant, j’en avais fini pour toujours avec les Otage et les Soulier de Satin. Je savais que Tête d’Or en avait fini pour toujours de régler leur compte aux Ysé et aux Prouhèze. Cette Apocalypse qu’une curieuse insistance intérieure désignait à mon intérêt, j’avais le temps, pourquoi ne pas y mettre le nez ? C’était l’affaire de quelques jours, de quelques semaines au plus…
J’avais soixante ans, ai‑je dit, à ce moment ; j’en ai maintenant plus de quatre‑vingt‑trois, et il n’est pas vraisemblable qu’autre chose que la tombe vienne mettre fin à l’investigation téméraire et passionnée où je me suis trouve engagé par un enchaînement progressif de questions et d’attraits qu’il n’était pas en mon pouvoir d’éluder. Seigneur, j’ai aimé la beauté de ta maison, dit un psaume. Quelle maison comparable à 1’Ecriture qui est le temple de la pensée divine ? Et pas seulement la beauté, mais ce que j’appelle l’arrière beauté, cette substance de la beauté qui est le sens.
Or, je ne fus pas long à m’en apercevoir, le sens de l’Apocalypse n’est autre que celui qu’il reçoit de l’Ecriture tout entière et qu’il lui donne, comme le sens d’un fleuve est acquis, au bout de biefs successifs et de maints méandres, par l’horizon auquel il aboutit. L’Apocalypse va chercher de tous côtés les gouttes incluses à ce que Job appelle les veines du divin murmure pour leur donner poids, pente et direction.
Pas un verset qui ne contienne référence ou allusion parfois multiple à une source rétrospective et où l’alpha ne vienne s’entrelacer à l’oméga.
De la position que j’occupais maintenant, la Bible ne m’apparaissait plus comme un amas confus de documents hétéroclites, et, si l’on veut, pittoresques, accroché çà et là d’éclairs prophétiques, mais comme la merveille d’une architecture sui generis, comme un monument de significations dont les diverses parties se trouvaient reliées par un art incomparable. C’était là vraiment sous mes yeux cette cité dont parle le psaume 121, dont la participation est avec elle‑même. Une étonnante cité, une cité vivante où la stabilité n’exclut pas le mouvement et où le passé ne cesse d’obéir à l’avenir. Un drame architectural, dont l’auteur, le même à travers je ne sais combien de siècles, en même temps que l’action, a inspiré à la fois le théâtre, le langage et les acteurs2. Il m’était donné enfin de prendre une vue totale, une vue intelligible, et comme a posteriori, de la Terre Promise. Comment faire pour en disjoindre mon attention ?
La Bible se compose de deux collections de livres qui portent le nom de Testaments. Il y al’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Un testament au sens juridique est l’acte par lequel une personne avant sa mort déclare sa volonté et dispose de ses biens. Acte,cela veut dire que quelqu’un qui était là et qui n’y est plus continue cependant par le moyen de l’écriture à agir sur nous, à se manifester, à s’expliquer à nous, à nous mettre en possession suivant telles ou telles conditions de ce qui lui appartient. La différence est celle‑ci : le testament humain est de quelqu’un qui a cessé d’être là, qui s’est séparé une fois pour toutes de son héritage. Le testament de Dieu est de quelqu’un qui ne cesse pas d’accompagner Sa Volonté, d’être présent sous la forme de tous les biens dont il nous accorde la jouissance.
Car ce qu’il nous livre en somme sous la forme de ces biens dont il nous rend maîtres, maîtres selon la faculté que définit le Droit romain d’user et d’abuser, ce n’est pas autre chose que Lui‑même. On peut dire que c’est par le fait de Son absence qu’Il nous investit de Sa présence.
Le bien que Dieu nous lègue par écrit sous forme authentique, ce n’est pas autre chose que Son Fils, ce Fils bien-aimé, nous dit l’Evangile, en qui Il a mis Sa complaisance. Lui seul, en effet, est l’héritier légitime à qui tout ce qui est à Son Père appartient par droit de naissance sans qu’il y ait usurpation.
Un tel legs, il n’y avait que le Père qui pût l’accorder et il n’y avait que le Fils qui pût l’obtenir. L’Ancien Testament est le legs de tout ce qui en tant qu’efficacité à travers les siècles par les mérites du Christ ultérieurement réalisé aboutit à l’Incarnation, c’est‑à‑dire à la Sainte Vierge. Et le Nouveau Testament est la dispensation par le moyen des sacrements de ce fruit longuement réalisé. La Justice au sein de la Vierge a été comme aspirée par la Miséricorde. Tout s’est passé en même temps. La Grâce du haut de la croix a répandu sa rosée et la terre sous cette action bienfaisante a germé son Sauveur.
Et maintenant le monde a un sens. Il ne clapote plus sur place. Ce n’est plus un chaos inintelligible. Il veut dire quelque chose. Il vient de quelque part et il va quelque part. Et nous‑mêmes en tant que communiquant à ce sens général, en tant qu’acteurs particuliers de ce mouvement général, nous avons un sens, notre vie, ce mouvement, dont du berceau à la tombe nous sommes animés, prend un sens et une dignité. Le psalmiste compare ce mouvement à la plume de l’écrivain qui ne fait que passer et qui en passant laisse derrière elle un sens permanent.
Le Verbe, pour communiquer avec nous, pour nous écrire cette longue lettre qu’est Son enseignement, pour que nous nous entendions avec Lui, a eu besoin d’un langage et premièrement d’un vocabulaire. Ce vocabulaire n’est point fait de main d’homme, d’expressions fabriquées. Il n’est autre que la Création elle‑même, cet inépuisable répertoire d’images significatives du Créateur qu’est la Création. Quelqu’un est venu la libérer de la Vanité, elle dont il est écrit qu’elle lui était soumise, ne le voulant pas.
La voici comme une muette dont la langue s’est déliée et qui sait ce qu’elle veut dire. Pascal nous confie que le silence éternel des espaces infinis l’effraie. Le silence ! Il faut qu’il ait bien mal écouté !
Le psalmiste, au contraire, nous dit qu’il n’y a au monde bruit ou quelconque rudiment de la voix où il ne distingue l’initiale de ce mot hébreu qui veut dire : Père : Abba ! je veux dire que, venant de Dieu, elle ne continue sa trajectoire que pour trouver en Lui sa fin, pour apporter à ce qui est la confession de ce qui n’est pas, pour Lui donner, en ne cessant de renaître afin de cesser à nouveau, le spectacle d’une préférence inextinguible.
Tout le vocabulaire de l’Ecriture n’est fait que de termes concrets, que de mots tout prêts, dans l’appel qu’ils font à d’autres mots, à apprendre ce qu’ils veulent dire. Images de Dieu qui ne demandent qu’à consommer à ses pieds un sacrifice de significations.
Le monde n’est pas seulement un vocabulaire. C’est à lui que nous empruntons tous les éléments de notre grammaire. La philosophie nous apprend à y distinguer les substantifs, qui sont les choses et les êtres, les adjectifs qui sont les qualités, les verbes qui sont l’action, les adverbes qui qualifient cette action, les modes et les temps suivant lesquels cette action est opérée et soufferte. La nature a trouvé le moyen de se faire entendre non plus seulement à notre oreille, mais à notre intelligence. Elle parle.
Elle ne parle pas toute seule comme une folle. Elle parle de quelqu’un et elle parle à quelqu’un. Et la Bible est là pour nous forcer à écouter et à comprendre ce qu’elle fait là sous nos yeux à exister, ce qu’elle dit et ce qu’elle fait. Qui se résume en un seul mot servir. Elle sert. Elle sert dans les deux sens du mot. D’une part, elle rend hommage à son Créateur. Et, d’autre part, elle lui sert. Pas seulement desservante, mais servante. Elle lui sert dans l’administration de ses biens. Dès les premières lignes de la Genèse, l’Ecriture nous dit qu’elle est bonne, qu’elle est bonne à quelque chose. Il n’est rien de ce que Dieu a créé qui ne soit bon à quelque chose. Il n’est créature de Dieu qui puisse se passer de toutes les autres.
Les cartes météorologiques nous apprennent que le globe tout entier est intéressé au temps qu’il fait sur notre village. Et de même on a fait beaucoup de mauvaise littérature sur cette loi fondamentale de la nature que les créatures ne puissent se passer les unes des autres et qu’elles s’aiment jusqu’à la dévoration.
Pourquoi ne pas y voir une forme élémentaire de la communion, à laquelle bien entendu devra se superposer un jour une autre plus élevée ? Et pourquoi, plutôt que nous scandaliser, ne pas louer Dieu qui donne à chaque bestiole en temps opportun la nourriture appropriée?
Et comment devant un tel spectacle, en dépit de toutes les Michol1 amères et ricaneuses, ne pas comprendre l’ivresse, l’enthousiasme d’un David ? Ce n’est pas assez de dire qu’il chante, il pleure, il vocifère, il danse de joie, il appelle toutes les créatures à son aide pour dire merci ! Ah ! ce n’est plus l’atmosphère douloureuse et désespérée de la littérature païenne, maintenant il y a un Dieu bon avec nous ! Il y a un monde qu’Il a fait et qui ne demande qu’à Lui être bon à quelque chose. Le monde visible et, par‑dessus le monde visible, croiriez‑vous ? il y a le monde invisible, plus admirable encore. Par‑dessus le monde des effets, le monde des causes ; par‑dessus le monde de la Loi, celui de la Providence ; par-dessus la durée, l’événement, et en travers de la présence, l’histoire. C’est à ce second aspect de l’aménagement de Dieu avec les hommes qu’est consacrée la plus grande partie de l’Ecriture.
1 Fayard, Paris, 1955, pp.5-15.
2 Ndlr. On en trouvera une application dans l’éditorial du Cep n°23 : « L’idée d’un Dieu Créateur, une perspective nouvelle pour l’exégèse ». Le message n’est pas dépendant du prophète inspiré : à l’inverse, Dieu fait naître des auteurs ajustés dès leur conception au message à proclamer.
1 Michol, fille de Saül, épousa David. Elle se moqua de l’enthousiasme qui porta David à danser devant l’Arche et, sans doute pour cette raison, n’eut pas de fils.