L’Eglise et l’esclavage

Par Dominique Tassot

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Résumé : On s’étonne souvent que l’Eglise n’ait jamais condamné l’esclave, pourtant l’un des maux les plus graves des sociétés, depuis l’Antiquité. En fait, la prédication de l’évangile a fait beaucoup mieux que de condamner verbalement l’asservissement de l’homme par l’homme : peu à peu, par une lente transformation des mœurs, en créant un milieu de vie différent, elle l’a fait disparaître. C’est si vrai que l’esclavage renaît, sous d’autres formes, dès que s’estompe ou s’absente l’influence civilisatrice du christianisme.

        Le 28 avril dernier, le Sénat de Paris commémorait l’abolition de l’esclavage, décrétée le 27 avril 1848 pour toutes les colonies ou possessions françaises. Sans vouloir décrier cette mesure ni amoindrir la figure de Victor Schoelcher, sénateur qui fut l’âme du mouvement abolitionniste dès 1830, force est de constater qu’un décret seul n’a jamais suffi à guérir les tares de la société.

        Une première fois l’Abbé Grégoire avait convaincu la Convention de voter l’abolition, le 4 février 1794. Mais Bonaparte rétablit l’esclavage en 1802. Schoelcher lui-même savait que l’abolition resterait sans portée si des mesures d’accompagnement n’étaient pas prises : il voulait encore soutenir la production coloniale, indemniser les planteurs, donner des terres aux affranchis, créer des emplois et assurer la transition sur les plantations de canne à sucre[1]. Surtout, et Schoelcher – athée[2] et franc-maçon[3] – ne pouvait le comprendre, la réforme des moeurs doit précéder celle des lois, comme l’esprit précède la matière et lui commande.

        Quid leges sine moribus ?… notaient les Anciens. Que pourraient les lois sans l’assentiment des consciences qui régissent les moeurs ?

        Voilà pourquoi la suppression effective de la condition d’esclave repose si entièrement sur l’action de l’Eglise[4]. C’est aussi pourquoi l’esclavage renaît, sous diverses formes, dès que la doctrine chrétienne cesse d’influencer une société. Tel est du moins ce que démontre l’histoire des vingt derniers siècles.

        Pour s’en convaincre, il faut d’abord revenir sur la condition des esclaves en Grèce ou à Rome. L’Antiquité nous apparaît souvent à travers les oeuvres de ses grands écrivains ou de ses artistes : elles seules ont traversé les siècles…     De là une nostalgie peut-être mal placée : car on s’en forge de la sorte une idée aussi déformée que celle des propagandistes qui nous présentaient naguère la Russie comme le paradis des travailleurs !… Athènes comptait 400.000 esclaves pour 20.000 citoyens, et Rome en vit jusqu’à un million[5].

        Dans une notable partie de l’Italie, les esclaves travaillent enchaînés. Le Code justinien (VII, VI, 3) autorise encore le maξtre à jeter sur le pavé son esclave âgé ou malade. Pour l’industrie, l’esclave travaille enfermé, parfois nuit et jour, dans des “ergastules” souvent souterrains (col. 458). L’esclave fugitif est marqué au fer rouge. Lors de la guerre de Sextus Pompée (36-38 avant Jésus-Christ) 30.000 esclaves révoltés furent suppliciés à mort par leur maîtres et 6.000, dont on n’avait pas trouvé les maîtres, furent crucifiés dans leur ville d’origine.

        Aux yeux de la loi, l’esclave est absolument dépourvu de droits, comme un simple animal. “L’usage, dont on cite des exemples sous l’empire, d’introduire dans son testament une clause expresse pour interdire de séparer de leurs femmes les esclaves mariés, indique assez que jusqu’alors la pratique inverse avait prévalu.” (col. 459)

        Aucun droit établi, donc, à la vie de famille ou à l’honneur. En l’absence de justae nuptiae (“justes” noces) l’esclave n’a autorité ni sur sa femme ni sur ses enfants. A contrario le commerce d’un maître avec sa servante ou d’une matrone avec son esclave n’était pas considéré comme un délit conjugal : la fidélité, au sens antique, se s’entend qu’entre personnes libres.

        Et, comme toujours, il s’est trouvé des “clercs”[6], des lettrés, pour justifier et absolutiser une distinction de fait qui ne rencontre aucun fondement dans la Révélation. Aristote écrit  : “Quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps l’est à l’âme, la  brute à l’homme ; et c’est la condition de tous ceux chez qui l’emploi des forces corporelles est le seul et meilleur parti à tirer de leur être, on est esclave par nature… L’utilité des animaux privés et celle des esclaves sont à peu près les mêmes. … On est maître, non point parce qu’on sait commander, mais parce qu’on a une certaine nature ; on est esclave ou homme libre par des distinctions pareilles.”(Politique, 1, I, ch. II, trad. Barthélémy Saint-Hilaire, col. 459)

        La rigueur des textes se voyait parfois tempérée par l’humanité ou l’intérêt de certains maîtres.  En concédant aux esclaves le “pécule” sur leur production, on les motivait et on leur permettait, à terme, de s’affranchir… Mais où irait habiter l’esclave affranchi ? Certes quelques esclaves doués apprenaient les lettres et devenaient scribes ou pédagogues !… Mais il s’agit d’une infime minorité qui nous masque plutôt la dure réalité de l’esclavage servile. Surtout, la cité antique faisait ainsi reposer son économie sur le mépris et la haine, et à ce titre certains philosophes païens ont condamné l’esclavage : Lucien, Sénèque, Cicéron…

        Fortes paroles qui ne furent d’aucun effet pratique (col. 460).

        Et c’est la grande leçon de cette histoire : lorsque le christianisme se répand au sein d’une telle société, on n’y trouve aucune condamnation de l’esclavage, aucune de ces déclarations creuses qui constituent aujourd’hui ce que certains nomment leur “action”. Car l’Eglise a fait beaucoup mieux que de condamner l’esclavage ; elle l’a fait disparaître. Comment ? En élargissant la notion que l’homme avait lui-même.

        En y voyant une image de Dieu d’un côté, un esclave du péché de l’autre, elle rendait dérisoire toute distinction sociologique fondée sur les aléas de l’existence. Au sein d’une société où tout changeait selon qu’on se trouvait homme libre ou esclave, l’Eglise secrète un milieu de vie dans lequel la condition sociale ne régit plus rien en droit.

        Déjà l’épître aux Galates pose l’exacte antithèse de ce qu’avait énoncé Aristote : “Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; ni esclave, ni homme libre ; ni homme ni femme : vous n’êtes tous qu’un  dans le Christ.” (Gal. , III, 28)

        Le paganisme avait banni les esclaves du sacerdoce et les ignorait dans son culte. Parmi les chrétiens, en revanche, ils reçoivent les mêmes sacrements et accèdent aux mêmes dignités. La Didascalie[7] indique en détail la place qu’il faut donner à chacun à l’église : les vieillards seront assis ; les jeunes gens s’assiéront, s’il y a place ; mais elle ne mentionne pas de place spéciale pour les esclaves (col. 467). Grégoire de Nazianze exalte dans un discours la noblesse conférée par le baptême : “Ne regarde pas comme indigne de toi d’être baptisé avec les pauvres, ô riche, ô patricien, avec des hommes vils, ô maître, avec celui qui fut jusqu’ici ton esclave. Tu ne t’humilieras pas autant que le Christ, au nom duquel tu es aujourd’hui baptisé, et qui pour toi a pris même la forme d’esclave. En ce jour, tu es transformé ; les caractères anciens disparaissent ; une seule marque est imposée à tous : Jésus-Christ.”(P.G., t. XXXVI, col.396-397; ici trad. col. 467)

        Le pape saint Callixte est connu pour avoir été esclave et même fugitif ; plusieurs parmi les premiers papes semblent avoir des noms d’esclaves : Evariste, Anicet (col. 468). Le martyre, surtout, réhabilite les esclaves. Les mesures de persécution les comprenaient expressément : eux-aussi étaient forcés à faire des libations et cette mesure révéla l’héroοsme d’esclaves comme sainte Blandine ou sainte Félicité. Sainte Potamienne (d’Alexandrie), comme sainte Dula (de Nicomédia), furent martyrisées pour s’être refusées à leurs maîtres (col. 466).

        L’Eglise étend le sacrement de mariage aux esclaves et limite leur astreinte au travail. Les Constitutions apostoliques précisent : “Que les esclaves travaillent  cinq jours : le samedi et le dimanche, qu’ils aient le loisir de venir à l’église pour y apprendre la religion. La semaine sainte et la suivante, que les esclaves chôment [8]. La première est celle de la passion, l’autre celle de la résurrection. Et ils ont besoin d’apprendre qui est mort, qui est ressuscité, qui a permis cette mort, qui a ressuscité.” (L. VIII, ch. XXXIII, ici trad. col. 467)

        Ainsi de nouvelles relations se créaient entre maîtres et esclaves. La compassion se substituait à cette haine mutuelle qui effrayait tant Cicéron. Saint Jean Chrysostome écrit : “Qu’il y ait réciprocité de service et de subordination ; de la sorte, il n’y aura pas d’esclave. Que l’un ne prenne pas la place d’homme libre ; l’autre le rôle d’esclave ; mais il est mieux que maîtres et esclaves se servent mutuellement ; bien mieux vaut être esclave de la sorte que maître dans les conditions opposées.” (Homélie XIX, n.5, ici trad. col. 470)

        Pourquoi cette indifférence qui peut nous choquer ? C’est qu’au fond, sous les apparences, la vraie condition de l’homme est la servitude ; aussi ne s’en libère-t-on qu’en la reconnaissant. “Tu es esclave, toi qui fut créé ; tu es esclave, toi qui fut racheté !”[9] s’exclame saint Ambroise, lui-même patricien et préfet. Et saint Jean Chrysostome : “Esclave, liberté sont des mots. Esclave, qu’est-ce à dire? un mot. Combien de maîtres enivrés gisent sur leurs lits, et les esclaves sobres sont là debout. Qui appelerai-je esclave ? L’ivrogne ou le tempérant ? L’esclave d’un homme ou le captif d’une passion ?… L’un a l’esclavage au dehors ; l’autre a sa chaîne au-dedans. A quoi bon posséder les biens extérieurs, si on ne s’appartient pas à soi même ?” ( De Lazaro, ch. VI, n. 8, ici trad. col. 472).

         La mort même reléguait l’esclave antique dans un colombarium, loin de son maître, en notant l’infériorité de sa condition.

        Chez les chrétiens, tous deux furent placés côte à côte, et les inscriptions oublièrent ces différences terrestres. Ainsi, peu à peu, les règles et coutumes de l’Eglise pénétraient dans la cité païenne comme ces racines qui finissent par faire éclater la roche. Et lorsque les empereurs se convertirent, la législation se modifia tout naturellement en faveur des esclaves : le dimanche fϋt chômé, même les mineurs purent affranchir. Le Code justinien supprime les ergastules : les évêques eux-mêmes sont chargés de les évacuer. Nombre de services rendus sont récompensés par l’affranchissement. Les maîtres qui forcent des esclaves à la prostitution encourent l’exil ou le travail des mines (Code théodosien). Constantin décrète que les familles ne pourront plus être séparées, et déjà un maître peut être accusé d’homicide. Un peu plus tard, sous le consulat de Mérobaude (383 A.D.), il devient impossible d’accuser un esclave sans s’exposer soi-même à quelque peine en cas de plainte infondée.

        Solidement ancrées dans les esprits, ces conquêtes morales devaient survivre à l’Empire romain. Malgré les invasion barbares et les siècles agités qui préludent à la chrétienté féodale, le mouvement se poursuit et, au 10ème siècle, le servage s’est entièrement substitué à l’esclavage. Il s’agit d’une toute autre condition : le serf est maître de sa famille et travaille pour lui-même une partie du temps ; il peut léguer ses biens et témoigner en justice contre un homme libre.

        Ainsi, en “dédramatisant” l’esclavage, en le relativisant, en érigeant l’amour du prochain en commandement majeur, l’Eglise permit la plus grande et la plus heureuse transformation sociale qui ait jamais eu lieu. Que cette petite “rédemption” à l’échelle terrestre soit due à la prédication de Jésus-Christ, aucun historien ne peut le nier. Et la preuve a contrario sera donnée par les trois esclavages modernes : l’esclavage musulman, la traite des noirs, puis les goulags.

        Après la chute de Constantinople (1453), la Hongrie et le littoral méditerranéen deviennent la proie des razzias turques, et les moeurs de l’Antiquité réapparaissent : on donne au peuple d’Istambul le spectacle de prisonniers hongrois et bosniaques forcés de combattre comme des gladiateurs. Les ergastules rouvrent : ce sont les bagnes. A la prise de Tunis, en 1535, on libère 20.000 captifs enchaînés dans des prisons et des caves.

        Lors de la bataille de Lépante, la flotte chrétienne délivre 15.000 chrétiens condamnés à ramer sur les galères turques. Racheter des esclaves, ou à tout le moins soigner les malades et assurer aux morts un cimetière chrétien, deviennent pour quelques siècles la plus haute forme de charité. Les ordres religieux s’y adonnèrent tout particulièrement et les lettres des missionnaires nous ont conservé la description de cet esclavage en terre d’Islam : “Or, ces esclaves de l’Etat  ou bien des particuliers étaient réduits à un sort horrible :  travaux excessifs, nourriture insuffisante, court sommeil dans d’affreux bouges ; injures et châtiments abominables, voilà pour le corps ; impossible de dire les tortures de l’âme, les outrages à la vertu et les persécution infligées à la foi.“(Mémoires de la Mission, t. II, p. 14, ici col. 483) Saint Vincent de Paul, captif de 1605 à 1607, raconte ainsi sa vente sur le marché de Tunis : “Les marchands nous vinrent visiter tout de même que l’on fait à l’achat d’un cheval ou d’un boeuf, nous faisant ouvrir la bouche pour visiter nos dents, palpant nos costes, sondant nos playes, et nous faisant cheminer le pas, trotter et courir, puis tenir des fardeaux, et puis lutter pour voir la force d’un chacun, et mile autres sortes de brutalitez.“(Relation du 24 juillet 1607, col. 483)

        En 1683 un captif au Maroc, le sieur Mouette, rapporte : “J’ai vu surtout dans Salé des esclaves attachés à la charrue avec des ânes ou des mules, et contraints par la faim de manger de l’orge avec ces animaux.

        Il est remarquable, dans ces conditions, que les renégats n’aient pas été plus nombreux. Il y eut aussi des gestes admirables : A Alger le Père Angeli, carme, avait reçu l’argent de sa rançon ; il le distribua en aumone et mourut esclave en 1641 (col. 485).

        Il fallut la prise d’Alger, en 1830, puis le démembrement de l’empire turc, pour réduire l’étendue de cet esclavage. L’exemple de l’Arabie et surtout du Soudan montre aujourd’hui encore la pérennité de l’esclavage musulman : razzias dans les villages, avec l’appui de l’armée, châtiments corporels, tortures morales, absences de recours légal, sans compter les désordres où conduisent naturellement la polygamie et la licence. Il faut garder ces faits en mémoire pour bien  juger de l’esclavage en Amérique.

         Sans les freins de la loi et de la religion, l’homme tombe dans une barbarie qui montre bien, s’il était nécessaire, l’emprise du péché : il ne trouve plus en lui-même aucune borne à la cruauté. Dans sa relation, le dominicain Las Casas écrit : “Ce qu’on a voulu appeler la conquête, n’a été qu’un temps d’invasions et de violence plus contraire aux lois de Dieu, de la nature et même des hommes, que celles qui ont signalé la cruauté des Turcs lorsqu’ils ont voulu tourner leurs armes contre les chrétiens  (…) J’ai vu mourir de faim dans l’île (de Cuba) en trois ou quatre mois plus de 7.000 enfants dont les pères et les mères avaient été attachés aux  travaux des mines.” Hatney, le cacique qui répondait ne pas vouloir aller au ciel s’il pouvait y retrouver les Espagnols, disait des conquérants : “Ils adorent un Dieu qu’ils appellent Or. Ils ont vu qu’il était parmi nous, et ils veulent nous détruire pour en avoir seuls la possession.” (col. 489) Las Casas note aussi que le Vénézuéla a été dépeuplé par des Allemands luthériens : “Leurs moyens furent si atroces que les Espagnols parurent des gens de bien à côté de ces nouveaux spéculateurs.” (col. 490)

        Mais ces excès à l’encontre des indigènes ne reçurent pas l’aval des autorités, comme en terre d’Islam. Très vite le roi et l’Eglise s’unirent pour instaurer un ordre chrétien. Les ordonnances de 1542 déclarent les Indiens libres et vassaux du roi. Et la bulle Veritas ipsa, en 1537, pose que les Indiens et les peuples encore à découvrir, même païens, ne doivent pas être asservis.

        Certes la couronne n’avait qu’une autorité nominale sur les colonies, mais les missionnaires dénonçaient à la Cour les gouverneurs complices ou ne donnaient l’absolution que sous promesse d’affranchissement des Indiens (col. 497). Cependant, le lucre et la gloire des conquérants exigeaient d’exploiter les mines, de planter et de bâtir sans délais.  Un compromis fut trouvé, à l’image d’un Occident devenu mi-chrétien mi-humaniste : on transporta en Amérique des noirs déjà réduits en esclavage dans leur pays, peut-être 40 millions en trois siècles, le plus souvent avec l’accord intéressé des roitelets africains.

        La traite des noirs démontre excellemment l’hypocrisie foncière des disciples de Machiavel. Voltaire, ami de l’humanité, édifia ainsi sa fortune : même si au cours de la traversée mourrait une partie de la cargaison, les bénéfices de la traite étaient considérables, de l’ordre de 900 % ! L’Angleterre la première, avec Penn et Wilberforce, évoca son abolition.

        Les mauvaises langues ont dit que le sacrifice était aisé après l’indépendance de l’Amérique ; d’ailleurs la traite s’y faisait sous pavillon espagnol ou portuguais mais avec des fonds anglais et des navires construits à Londres ou à Liverpool (col. 501). En 1862, il transitait encore environ 40.000 esclaves par an de l’Afrique vers le golfe d’Aden et le golfe persique. Aux Etats-Unis, les états du Nord, “anti-esclavagistes”, avaient le monopole de la traite, et l’Arkansas fut le dernier à abolir l’esclavage.

        Durant ces trois siècles, non contente d’agir sur les dirigeants et sur les lois, l’Eglise prit un soin particulier des esclaves : les instruisant de la religion, les protégeant, veillant à consolider leurs familles et chaque fois que possible, à les faire affranchir. Saint Pierre Claver qui fut 39 ans durant religieux à Cathagènes, avait signé sa profession : “Pierre, esclave des nègres pour toujours.” (col. 500) Au Brésil, l’émancipation fut préparée de concert par Léon XIII et l’empereur dom Pedro, en 1888.

        On ne peut donc imputer à l’Eglise la survivance de l’esclavage outremer. L’Occident moderne, même chrétien de nom, quittait la dynamique du christianisme pour retomber sous le joug du naturalisme antique. Dès lors qu’on adopte Athènes et Rome comme modèle de civilisation, l’asservissement des métèques trouve aussitôt sa justification : il sert la grandeur et le rayonnement d’un Etat – royaume ou république – en passe de devenir la référence suprême .

        Avec le matérialisme athée, les dernières entraves morales à l’exploitation de l’homme par l’homme devaient céder. L’Eglise se voit désormais exclue du conseil des dirigeants. Il ne s’agit plus pour eux de paraître l’écouter – du moins tant que leurs intérêts ne sont pas en jeu -, il s’agit de la détruire, et avec elle la vision d’un homme né pécheur, mais racheté en puissance. Or, selon le mot du cardinal Pie : “quand le Christ ne règne pas par les bienfaits de sa présence, il règne par les calamités de son absence.

        L’esclave antique pouvait parfois tomber sur un bon maître ; dans le cas inverse, il subissait l’arbitraire d’une personne qui pouvait changer, ou mourir, dont les passions ou les intérêts demeuraient intelligibles… Le numéro matricule des camps de travail, lui, devient l’esclave d’une machine impersonnelle dont les raisons échappent à ses propres chefs. De là cette démesure dans un asservissement que son caractère mécanique prive de toute compassion.

        Avec les goulags, l”humanisme” de l’homme sans Dieu montre son vrai visage : celui d’une nature humaine corrompue jusqu’à la racine, toujours semblable à elle-même de l’extrême- orient jusqu’à l’extrême-occident.

        La justification économique de l’esclavage est évidente : c’est l’exploitation la plus rationnelle de l’homme par l’homme, puisqu’elle ne rencontre aucun frein. Dans l’Empire romain comme en Amérique, l’esclavage permit de défricher et de mettre en valeur de vastes espaces que les colons libres n’auraient pu cultiver que progressivement, à proportion de leur croissance démographique.

        Les grands travaux entrepris sous Staline, comme le canal de la Baltique à la mer Blanche, procèdent de la même logique. Déjà Trosky avait déclaré10 que l’idée de “l’improductivité du travail forcé n’était qu’un préjugé bourgeois.” Comme il était exaltant de faire servir les “asociaux” et les ennemis de la Révolution au triomphe de cette même Révolution ! Certes l’incurie soviétique ne permit guère les succès espérés, si ce n’est dans les mines d’or du nord-est de la Sibérie et, à cet égard, l’organisation des camps nazis l’emporte de loin.

        Aujourd’hui le travail forcé est loin d’avoir disparu : on compte 55 millions d’esclaves en Inde, 16 millions de détenus en Chine, plus d’un million d’esclaves en Arabie (en y incluant les émirats). Il faudrait y ajouter les 300 millions d’enfants, selon l’UNICEF, qui sont eux-aussi “travailleurs forcés, esclaves sexuels, soldats malgré eux, mutilés à des fins de mendicité, victimes du trafic d’organes, etc… Rien ne leur est épargné sur ces nouveaux marchés d’esclaves, dont même Internet peut être un vecteur.”11 Un procès s’ouvrait le 7 septembre à Nanterre contre un réseau de 30 marocaines qui achetaient des jeunes filles dans leur pays entre 30.000 et 35.000 francs, puis les prostituaient et les mettaient aux enchères à Paris12 .

        Or n’est pas la présence du mal en son sein qui condamne une société, mais la manière dont elle réagit à son encontre.

        L’hypocrisie de ceux qui tolèrent aujourd’hui les razzias d’esclaves au Sud-Soudan13 ou qui commercent sans curiosité excessive avec des empires dont nombre de produits manufacturés sont issus du Goulag ou du Laogaο, ne le cède en rien à celle des puissances coloniales qui favorisèrent la traite des noirs.

        Ainsi, toute régression dans l’influence civilisatrice de l’Eglise, se traduit par un résurgence de l’esclavage. Lorsque la volonté propre des uns ou des autres, du petit nombre ou du plus grand nombre, devient le critère du bien, l’esclavage du péché peut régner sans partage. Or il est la source de tous les autres.

        Quand Jésus-Christ déclare que son joug est doux et son fardeau léger, Il ne veut nullement enseigner qu’il est loisible à l’homme de choisir entre tel ou tel joug et l’absence de pénibilité, entre tel ou tel fardeau et l’absence de croix. Là n’est pas le dilemme, mais entre le joug du Christ et l’autre joug : celui de l’Autre, cet Adversaire, ennemi du genre humain, qui ne rêve que d’asservissement et d’esclavage.

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[1] Discours de G.Larcher, président du comité de parrainage pour la commémoration de l’abolition, J.O. du 28 avril 1998, n°35 S, p.6.

[2] Discours de J.Habert (Ibid. p.12)

[3] Discours de G. Othily (Ibid. p.17)

[4] Il est significatif que les discours sénatoriaux ignorent jusqu’au nom d’Henri Wallon, historien de l’esclavage antique. Il fut pourtant le secrétaire du Comité qui prépara le décret d’abolition, mais on le savait inspiré par une fervente foi chrétienne. De même pour le duc de Broglie qui présida une commission semblable sous Louis-Philippe.

[5] J.Dutilleul, Dictionnaire de Théologie Catholique, article “Esclavage”, col. 457. Ce grand article ayant largement servi à la présente rétrospective, nous en donnerons les références subséquentes par simple mention des colonnes, dans le corps du texte.

[6] Ici des intellectuels, au sens donné par Julien Benda dans sa Trahison des Clercs, toujours actuelle.

[7] Texte grec du 3ème siècle donnant diverses règles pour l’administration d’une église locale.

[8] Ndlr. A lire ce texte vieux de 1600 ans, si proche de la législation contemporaine sur le temps de travail, on mesure à quel point l’épisode de la révolution industrielle “libérale” ne permit le progrès technique qu’au prix d’une terrifiante régression morale.

[9] De Jacob et vita beata, P.L,. t. XIV, col. 603.

10 N.B. Le Goulag fut créé en 1920.

11 Intervention au Sénat de Mme Hélène Luc (28 avril 1998, J.O. n° 33 S).

12 Présent du 9 septembre 1998.

13 Le Soudan (nom arabe de l’antique Nubie) est l’un des plus anciens royaumes chrétiens, évangélisé au 6ème siècle, dès avant la naissance de Mahomet.

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