Note sur l’Évolutionnisme théiste

Par: Dominique Tassot

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Note sur l’Évolutionnisme théiste[1]

Résumé : L’évolutionnisme « créationniste » exposé par Jean Staune en 1994 (cf. article précédent) ne pouvait laisser indifférente la rédaction de Science et Foi. Une note critique fut donc proposée aux lecteurs dans le même numéro, signée par le rédacteur-en-chef de l’époque. Il est intéressant de constater comment, dix-sept ans plus tard, les positions restent aussi inconciliables. Le vocabulaire a quelque peu changé du côté de Jean Staune : l’école « typologiste » est devenue « structuraliste » (le mot fait plus savant et il évite toute connotation théologique ou gnostique) ; au vu des efforts qu’il déploie depuis dix ans pour se démarquer du créationnisme, sans doute renierait-il aujourd’hui ce paradoxal « évolutionnisme créationniste » qui donnait tant de charme à son article. Mais le concordisme (le parallélisme entre les « jours » de la Genèse et les ères géologiques) tirait toute sa force de la notion d’échelle stratigraphique, de l’idée qu’à une époque donnée se déposait une sorte de roche et une seule. La stratigraphie séquentielle et la paléohydraulique ont balayé cette idée et l’on voit mal désormais comment concilier la Genèse et l’Évolution.

On peut concevoir que deux trajectoires balistiques se croisent. On peut encore imaginer que deux obus, tirés indépendamment selon ces trajectoires se rencontrent au même moment au point d’intersection : mais c’est un événement tellement improbable qu’il ne se produit jamais.

Il en va de même entre la Bible et l’évolutionnisme. Jean Staune argue d’un parallélisme entre les jours de la Création et l’ordre d’apparition des êtres vivants dans les théories évolutionnistes, pour fonder l’idée que l’Auteur de la Genèse fut aussi le grand architecte de l’Évolution. Cette thèse n’est autre que celle du « concordisme », si répandu au siècle dernier et dont les déboires, par réaction, ont suscité le réflexe « discordiste » bien ancré désormais dans la formation des clercs : « la Bible apporte un message spirituel, donc elle n’a rien à voir avec la science ! « , répète-t-on à l’envi. Il est remarquable que le propre initiateur du concordisme, le géologue Marcel de Serres (en 1841), en ait aussitôt signalé les failles.

Dans sa Cosmogonie de Moïse comparée aux faits géologiques, il écrit : « Quoique les traces des anciennes et diverses générations qui se sont succédées sur la surface du globe, soient empreintes d’une manière ineffable dans les vieilles couches terrestres, il ne faut pas en inférer que l’on puisse attacher les dépôts de ces différentes couches, à chacune des époques dont il est parlé dans la Genèse. Essayer d’établir une pareille concordance, c’est méconnaître le but qui a porté Moïse à nous donner le court récit de la Création. »[2]

Pour être probante, une coïncidence doit-être parfaite et précise. Ce n’est pas le cas ici, ce qui prouve, une fois de plus, que la Bible n’est pas un manuel de science ; c’est d’ailleurs pourquoi elle ne se périme jamais. Elle trace aux savants un cadre général qui vient guider leurs réflexions. Elle leur permet d’écarter a priori certaines hypothèses (d’où un gain de temps pour le chercheur) ; elle peut encore inciter à s’opposer à certaines théories ; elle ne peut en aucun cas en prouver la véracité. Elle le peut encore moins si, comme Jean Staune, on y voit un texte contradictoire, véridique ici, erroné là. Comment prétendre respecter ce texte sacré et se fonder sur lui, dès lors qu’on en récuse l’inerrance et qu’on le déclare « auto-contradictoire » ! Tous ceux qui prétendent démontrer les « erreurs » de la Bible se voient réfutés un jour ou l’autre. Ainsi, le P. Michel Quesnel, dans un livre récent destiné aux enfants n’hésite pas à écrire : « Il y aussi dans la Bible quelques erreurs sur des sujets peu importants. Le lièvre y est classé parmi les ruminants, parce qu’il a sans cesse les mâchoires en mouvement. On sait maintenant qu’il se frotte les dents les unes contre les autres pour empêcher qu’elles deviennent trop longues; mais cela n’a rien à voir avec la rumination. »[3] Science et Foi avait signalé à deux reprises comment la biologie faisait désormais justice de cette fausse opinion (n° 21 et n° 25), et nous avons depuis reçu des publications savantes qui confirment entièrement l’assimilation de la cæcotrophie du lièvre à la rumination.

La « contradiction » supposée entre Genèse 1 et Genèse 2 est encore une de ces « tartes-à-la-crème » du modernisme. Cette thèse découle de la « théorie documentaire » qui remonte au Dr Jean Astruc (1684-1766), professeur à Montpellier, puis médecin de Louis XV. La Genèse serait une compilation tardive entre un texte « élohiste » (Dieu s’y trouve nommé Élohim) et un texte « yahviste » (Dieu s’y trouve nommé YHWH). Rédigés à des époques différentes, dans des cultures différentes, ces textes ne pourraient donc comporter la cohérence interne d’un récit unique. Passons rapidement sur les difficultés de la théorie documentaire, analogues à celle de l’évolutionnisme : il y a autant de découpages du texte biblique que d’exégètes qualifiés, et cette multiplicité suffit à rendre manifeste l’erreur. La découverte du codage et de l’architecture numérique de la Bible démontre aujourd’hui l’unité du texte. Il n’y a donc pas deux récits de la Création, mais un seul (duel). Dans ce récit, comme dans toute narration, apparaissent des reprises qui consistent à revenir sur les mêmes événements mais d’une autre façon, en entrant dans certains détails qui n’auraient pas convenu à la sobriété majestueuse des tout premiers versets. Après avoir désigné l’œuvre des six Jours, Dieu décrit maintenant comment il l’a accomplie : c’est du « limon de la terre » (et non d’une guenon plus délurée) que l’homme fut créé ; dans le premier couple, la femme fut issue de l’homme (elle en est la « moitié », dit la sagesse populaire) ; avant la pluie (qui suppose des variations de température), c’est d’une source que jaillissait l’eau nécessaire aux premiers végétaux (et l’unicité de cette source semble indiquer l’unicité du continent initial) ; l’Éthiopie, l’Assyrie étaient arrosées par le Ghéon et le Tigre (ces terres n’étaient donc pas occupées à se garnir de sédiments au fond de l’océan) ; etc., etc. Aucun texte n’a été aussi lu et étudié que ces premières pages de la Genèse. Les docteurs d’Israël et les Pères de l’Église, les philosophes et les mystiques l’ont médité et annoté avec soin durant des siècles, et nul n’y a découvert cette contradiction que nous oppose Jean Staune. Or ce serait mettre en doute la capacité de l’esprit humain à découvrir le Vrai, que de supposer qu’une inconsistance grossière ait échappé à tant de savants commentateurs.
            Arrêtons-nous donc un instant sur l’argument avancé: « Dans Genèse 1 l’homme et la femme sont créés après les végétaux et après tous les animaux, alors que dans Genèse 2, Adam est créé en premier, puis après sont créés les végétaux, puis tous les animaux, puis enfin Ève. On ne peut donc éviter la conclusion que la Bible est autocontradictoire dès le second chapitre ! » 

Que dit le texte sacré ? Que Dieu avait formé tous les animaux du sol et tous les volatiles du ciel et qu’Il les fit comparaître devant Adam pour qu’il les nommât. Il est précisé que les animaux sont issus de la terre et non d’un végétal supérieur ; il n’est nulle part affirmé qu’Adam avait été créé avant les animaux. Le verbe hébreu yatsar (former) est ici à l’imperfectif prédédé du « vaw inversif » ; il a le sens général d’un passé et rien n’interdit de le traduire par un plus-que-parfait comme le font Glaire, Crampon ou Lemaître de Sacy, plutôt que par un parfait comme la Bible de Jérusalem ou la TOB ! L’esprit de ce récit prêche d’ailleurs à l’encontre de l’évolutionnisme : Dieu ne veut pas qu’Adam reste solitaire. Mais avant de créer Ève, il veut qu’Adam constate par lui-même le fossé qui le sépare de tous les animaux. Comment voir dans ce récit l’indice le plus infime d’une continuité biologique de l’animal à l’homme ? Rien ne suggère un saut qualitatif, même brusque ; tout signale une création séparée et directe de l’homme (à partir de la poussière [‘afar] du sol, quant à la matière), tandis que tant les plantes que les animaux sont façonnés (mais chacun selon son espèce) à partir du sol (adamah). Le verset bien connu « tu es poussière [‘afar] et tu retourneras en poussière » (Gn 3, 19) n’aurait guère de sens si cette poussière de terre dont l’homme a été tiré était un être vivant: tous les commentateurs ont lu ce retour à la poussière comme une description de la mort corporelle.

Jean Staune objecte encore que les végétaux sont créés après Adam. Mais que nous dit le verset 5 : « Il n’y avait encore aucune épine [siah] des champs et aucune plante cultivée n’avaient encore germé car le Seigneur Dieu n’avait pas encore fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait point d’homme pour cultiver le sol. » Point de laboureur, point de champ ! C’est là une évidence qui ne devrait pas choquer un esprit rationnel.

Mais on n’y lit nulle part que les végétaux dans leur ensemble n’étaient pas créés avant Adam. Même les plantes domestiques pouvaient exister à l’état de spores ou de graines, attendant la pluie pour germer et pousser.

Se découvre ici un étonnant paradoxe. S’il est dans ces deux premiers chapitres de la Genèse un texte qui se prête aisément au rapprochement avec les sciences naturelles, c’est bien le second : il est plein de détails concrets que nos connaissances peuvent venir confirmer ou infirmer. Or Jean Staune croit y lire la création des archétypes. Quant au premier chapitre, presque vide d’informations biologiques, ne présentant guère qu’une sobre succession des êtres créés, il y voit une confirmation de l’échelle stratigraphique. C’est pourtant dans ce premier chapitre, l’Hexameron, que les Pères alexandrins et saint Augustin ont vu l’exposé logique (et non chronologique) d’une création archétypique, en s’appuyant sur cet autre verset : « Omnia creavit simul », « Celui qui vit de toute éternité a créé toutes choses ensemble (ou en même temps) » (Si 18, 1). L’on peut contester cette traduction par « en même temps » du mot grec κοινη ( koïnê ), reconnaissons toutefois, avec saint Augustin, que s’il y a dans le récit de la Création un passage se rapportant à des archétypes, ce serait plutôt dans le premier chapitre que dans le deuxième.

La rencontre approximative de cette succession des êtres avec celle de l’échelle stratigraphique, ne devrait pas inciter un lecteur prudent à en extrapoler toute une théorie exégétique : la Bible est un tout. Avant de prétendre qu’elle confirme la science moderne (ou l’inverse), il faut encore en confronter chaque verset avec les théories du jour. Où notre évolutionniste-créationniste-concordiste situera-t-il Adam et Ève dans le phylum évolutif des « ancêtres de l’homme » ? Quelle interprétation du Péché originel pourra-t-il produire ? Comment va-t-il comprendre ce verset de saint Paul : « Par le péché, la mort est entrée dans le monde » (Rm 5, 12) ? etc. Il est inévitable, si l’on accepte les yeux fermés la moderne vision scientifique du monde, que l’on classe dans la catégorie des mythes la plupart des récits de la Genèse. On doit alors conclure que les dogmes du christianisme sont fondés sur des mythes et l’on revient au teilhardisme dont on prétendait s’écarter.
            Si Dieu est tout-puissant, comme semble l’admettre Jean Staune, alors Il peut avoir fait que la Bible ne trompe pas ; alors Il peut avoir créé l’homme du limon de la terre, comme l’ont compris sans maux de têtes tant de doctes et tant de simples , alors Il peut avoir façonné les plantes et les animaux à partir du sol, Lui qui est la Vie, de toute éternité ; alors il est plus crédible que Dieu ait voulu enseigner les vérités spirituelles en se servant des vérités terrestres, que d’imaginer les perles destinées à notre salut disséminées au milieu d’un tissu de fables.

Comment ne pas évoquer ces paroles de saint Matthieu : « Vous êtes dans l’erreur parce que vous méconnaissez les Écritures et la puissance de Dieu » (Mt 22, 29) ? Est-ce à dire que la Bible et la science restent condamnées à se meurtrir ou à s’ignorer jusqu’à l’embrasement final de notre monde ?… Bien au contraire ! La même trajectoire convergente qui – en balistique – relèverait d’un accident, devient le sort commun d’une trajectoire cybernétique conçue et téléguidée à cette fin. La science moderne est fondée sur une ignorance volontaire des indications révélées dans les Écritures par l’Auteur même de l’univers. Elle ne peut les rejoindre, sinon par des acrobaties mentales sans avenir. À l’inverse, une science éclairée par une méditation attentive de la Parole de Dieu, ne pourra que progresser plus vite, à la fois vers la vérité des choses créées, et dans une admiration véridique envers leur Créateur. Quand on mesure l’énergie intellectuelle dévoyée depuis un siècle dans les fantasmagories évolutionnistes, on se dit qu’un peu de temps passé à méditer la Genèse aurait été bien employé par les naturalistes.


[1] Repris de Science et Foi n°31. 1er trimestre 1994, pp. 27-31. Reproduction intégrale et sans commentaires.

[2] Marcel de Serres, Cosmogonie de Moïse comparée aux faits géologiques, Paris, Lagny, 1841, t. 2, p. 2.

[3]  Michel Quesnel, La Bible et son histoire, Paris, Nathan « Junior », 1991, p.16.

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