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Par Smith Wolfgang

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Science, scientisme et cosmologie christologique1

Résumé : Le mathématicien, physicien et philosophe Wolfgang Smith, bien connu de nos lecteurs, eut l’occasion de rencontrer puis d’échanger avec le P. Malachi Martin (sur ce dernier, voir le dossier publié dans Le Cep n° 74) une dense correspondance aujourd’hui publiée. L’éditeur canadien, Bernard Janzen, eut la bonne idée d’interroger W. Smith à ce sujet. Les extraits ci-après concernent principalement les limites de la vision scientiste (et non véritablement scientifique) du monde qui a cours aujourd’hui, le drame du teilhardisme devenu religion de l’Évolution et dont l’influence intellectuelle ne s’est malheureusement pas réduite du simple fait que les nouvelles générations ignorent jusqu’au nom de Teilhard, et la nécessité de réinventer une cosmologie cohérente tant avec notre science qu’avec les données pérennes de la philosophie, avec les dimensions qualitatives de la vie et avec les aspirations supérieures de l’âme humaine.

Question : Vous avez publié un livre, In Quest of Catholicity2, à propos de Malachi Martin. Pourriez-vous nous parler de ce livre, pourquoi l’avoir fait publier ?

Ce livre, tout d’abord, n’était pas prévu. J’avais écrit à Malachi Martin comme à un conseiller, pour avoir son avis sur quelques conclusions philosophiques et théologiques auxquelles j’étais parvenu. Je dois dire que ces conclusions étaient fondées sur la découverte d’une sagesse préchrétienne, généralement non reconnue par les théologiens, mais totalement acceptée par Malachi Martin.

Tôt dans sa vie, lorsqu’il décodait des fragments paléographiques antérieurs à l’ère chrétienne, il prit conscience qu’il existe ce qu’il appelle « un savoir christologique préchrétien ». Il réalisa aussi que des aspects de cette sagesse surnaturelle pouvaient être retrouvés dans certaines des principales traditions préchrétiennes répandues sur le globe. Il s’avéra ainsi, pour ma plus grande joie, que Malachi Martin était, dans l’ensemble, d’accord avec les conclusions philosophiques et théologiques que j’avais exprimées.

En relisant ma correspondance avec le P. Martin, dix-sept ans plus tard, j’ai été frappé tout d’abord par sa remarquable cohérence : bien qu’elle couvre un large spectre de sujets, elle paraît cohérente et semblait déjà, en elle-même, constituer un livre. Vous demandez pourquoi j’ai publié ce livre : c’était parce que je trouvais que son message central était on ne peut plus opportun. Ce n’est pas qu’il aborde la crise actuelle de l’Église catholique et de la civilisation occidentale en général, mais qu’il le fait d’un point de vue qui s’élève au-dessus de la division actuelle : dans les mots de M. Martin, il ouvre « l’impasse dans laquelle l’intellectualisme catholique romain a été bloqué ces nombreuses années ».

Ce que le livre met surtout en relief – son message central, si vous voulez – est que nous avons un besoin urgent de ce « savoir christologique préchrétien » auquel Malachi Martin fait allusion, cette sagesse depuis longtemps oubliée, dont il retrouva les traces dans ses enquêtes paléographiques. C’est précisément la reconnaissance de cette sagesse qui « débloque l’impasse » en ouvrant la porte à un vaste domaine de connaissance, lequel a été, pendant une très longue période, soit ignoré, soit relégué par ignorance dans le royaume des « superstitions païennes ».

La question demeure de savoir ce qui précisément rend impératif de nos jours ce « savoir christologique préchrétien ». Et la réponse est simple : ce savoir depuis longtemps oublié est d’un genre où théologie et cosmologie se rencontrent.

Et laissez-moi ajouter sans attendre, que ceci ne constitue nullement un retour au panthéisme, mais plutôt son exact opposé : ce que cette vénérable sagesse offre – et ce dont nous avons désespérément besoin –, c’est une cosmologie christologique authentique.

Pourriez-vous nous dire pourquoi, à votre avis, une telle rencontre de la théologie et de la cosmologie est nécessaire pour « débloquer » l’impasse contemporaine ?

La raison n’est pas difficile à comprendre. Il est parfaitement clair, après tout, que depuis les prétendues Lumières, l’Église catholique a toujours été sur la défensive vis-à-vis du progrès de la science. L’argument « Vous vous occupez du cosmos, nous du surnaturel » s’avère être invalide et, à long terme, ne sert qu’à ébranler la foi religieuse. Chacun comprend qu’il s’est produit un déclin accéléré de la foi au surnaturel, et que le matraquage scientifique a eu un profond effet sur l’Église catholique : n’était-ce pas, en vérité, dans une large mesure, l’objet de la révolution de Vatican II ? Il faut seulement se rappeler l’adulation délirante accordée à Teilhard de Chardin pour comprendre que sa synthèse proposée de la science et de la théologie fut, pour le moins, une force majeure dans la débâcle du catholicisme traditionnel. Le fait est que, au nom de ce qui fut finalement tenu pour de la science-fiction théologique3, des pans entiers de l’Église catholique – jusqu’aux échelons les plus élevés – ont déraillé.

Il faut admettre qu’une théologie ne peut pas subsister seule, qu’à long terme elle demande une cosmologie concomitante. Et ceci est quelque chose que l’Église préconciliaire ne possédait pas : pour cela nous devons remonter tout le chemin jusqu’à ce que Malachi Martin appelle « le savoir christologique préchrétien ».

Vous mentionnez Teilhard de Chardin. Pensez-vous que Teilhard de Chardin soit un personnage marquant dans l’histoire de l’Église ?

Je crois que c’est bien pire : je considère Teilhard de Chardin comme le théologien dominant du XXe siècle, celui qui a inspiré les partisans et les aficionados de la nouvelle théologie : c’est lui qui, au fond, a triomphé en ce fatidique Concile qui a radicalement transformé l’Église.

Qu’est-ce donc qui rend sa pensée si puissante, si immensément attirante pour les intellectuels catholiques de nos jours ? C’est, tout d’abord, le fait qu’il parle au nom sacré de la science : sa théologie est soi-disant fondée non pas sur la foi ou sur le raisonnement métaphysique, mais sur les faits solides de la découverte scientifique. Et que sont exactement ces faits ? Au fond, il n’y en a qu’un : c’est l’Évolution. C’est sûr, Teilhard accepte la théorie de Darwin en bloc ; mais il élargit immensément le concept : il conçoit l’évolution comme un principe universel agissant partout et constituant la base de tout ce qui existe. En fait, à proprement parler les choses n’existent pas ; comme Teilhard l’a dit avec une clarté choquante : « Quand tout est dit, l’Évolution est la première, la dernière, la seule chose en laquelle je crois. »

D’autres ont étendu la notion de la biologie à d’autres domaines tels que le social ou l’intellectuel, mais Teilhard seul a franchi l’ultime pas : il a en réalité déifié le concept. L’Évolution est devenue de facto son Dieu. Une telle affirmation ne peut être que l’une de deux choses : c’est soit un cas de pure folie ou vraiment de prophétie ; et je trouve malheureux que les intellectuels catholiques aient, dans une énorme proportion, opté pour le second terme de l’alternative. L’Évolution avec un É majuscule est en fait devenue le leitmotiv de virtuellement toute la théologie moderne ; comme le bourdon de fond dans la musique indienne, elle est toujours présente, que nous l’entendions ou pas.

Remarquons, en outre, que ce que Teilhard offre à un monde catholique étonné et assoiffé est vraiment une cosmologie christologique : c’est précisément ce que sa théologie « scientifique » prétend être. C’est d’ailleurs la seule chose qu’une théologie puisse être, puisqu’elle est « scientifique ». Mais comme cela devrait apparaître de jure à toute personne scientifiquement cultivée, elle ne l’est pas : si même le darwinisme classique s’avère indéfendable sur le plan scientifique, alors l’est d’autant plus l’extrapolation teilhardienne, dont les termes clés n’ont, en fait, aucun sens scientifique. Je trouve vraiment surprenant que des théologiens haut-de-gamme de l’Église catholique aient si facilement succombé à ce qui est littéralement une science-fiction théologique.

Il y a tellement à dire sur ce (pour moi) fascinant sujet – comme vous le savez, j’ai écrit un livre entier sur Teilhard de Chardin – que je dois m’arrêter de casser le ton de « conversation » de cet entretien. Un point encore, cependant, que je ne dois pas négliger de signaler : il y a dans le cas de Teilhard de Chardin une connexion démoniaque démontrable remontant à une sorte « d’expérience mystique » à laquelle Teilhard fait allusion dans un écrit précoce publié en 1919. Il parle en termes dramatiques d’une rencontre avec un être décrit comme « équivoque, turbide, l’essence combinée du mal total et du bien total » qui s’attacha à lui : « Et maintenant je suis établi en vous pour la vie ou pour la mort » déclara la Chose. Je regrette beaucoup de n’avoir jamais pensé à demander à Malachi Martin ce qu’il pensait de cet épisode remarquable et presque universellement méconnu. Tout ce que je puis dire est que, pour moi, il a l’odeur de la possession démoniaque. Sans aucun doute, cela expliquerait largement l’énormité de l’influence teilhardienne, son impact décisif sur la scène catholique au moment précis où les Papes régnants accomplirent leur acte de désobéissance à la Mère de Dieu4. Est-ce alors par la voie de Teilhard de Chardin que « Rome » est devenue l’habitat de l’Antéchrist ? Dans une certaine mesure je crois que oui.

La question se pose, évidemment : Comment la cosmologie authentiquement christologique cadre-t-elle avec les découvertes scientifiques contemporaines ? Pouvez-vous dire quelques mots à ce sujet ?

En réalité la cosmologie christologique « cadre » avec les découvertes scientifiques contemporaines, dans la mesure où nous distinguons nettement entre le fait scientifique et la fiction scientifique, une différence rarement observée.

Laissez-moi montrer, d’abord, qu’à proprement parler, la science moderne n’a produit aucune cosmologie, qu’elle est incapable en fait de le faire, en raison même de sa méthodologie. À l’insu de la plupart des scientifiques, cependant, elle compense cette déficience en avançant diverses affirmations cosmologiques comme si elles étaient scientifiquement admises.

Prenez le cas de la physique, la science fondamentale : les physiciens se sont convaincus eux-mêmes, ainsi que le public en général, que l’univers est constitué simplement de particules fondamentales. Mais, croyez-moi : il n’y a jamais eu, et il ne peut pas y avoir de preuve scientifique de ce soi-disant fait. Tout au contraire : il y a des raisons rigoureusement valides pour conclure que les objets perceptibles (des gros rochers aux instruments scientifiques) ne se réduisent pas à un ensemble de particules quantiques. Comme je l’ai montré dans une monographie, ce qu’on appelle le problème de la mesure, qui a bloqué les physiciens depuis 1925 environ, ne demande pas moins.

Si la science contemporaine n’a pas produit de cosmologie fiable, elle a imposé une sorte de pseudo-cosmologie, déguisée en science pour un public sans méfiance, basée sur l’affirmation déjà énoncée que l’univers, et tout ce qu’il contient, est « fait » de particules quantiques et rien de plus. Le conglomérat de notions pseudo-scientifiques qui en a résulté, claironné sous la bannière de la science, a, avec le temps, brouillé l’esprit du public en général, et a en plus influencé un grand nombre de nos ecclésiastiques au point de les conduire littéralement aux portes de l’apostasie. Maintenant, de même que seule la vérité remédie à l’erreur, de même une cosmologie authentique constitue le seul et unique antidote efficace à la peste actuelle des croyances scientistes. Voilà pourquoi aujourd’hui nous avons besoin, un besoin désespéré, d’une cosmologie authentiquement christologique.

Un point encore doit être fait pour compléter ce tableau : non seulement cette authentique cosmologie neutralise et chasse les illusions scientifiques de notre temps, mais elle remplit une seconde fonction vitale ; car il se trouve que sur la base de la cosmologie vraiment christologique on peut comprendre les vraies découvertes de la science, de la physique quantique par exemple, ontologiquement, en les intégrant dans le tableau plus large de cette doctrine pérenne ne provenant pas simplement de l’imagination ou du génie humain, mais en vérité du Christ Lui-même.

Le problème fondamental de l’homme moderne est-il qu’il a accepté une vision scientifique ne permettant pas une croyance en une religion surnaturelle ?

Tout d’abord, permettez-moi de souligner que l’homme moderne n’a pas, en fait, accepté une vision le moins du monde « scientifique ». Sa vision est en réalité scientiste, ce qui veut dire qu’elle se veut scientifique, basée sur de solides preuves scientifiques, alors qu’en réalité elle ne l’est pas. C’est un sujet que j’ai traité très longuement et avec grande précision ; bien qu’il soit presque universellement méconnu aujourd’hui, c’est un fait qu’au nom de la science l’homme moderne a été profondément, et dangereusement, trompé.

Vous avez certainement raison de penser que cette vision scientiste exclut la foi en une religion surnaturelle. En réalité, cependant, elle exclut non seulement le surnaturel, mais aussi – très littéralement – la meilleure moitié du naturel. L’explication de ce fait assez surprenant dépend de la distinction catégorique – une des plus profondes, je crois, de toute la philosophie – entre les quantités et les qualités, le problème étant que la vision scientiste a « catégoriquement » exclu ces dernières de son champ. Et ceci entraîne un second fait, peut-être encore plus surprenant que le premier : il se trouve que personne ne croit effectivement à la vision soi-disant scientifique et, qu’en fait, même le plus grand savant n’y croit pas dans sa vie quotidienne. Je veux dire que normalement nous disons que l’herbe est verte, bien que, dans nos moments « scientifiques » nous maintenons mordicus qu’elle ne l’est pas. Le fait presque universellement méconnu est que nous, habitants de l’âge moderne, avons été plongés involontairement dans un état de schizophrénie collective, situation difficilement compatible avec la bonne santé.

Il y a encore davantage : car il se trouve que qualités et quantités ne sont pas sur le même niveau : métaphysiquement parlant, les qualités viennent « d’en haut » alors que les quantités viennent de ce qu’on pourrait appeler le nadir du cosmos intégral. Évidemment, ce fait est devenu incompréhensible à l’humanité modernisée ; avec le concept de qualité nous avons perdu l’idée de verticalité : dans le cosmos scientiste il n’y a plus « d’en haut » et en l’occurrence plus « d’en bas » non plus. Il est amusant qu’une civilisation qui méprise la notion d’une « terre plate » soit devenue la proie de l’illusion beaucoup plus grande d’un « cosmos plat ».

Pour revenir à votre question, oui la vision soi-disant « scientifique » exclut bel et bien le surnaturel, ainsi que le chant des oiseaux, le mugissement des vagues et, en fait, tout ce qui constitue l’essence même de ce monde, sans parler de ce qui évoque pour nous les royaumes « d’en haut » (p. 16-21).


Je souhaite aborder un des sujets intellectuels dont vous avez discuté avec Malachi Martin. Vous avez eu un échange de lettres à propos du Dr Catherine Pickstock, qui a parlé lors d’une conférence organisée par le mouvement catholique traditionnel. Quelle est l’importance du travail du Dr Pickstock ?

C’est Malachi Martin qui a attiré mon attention sur les travaux de Catherine Pickstock. Il était en train de lire son livre, sa dissertation doctorale de Cambridge, qui venait juste d’être publiée sous ce titre surprenant : Après l’écrit sur l’achèvement liturgique de la philosophie.5Que puis-je dire ? Le livre est un chef-d’œuvre, une trouvaille sans précédent dans l’histoire récente. Après sa déconstruction du postmodernisme de Jacques Derrida (1930-2004), au point qu’il n’en reste virtuellement rien, elle se lance dans une analyse à vous couper le souffle du Phèdre de Platon et elle poursuit en scrutant l’évolution de la pensée occidentale de son point de vue très personnel. Même son utilisation de la langue est proprement inimitable et érudite au point que Malachi Martin lui-même, ce maître de la langue anglaise, était obligé, assez souvent, de consulter un dictionnaire.

Ce qui nous importe surtout est évidemment la profondeur de compréhension que Catherine Pickstock transmet ; et c’est dans ce domaine qu’elle montre un degré de maîtrise que nous n’avons pas vu dans le milieu académique depuis très longtemps. Elle jette un jour nouveau sur tout ce qu’elle regarde ; de même que son langage est inimitable, sa pensée l’est aussi. Qu’elle parle de Duns Scot ou de Martin Heidegger, son discours immanquablement ouvre de nouvelles voies et atteint des profondeurs jusqu’alors insoupçonnées. Ce qui m’a le plus fasciné, cependant, c’est son regard sur la liturgie et ce qu’on pourrait appeler « la dimension liturgique » de la culture humaine.

Avant tout, sur ce sujet, je dois faire référence à son long commentaire sur le rite Tridentin de la messe, qu’elle nous apprend à voir avec, littéralement, des yeux nouveaux, nous faisant comprendre – comme le sous-titre de son livre nous l’apprend – que , précisément, la philosophie comme telle atteint son apogée !

Il ne doit pas nous étonner que cette révolution philosophique touche profondément en particulier notre compréhension du thomisme, la doctrine authentique du Docteur angélique lui-même : à cet égard Catherine Pickstock a ouvert de nouvelles voies. On pourrait dire qu’elle a en fait « désaristotélisé » cette philosophie en déterrant ses racines platoniciennes. Elle le fait en réfléchissant profondément sur la dichotomie esse/essentia pour démontrer la primauté catégorique de l’esse : de l’être comme inséparable de Dieu.

Le fait est que cette reconnaissance absolument fondamentale jette tout dans une nouvelle lumière, « trouble les anciennes catégories » comme elle dit assez modestement, et révèle une métaphysique dépassant de beaucoup celle que nous croyons être thomiste. Pour ma part, je conjecture que Catherine Pickstock a réussi à mettre en lumière, après peut-être quelque sept siècles d’oubli virtuel, ce que l’on pourrait appeler le « noyau ésotérique » de la philosophie thomiste. Je ne puis m’empêcher de voir ceci comme pas moins qu’un événement providentiel pointant vers une renaissance de l’Église catholique, ce que Malachi Martin appelle sa Résurrection (p. 24-26).


Vous avez fait allusion au début à votre déception, comme étudiant, avec la philosophie à l’université Cornell : vous avez conclu selon vos propres mots que « la philosophie est morte ». Et maintenant vous portez aux nues une philosophe académique de notre temps ! Pourriez-vous résoudre cette contradiction apparente ?

Pour commencer laissez-moi dire quelques mots sur mon expérience à Cornell.

Au moment où j’y entrais comme bizuth, j’avais assez lu et pensé pour comprendre que la philosophie représente de jure une recherche sacrée, qui comme telle ne doit pas engager seulement l’intellect rationnel mais l’homme dans sa totalité. Je ne sais pas exactement comment j’en étais arrivé à cette vue, mais je suppose qu’elle ne venait pas d’une source externe.

Je pense que chaque être humain apporte beaucoup avec lui à sa naissance : nous n’arrivons pas dans ce monde comme une tabula rasa. En tout cas, ma conception de la philosophie comme une « recherche sacrée » n’était manifestement pas partagée par le corps enseignant de Cornell. Dans sa grande majorité il semblait croire que la philosophie a plus à voir, finalement, avec le langage qu’avec la réalité.

Je ne suis guère enclin à rapporter des anecdotes biographiques, mais laissez-moi partager avec vous un incident qui se rapporte à notre sujet. Ayant accepté une bourse d’enseignement dans le Département de Philosophie de Cornell, je me présentai en bonne et due forme pour commencer les études pour mon PhD. Un de nos devoirs du premier semestre était de lire de A à Z la Critique de la raison pure de Kant, ainsi que le commentaire de Norman Kemp Smith, qui était presque aussi volumineux. Méditant sur cette littérature, il ne me fallut pas longtemps pour conclure que ces ratiocinations kantiennes, aussi brillantes qu’elles fussent, ont peu de chose à voir avec cette Sophia – cette Sagesse plus qu’humaine – dont la philosophie authentique, par sa désignation même, est littéralement l’amour. Alors, au bout de trois semaines je résiliai ma bourse et quittai Cornell.

J’avais toujours été attiré par la nature, spécialement ses forêts et ses montagnes. Je décidai alors de poursuivre vers le grand Nord-Ouest et de gagner ma vie désormais comme bûcheron. Sans aucun doute j’avais une conception irréaliste et très romantique de ce que cela impliquait ; mais, en tout cas, à ce moment-là le destin intervint brusquement. J’avais fait part de mes intentions à mon frère, qui, à l’époque, étudiait l’ingénierie chimique à l’université Purdue. Il alla tout de suite voir le patron du département de physique pour lui parler de mon cas, allant jusqu’à lui mettre ma lettre dans les mains. Le verdict fut instantané : « Dites à votre frère de se présenter à mon bureau lundi matin pour remplir les fonctions de professeur assistant. »

Il semble que la voix de la Providence avait parlé : malgré mes sentiments mitigés concernant le monde académique contemporain, j’étais destiné à passer la plus grande partie de ma vie professionnelle dans son antre, mais pas dans les départements de philosophie !

En attendant, je n’ai trouvé aucune raison de changer mon opinion sur l’état de cette discipline : je considère que la philosophie académique aujourd’hui est tout aussi « morte » qu’elle l’était lors de mon exode de Cornell il y a un demi-siècle.

Le cas de Catherine Pickstock me frappe comme l’exception qui confirme la règle ; sa philosophie – qui répond aux normes les plus élevées et me laisse sans voix – doit être vue, je suppose, comme « la tache blanche » emblématique dans le champ noir. Je devrais ajouter que son guide à l’université de Cambridge, le professeur John Milbank, est le fondateur d’un mouvement appelé « radicale orthodoxie », lequel brise également les limites de la tradition philosophique contemporaine. Il se peut, Deo volente, que nous assistions à la fin prochaine de l’âge inauguré par les Lumières : la percée décisive annonçant une renaissance de la philosophie authentique. On peut certainement espérer que c’est bien le cas, mais on ne peut pas encore en être certain. Je suis personnellement enclin à penser que cette renaissance se produira plus ou moins au moment de l’histoire où la Bienheureuse Vierge interviendra pour mettre un terme à la « désorientation satanique » affligeant actuellement l’Église catholique : lorsqu’Elle « écrasera la tête du serpent ». Mais le temps le dira.

Vous avez parlé précédemment de la différence entre « fait scientifique » et « fiction scientifique ». Pourriez-vous nous dire dans quelle mesure il existe une conscience de cette différence – cette périlleuse tromperie – dans le personnel académique ?

Il faut d’abord distinguer entre les divers domaines scientifiques. Lorsqu’il s’agit de la science fondamentale, la physique, on peut dire sans crainte que la distinction entre le fait et la fiction, à laquelle je me réfère, n’est discernée nulle part : la reconnaissance qu’une distinction fondamentale doit être faite entre l’univers physique – l’univers conçu par le physicien – et le « corporel », que nous percevons par nos sens, n’a aucun cours dans les facultés de physique de tout le monde occidental.

Bien que, dans une monographie sur le sujet, j’aie rigoureusement prouvé que cette distinction ontologique entre le physique et le corporel n’est pas seulement cohérente avec ce que la physique par son modus operandi même est capable d’établir, mais qu’elle résout en fait les paradoxes apparents de la théorie quantique, rien n’a encore changé.

Les professeurs de physique dans leur ensemble continuent d’épouser les prémisses philosophiques discréditées depuis longtemps, tout en se regardant eux-mêmes comme des « empiristes réalistes ». C’est presque comme si la précision troublante illustrée dans leur recherche scientifique était compensée par un amateurisme naïf lorsqu’il s’agit du domaine philosophique.

Revenons à la question de la « science-fiction » : lorsqu’il s’agit des sciences biologiques – pour ne pas parler des sciences psychologiques qui ne sont sans doute pas des sciences du tout – le cas n’est pas tranché. Ce qui est principalement en cause c’est la théorie darwinienne de l’évolution : la question est de savoir si cette doctrine constitue réellement un fait scientifique. Ici, il apparaît que les opinions professionnelles sont aujourd’hui divisées : pas à 50 / 50 certes, mais néanmoins dans une proportion significative. Depuis en gros le milieu du XXe siècle, un nombre croissant de scientifiques ont déserté la position officielle. Le bruit court qu’il n’y a pas de preuve scientifique certaine pour confirmer la conjecture de Darwin, et qu’en fait, avec le progrès des sciences biologiques, au niveau moléculaire en particulier, les preuves contraires se sont accumulées.

Il semble ainsi, contrairement à la thèse officielle, que la théorie darwinienne est réellement soutenue pour des raisons idéologiques a priori. En plus, cette fatale hypothèse est agressivement imposée, au nom de la science, d’abord à la communauté scientifique elle-même puis à la société et à l’ensemble de la civilisation. Laissez-moi souligner que le savant individuel n’est aucunement libre de penser et de publier comme il l’entend. Cependant, malgré l’impératif de soutenir ce qui est, sans aucun doute, le dogme central du statu quo régnant – sous peine d’ostracisme ou de renvoi –, des défections de savants se produisent et les rangs des contestataires commencent en fait à grossir.

Il n’est pas entièrement inconcevable qu’un changement de paradigme puisse s’imposer tôt ou tard à une communauté scientifique catégoriquement récalcitrante.

Ce qu’il faut bien comprendre est que l’œuvre scientifique contemporaine n’est aucunement la recherche « désintéressée » de la vérité qu’elle est censée être, mais qu’elle est en réalité motivée par des engagements profondément enracinés d’un genre idéologique : le matérialisme et le relativisme moral qui « s’en dégage » pour ainsi dire, sont en réalité ce qui a fait marcher l’entreprise scientifique moderne, virtuellement depuis son origine. Le public en général admire évidemment avec soumission les merveilles de la technologie qui nous entourent de tous côtés – les véritables « signes et prodiges qui pourraient tromper les élus eux-mêmes » – mais qui cependant, ne corroborent pas, même au moindre degré, les thèses scientistes prises par erreur presque universellement pour la vérité scientifique.

Alors que nos Universités devraient par nature être à la tête de la détection de l’erreur scientiste, elles servent au contraire à perpétuer cette vision renversée et à brouiller d’autant plus l’esprit du public. Il existe, certes, des contre-courants, comme nous l’avons noté, à commencer par des biologistes honnêtes risquant l’expulsion ; pourtant, les partisans du statu quo demeurent à ce jour solidement aux commandes du monde académique (p. 27-31).


1 Repris de Dr Wolfgang SMITH, Unmasking the Faces of Antichrist (Entretiens avec Bernard Janzen), Triumph Communications, 2017, p. 16-31, aimablement traduit par Claude Eon (triumphcommunications.net).

2 In Quest of Catholicity : Malachi Martin Responds to Wolfgang Smith, Triumph Communications

3 Ndlr. Le mot est de Gilson qui parlait, à propos de Teilhard, de « théologie-fiction ».

4 Ndlr. Allusion au « troisième secret » de Fatima, dont la publication avait été demandée pour 1960.

5 Publié, en français, par les Ed. Ad Solem en 2013.

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