Partager la publication "Des dieux et des « – ismes »"
Dominique Tassot
Résumé : La manie des mots en « -isme » est assez récente, mais elle a fini par envahir le langage des intellectuels. Or le danger est grand que les substantifs abstraits nommés par ces « -ismes » manquent d’un répondant concret, ne prêtant qu’un semblant de réalité aux doctrines souvent parcellaires qu’ils désignent. Ils ne valent alors guère mieux que les faux dieux idolâtrés par les Anciens. Moins même, peut-être, car derrière l’idole faite de main d’homme, les démons peuvent répondre – hélas ! – aux invocations qui leur sont adressées, tandis que les idéologies abstraites déçoivent invariablement ceux qui les avaient accueillies et s’en forgeaient des convictions.
On se moque des Anciens qui personnifiaient leurs tendances en les reliant à des dieux ou déesses : Mars, Vénus, Mercure, etc., pour ensuite rendre un culte à ces idoles fabriquées de main d’homme et porter crédit à ces « mythes habilement inventés », selon le mot de saint Pierre (2 P 1, 16).
Or que sont les « – ismes » de notre époque : libéralisme, marxisme, naturalisme, etc. ? Ces « substantifs » abstraits ont-ils une substance ? Repensons au marxisme, vanté comme « horizon indépassable de la pensée humaine » et adopté par presque tous les universitaires (et bien des clercs) durant trente ans.
Il a suffi que l’Union Soviétique se transforme par la pérestroïka pour que, subitement, ce marxisme omniprésent disparaisse des rayons des librairies, des colonnes des journaux et des pensées quotidiennes.
Comment fut-ce possible ? Comment l’indépassable a-t-il pu, presque du jour au lendemain, disparaître du paysage intellectuel ?
C’est que la substance en était ailleurs.
En politique démocratique, les hommes suivent les idées, mais les idées suivent l’argent. Disparu le financement moscovite, le marxisme s’est retiré en coulisses[1].
Est-ce à dire que la manie idéologique soit passée de mode, que nos contemporains aient cessé de croire aux abstractions et rejeté la séduction des «-ismes» ? Rien n’est moins sûr ! Il suffit de parcourir la presse ou l’histoire récente pour ramasser à pleines brassées de telles idées d’autant plus motivantes et agissantes qu’elles sont plus sommaires et plus floues : féminisme, mondialisme, pacifisme, scientisme, multiculturalisme, socialisme, économisme, démocratisme, manichéisme[2], etc.
Toutes ces doctrines comportent une parcelle de vérité, mais en extrapolant cette pensée particulière au-delà de son lieu légitime d’application, donc en la généralisant abusivement, on en fait une erreur et un poison. Dans le cas du féminisme, Maciej Giertych, avec son autorité de député européen, a bien montré comment cette idéologie, en niant les faits biologiques et psychologiques, constituait un puissant solvant de toutes les civilisations, puisque celles-ci sont transmises par la mère[3].
Ajoutons seulement qu’un «-isme » peut en cacher d’autres ; en l’occurrence encore deux abstractions (en «-té » cette fois) : parité et mixité. Comme pour la laïcité ou l’égalité, le mot abstrait se révèle vecteur de convictions, d’affects, de dévouements (qui sont autant de dévoiements) pour imposer au réel une forme étrangère à sa nature et bouleverser ainsi l’ordre des choses.
De ceux qui, de bonne foi, croient bien faire en luttant pour ces abstractions, on pourrait dire : eux aussi, « ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34) ! Ils agissent en rêvant à une idée, sans chercher à mesurer les conséquences de leurs actes. Tout le contraire, donc, d’une action politique véritable, soucieuse au premier chef d’établir la bonté objective d’un but visé.
Ici, le bien est comme présupposé par l’abstraction : quel mal pourrait donc recéler un mot abstrait ?
Or, une idéologie peut s’emparer de nos pensées ; jamais de la réalité. Les faits réels sont têtus et d’inévitables contradictions surgissent un jour ou l’autre, lesquelles font le malheur de ceux ou de celles qui doivent les assumer : sans même évoquer ses conséquences sociales dramatiques, le féminisme, par exemple, détruit la véritable féminité, et la pilule, loin de libérer la femme, en fait au contraire une esclave sexuelle. Car les satisfactions données par une carrière enviée pèsent peu devant les joies durables d’une maternité bien assumée.
Pourtant, ce féminisme n’est pas né dans les sociétés ayant pour colonne vertébrale des préjugés, des lois et des coutumes qui veillent à maintenir la femme dans une infériorité systématique (de telles sociétés existent, malheureusement). Paradoxalement, il a surgi au sein de notre civilisation chrétienne pour en parachever la destruction, civilisation qui était pourtant la plus équilibrée sur ce point, ne fût-ce que par sa dévotion envers la Théotokos, la Mère de Dieu. En ce sens Chesterton, à la suite de Péguy, notait que « le monde est rempli d’idées chrétiennes devenues folles »[4]. Péguy devait penser au socialisme, qui l’avait tenté un moment. Mais on pourrait en dire autant de nombreux «-ismes », de par le bien tronqué qui séduit en chacun d’eux.
Ainsi le rationalisme exalte-t-il à bon droit la raison humaine, cette faculté étonnante qui, mystérieusement, parce qu’elle est en nous l’image du Dieu Créateur, peut entrer en harmonie avec la réalité du créé. Il se trouve donc que les êtres mathématiques par exemples, êtres de pure raison, nous servent cependant à exprimer les lois des corps réels : la multiplication permet la mesure des surfaces, comme le sinus des angles commande la réfraction des rayons lumineux. Des expressions algébriques simples régissent la chute des corps, l’évaporation des liquides ou la résistance de l’air.
Mais qu’une science vraie soit permise à l’intelligence droite, il ne s’ensuit pas que la réalité se réduise à ce que nous en connaissons, ni que l’Auteur de la nature soit prisonnier des lois que nous en avons tirées. On tombe alors dans l’idéologie scientiste laquelle, à l’usage, se révèle être un frein au progrès des connaissances car elle tarit en l’homme la faculté d’émerveillement devant la Création. Or, selon le mot de Platon, la science commence par l’émerveillement.
Autre contradiction bien connue : le pacifisme d’avant 1870 (et plus encore d’avant 1914), qui séduisait bien au-delà des cercles socialistes. La Ligue Internationale de la paix réunissait toute une armée – si l’on peut dire – de professeurs, d’économistes, de prêtres, de pasteurs et de rabbins. Un P. Hyacinthe vanta le Dieu de concorde et de pardon qui a prescrit aux nations comme aux individus de ne pas tuer… On connaît la suite. Certes la paix est une chose excellente, d’ailleurs exaltée par la Bible, et des sociétés s’en sont parfois montré dignes. Mais le réel se trouva cette fois encore plutôt du côté du vieil adage : si vis pacem, para bellum !
Au demeurant, toutes les idéologies politiques atténuent les facultés de discernement et privent les gouvernants eux-mêmes du guide supérieur de la raison droite. Le maréchal Göring passe pour avoir dit : « Je n’ai pas de conscience ; ma conscience s’appelle Adolf Hitler » ! Même si le contexte atténue peut-être l’énormité du propos, on saisit aussitôt l’esclavage mental qu’entraînent ces « doctrines » politiques qui ne sont que des erreurs (mais partagées par des millions de malheureux, ce qui n’en fait pas pour autant des vérités).
On ne sache pas que les convictions d’un saint Thomas More ou d’un saint Vincent de Paul empêchèrent ceux-ci d’être de grands hommes d’État : au moins leur fidélité était-elle prémunie contre toute servilité.
L’économisme ou le mercantilisme qui rongent aujourd’hui tout le tissu social – ayant fait de l’argent et des budgets le critère suprême – amènent aussi leur poids de contradictions. Car il existe, en deçà de l’économie, des facteurs exogènes bien plus influents sur la prospérité que les règles comptables. Ainsi la démographie, la technologie et l’esprit d’entreprise.
De tous ces « -ismes » séducteurs et réducteurs, il faudrait distinguer soigneusement ceux qui se réfèrent à des réalités précises et n’ont aucune prétention universelle.
L’impressionnisme est un « courant » de peinture dont les tableaux partagent certains traits, mais la technique sous-jacente n’eut jamais la prétention de supplanter tout le reste, seulement celle de proposer une forme de beauté qui lui soit propre.
Il est donc certains « -ismes » intellectuellement légitimes, recouvrant même des activités concrètes ou des pratiques : modélisme, entrisme, cannibalisme, scoutisme, etc. D’autres désignent encore des écoles philosophiques, souvent contestables sur leur propre terrain, mais auxquelles on ne peut faire le grief de rester floues ou de méconnaître les conséquences de leurs idées : naturalisme, mécanicisme, sensualisme, épicurisme, structuralisme, etc. Si des effets délétères résultent de telles doctrines, c‘est souvent indirectement, de par les idéologies dérivées qui seules parviennent au grand public et dont le simplisme aurait sans doute surpris les penseurs dont ils reprennent certaines idées.
Ne doit-on pas cependant regretter l’usage si fréquent aujourd’hui du mot « christianisme » ? On pourrait certes le considérer comme une réalité sociologique, une sorte d’anti-satanisme. Mais le risque demeure grand de faire de cette réalité multiforme une simple doctrine parmi d’autres, ou encore une morale ou un état d’esprit, susceptible donc de disparaître un jour, tout comme il est apparu il y a deux mille ans.
L’usage du mot « christianisme » est récent ; on parlait jadis du « nom chrétien », d’une « terre chrétienne », de la chrétienté, de l’enseignement de Jésus-Christ, de l’Église ; on ne songeait guère à inventer un nom de doctrine abstraite ou de catégorie sociologique, forcément partielle et localisée dans le temps comme dans l’espace. Or le Christ n’est pas venu apporter au monde une théorie, ni même une religion à l’instar des autres, mais le salut en sa Personne : voie, vérité et vie. Non pas une idée salvatrice qui se surajouterait comme de l’extérieur à l’ordre naturel des choses, mais une restauration intime qui les transfigure et les fait passer à un état supérieur. C’est une évidence pour la morale ; ce l’est aussi – l’histoire l’atteste – pour la cité ; ce l’est encore pour la pensée et tout ce qu’elle inspire, notamment la science et la technique.
En ordonnant la cité terrestre à une finalité supérieure (le salut des âmes), la chrétienté introduisit à une rationalité et à une cohérence politique dont avaient manqué les États antiques, sans cesse malmenés par la volonté propre de leurs dirigeants.
Un mouvement inverse se produit aujourd’hui, l’irrationnel procédant cette fois non de volontés individuelles arbitraires, mais d’idées abstraites lancées sans démonstration comme autant d’impératifs catégoriques : mondialisme (ou altermondialisme), multiculturalisme, laïcisme, nomadisme, etc.
Dans les sciences fondamentales, le tarissement de l’inspiration, depuis un bon siècle, vient de ce que la cohérence de l’univers n’est plus rattachée à sa Cause intelligente, mais à la rationalité de modèles mathématiques dont toute idée de Principe et de finalité est exclue. En lieu et place de finalité, on choisit de croire à des mythes cosmogoniques simplistes tels le Big-bang et l’évolution, comme si le lumignon de nos ratiocinations pouvait remplacer le guet attentif des jalons prédisposés par le Créateur sur les chemins de la vraie connaissance.
Ainsi les « -ismes » d’aujourd’hui ne valent-ils pas mieux que les dieux et les déesses des païens. Peut-être même sont-ils plus irrationnels. Car « tous les dieux des Gentils sont des démons » (Ps 95, 5) ; aussi leur culte apporte-t-il une certaine efficacité. L’homme d’affaire chinois qui fait brûler trois bâtonnets d’encens au temple taoïste du quartier croit faire un utile investissement, acheter une assurance ou un gage de réussite.
En réalité, il se rend esclave d’une superstition matérialiste qui voit dans le succès matériel un bien en soi ; et c’est encore une manière de méconnaître le Temps où nous avons été visités. Or le Verbe en personne s’est fait chair : il n’y a plus à chercher ailleurs la clé de nos comportements ou de nos pensées, à inventer des « valeurs » abstraites qui ne valent rien sans la charge affective que nous y mettons, à ériger en principes nos idées fixes, en les justifiant à coups de raisonnements spécieux. Désormais, il n’est plus que de recevoir la pleine doctrine d’un salut venant du Sauveur lui-même. Encore faut-il l’accepter, accepter d’être sauvé par grâce et non par le seul mérite humain, et ce salut s’entend aussi bien des institutions, des sociétés et des savoirs.
« Les siens – il y a deux mille ans – ne l’ont pas reçu » (Jn 1, 11). Eux-aussi étaient engoncés dans leur «-isme », dans leur messianisme politisé, dans des doctrines contradictoires devenues mortifères par oubli de leur source et dans des rites matériels érigés en principes absolus.
Eux, du moins, surent-ils résister longtemps au paganisme étatisé, avant de s’en accommoder pour le tourner à leur profit par une nouvelle perversion de l’idée messianique[5].
Quant à nous, serviteurs du Verbe auxquels le double langage est interdit, saurons-nous, dans un Temps analogue, tenir jusqu’au terme de l’épreuve, nous souvenant que « Quiconque croit en Lui ne sera pas confondu »[6] ?
[1] Il s’agit ici de l’idéologie marxiste stricto sensu, fondée sur les œuvres de Marx. Nous nous garderons bien d’affirmer que le communisme, l’idéologie révolutionnaire des bolcheviques avec son matérialisme athée, ait disparu : Moscou n’en fut jamais le centre (cf. les « Confessions » de Rakovski, dans Le Cep n° 26 à 32).
[2] Il ne s’agit pas ici de l’hérésie des Manichéens (Manès), mais de cette manie d’analyser les situations en y recherchant avant tout les « bons » et les « mauvais », ceux qu’on « angélise » et ceux qu’on « diabolise » (cf. « l’axe du mal »), méconnaissant ainsi cette vérité que Soljenitsyne exprimait si bien en écrivant que « la frontière entre le bien et le mal ne passe pas entre les individus, mais au cœur de chacun d’eux ». Peut-être pourra-t-on quand même mettre à part un tout petit nombre de hauts serviteurs de Satan, ceux sur lesquels, selon la révélation reçue par Léon XIII en 1864, Dieu, pour notre époque, a accordé au démon « un plus grand pouvoir ».
[3] Maciej Giertych, « Les erreurs depuis Darwin sur l’inégalité ou l’égalité entre les sexes », Le Cep n° 53 et 54.
[4] Cette célèbre citation, donnée ici selon la tradition orale, est un peu différente dans le texte original. Dans Orthodoxie (1908), Chesterton écrivait : «Mais les vertus, elles aussi, brisent leurs chaînes et le vagabondage des vertus n’est pas moins terrible. Le monde moderne est plein d’anciennes vertus devenues folles. Elles sont devenues folles parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seules. »
[5] Cf. Gershom Scholem, Le messianisme juif, Paris, Calmann-Lévy, 1974.
[6] Cf. Is 28, 16, Rm 10, 11 , etc.; citation importante et récurrente dans la Bible, nous signalant que le salut ne viendra point par la science ou la technique, et nous enseignant aussi, à l’inverse, que toute croyance n’est pas salutaire.