Adresse au cardinal Schönborn

Par Benoît XVI

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Adresse au cardinal Schönborn1

Résumé : Lors de la seconde journée du Ratzinger Schülerkreis de septembre 2006, le Pape Benoît XVI s’est fait résumer les propos qui avaient été tenus la veille, a assisté personnellement aux conférences du jour  et prononcé quelques mots à l’adresse de l’organisateur de cette réunion, mots qui constituent d’une certaine façon l’état actuel de sa pensée personnelle sur le thème de l’Évolution. Tout en soulevant plusieurs objections de fond à une théorie qu’il considère comme sans vérification expérimentale, Benoît XVI semble admettre ici la réalité d’une évolution par de brusques et improbables mutations, ouvrant ainsi la porte à une rationalité supérieure, à une « raison créatrice » dépassant la portée de la méthode scientifique. Ainsi seulement s’explique la capacité de notre raison à lire les lois que découvre la science dans la nature. Il faut aussi dénoncer l’inconsistance de discours scientifiques dans lesquels la « Nature »  ou « l’Évolution » sont présentées comme de véritables sujets capables d’agir.

Je te remercie chaleureusement, Éminence ; tu n’as pas seulement éclairé notre intelligence, mais aussi touché notre cœur. Les quatre conférences que nous avons entendues ouvrent un très grand champ devant nous, sur lequel nous pourrions discuter très longuement, mais hélas nous ne disposons que de peu de temps. Après la pause nous pourrons encore discuter de quelques questions. Je pense que ce sont surtout les conférenciers qui pourraient parler l’un à l’autre, l’un pour l’autre ou  mutuellement, mais toujours dans une confrontation productive visant à connaître la vérité et à en  assumer la responsabilité.

Nous devons réfléchir à ce que nous voulons faire du trésor des quatre conférences. Elles aussi ont peut-être une finalité (Telos). Je crois que c’est la Providence qui t’a poussé, Éminence, à faire un article dans le New York Times, à traiter ce sujet de nouveau en public et à montrer où se trouvent les questions.

Il ne s’agit pas, en effet, de trancher ni en faveur d’un créationnisme qui refuse la science par principe, ni en faveur d’une théorie de l’Évolution qui dissimule ses propres lacunes et ne veut pas voir les questions dépassant les possibilités  des méthodes de la science. Il s’agit bien plutôt de ce jeu commun [Zusammenspiel] des diverses dimensions de la raison parmi lesquelles s’ouvre  aussi le chemin vers la foi.

Lorsque tu mets l’accent sur ratio et fides sur scientia ou philosophia il s’agit au fond de récupérer une dimension de la raison que nous avons perdue. Sans elle la foi serait proscrite dans un ghetto et son importance pour la totalité du réel et du genre humain serait perdue.

Ce que je vais dire maintenant est quelque peu dépassé par les nouveaux exposés parce que cela résulte directement de l’audition de l’exposé du professeur Schuster, mais j’aimerais le dire quand même. Très cher professeur Schuster, vous avez montré de façon impressionnante la logique de la théorie de l’Évolution qui évolue et conduit graduellement à une grande cohérence, ainsi que les corrections internes trouvées (surtout au sujet de Darwin). D’un autre côté vous avez souligné très clairement les questions pendantes. Non que j’aimerais introduire le Bon Dieu dans ces lacunes: Il est trop grand pour pouvoir s’y loger. Mais il me paraît important de souligner que la théorie de l’évolution comporte des questions qui doivent être attribuées à la philosophie et qui dépassent le domaine des sciences naturelles.

Il me parait d’abord important de noter que la théorie de l’Évolution dans ses grandes parties n’est pas démontrable expérimentalement, tout simplement parce que nous ne pouvons pas faire entrer 10.000 générations dans le laboratoire. Cela signifie qu’il y a d’énormes lacunes dans la possibilité  expérimentale de vérification et de falsification en raison des énormes périodes auxquelles la théorie se rapporte.

En deuxième lieu, me paraît importante votre déclaration que la probabilité n’est pas zéro, mais qu’elle n’est pas non plus un. Alors se pose la question: à quelle hauteur se situe la probabilité ?

Ceci est spécialement important si nous voulons expliquer correctement la formule de Jean-Paul II: « La théorie de l’Évolution est plus qu’une hypothèse. » Lorsque le pape a dit cela, il avait ses raisons. Mais il est vrai en même temps que la théorie de l’Évolution n’est pas encore une théorie achevée, scientifiquement vérifiée.

En troisième lieu j’aimerais aborder les sauts dont le cardinal Schönborn a parlé. L’addition de petites modifications ne suffit pas. Il y a des « sauts ». Ce que cela signifie pose question et doit être approfondi.

Quatrièmement, il est intéressant de noter que les mutants positifs sont encore peu nombreux et que le couloir dans lequel l’Évolution pouvait se dérouler est étroit. Ce couloir a été ouvert et parcouru. La science et la théorie de l’Évolution peuvent répondre à beaucoup de questions impressionnantes mais, dans les quatre points cités, de grandes questions restent ouvertes.

Avant d’en venir à ma conclusion j’aimerais dire quelque chose que le cardinal Schönborn a déjà évoqué: non seulement les textes de vulgarisation mais aussi les textes scientifiques sur l’évolution disent fréquemment que la « Nature » ou « l’Évolution » a fait ceci ou cela. Ici se pose la question: qui est vraiment le sujet « Nature » ou « Évolution »? Il n’existe pas! Lorsqu’on dit que la Nature fait ceci ou cela, ce ne peut être qu’un essai de rassembler une série de phénomènes dans un sujet qui n’existe pas comme tel. Il me semble évident que cette facilité de langage, indispensable peut-être, soulève par elle-même de sérieuses questions.

Pour résumer je dirais que la science de la nature a ouvert de grands horizons jusqu’alors fermés à la raison et nous a ainsi procuré des connaissances nouvelles. Mais dans la joie de l’étendue de ses découvertes, elle a eu tendance à nous priver de certaines dimensions de la raison dont nous avons toujours besoin. Ses résultats conduisent à des questions qui dépassent ses propres règles de méthode et auxquelles elle ne peut trouver de réponse. Pourtant il s’agit de questions que la raison doit poser et que l’on ne peut pas simplement abandonner au sentiment religieux. On doit les considérer comme des questions rationnelles et trouver les moyens de les traiter rationnellement.

Ce sont les grandes questions premières de la philosophie qui se présentent à nous de façon nouvelle: d’où viennent et où vont les hommes et le monde ? Il y a deux choses dont je suis récemment devenu conscient et que les trois exposés ont précisé : d’une part,  il existe une rationalité de la matière elle-même. On peut la lire. Elle a en elle-même une mathématique, elle est elle-même rationnelle, même si, au cours du long chemin de l’Évolution, des choses irrationnelles, chaotiques et destructrices se produisent. Mais comme telle, la matière est lisible. D’autre part, il me semble que le processus dans sa totalité a une rationalité.

Malgré ses erreurs et désordres dans l’étroit couloir, dans la sélection des rares mutations positives et dans l’exploitation de la faible probabilité, le processus comme tel est rationnel2. Cette double rationalité, qui s’épanouit en correspondance avec notre raison humaine, conduit nécessairement à une question dépassant la science mais restant rationnelle : d’où provient cette rationalité ? Existe-t-il une source de rationalité qui se reflète dans ces deux zones et dimensions de rationalité ? La science de la nature ne peut ni ne doit répondre directement, mais nous devons reconnaître la question comme rationnelle et nous devons oser croire à la raison créatrice et nous confier à elle. Voilà le petit lot de questions que je voulais vous poser.      

(Traduit de l’original allemand par Claude Éon)


1 Schöpfung und Evolution (Sankt Ulrich Verlag  2007)  2 September. Pp. 149-152.

2 Ndlr. On peut voir ici une allusion à une formule chère au cardinal Schönborn (voir son article dans Le Cep n°35, p.14) et reprise de saint Thomas : « le monde naturel n’est qu’un intermédiaire entre des esprits : l’Esprit sans limite du Créateur et notre esprit humain limité ». Cette approche permet de comprendre la rationalité du monde et la capacité de notre intelligence à y accéder. Mais la raison choisit le probable contre l’improbable et l’intelligible contre le hasard. Il est donc quelque peu paradoxal de signaler l’improbabilité des sauts brusques jamais observés que postule l’Évolution, d’admettre donc leur « irrationalité », de faire appel à Dieu pour préserver une rationalité supérieure à une échelle globale, puis de récuser qu’un Dieu soit nécessaire pour combler ces « trous » au sein de la science. Car le seul évolutionnisme cohérent est l’évolutionnisme théiste : seul un Dieu pourrait réaliser et guider les sauts interspécifiques. Mais il faudrait alors écouter ce que le même Verbe, créateur des êtres et aussi inspirateur de l’Écriture, a pris soin de répéter neuf fois dans la page la plus célèbre de toute la littérature mondiale : qu’Il a créé tous les êtres vivants « chacun selon son espèce ».  

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