Partager la publication "Un dernier avatar du scientisme"
Par: Dominique Tassot
Résumé : Bien des âmes de bonne volonté, impressionnées par l’apparent consensus des savants sur l’évolution, se rallient à un « évolutionnisme théiste » : les étranges métamorphoses, inexplicables scientifiquement, qui constituent le point faible de l’évolution, c’est Dieu qui s’en est chargé ! La toute-puissance divine vient alors au secours de la science défaillante, merveilleuse et imparable synthèse entre la raison et la foi. Dans ce paysage idyllique, deux points noirs subsistent néanmoins : d’une part les méchants athées qui récusent comme non-scientifique et comme « créationniste » tout ce qui sort du dogme darwinien d’une évolution abandonnée au hasard ; d’autre part les antiévolutionnistes chrétiens qui ridiculisent notre foi aux yeux des savants (l’irrisio infidelorum). Dans cette ligne, un livre récent, La science en otage, écrit par un évolutionniste théiste, Jean Staune, s’est permis d’attaquer trois membres du CEP dans des termes si excessifs qu’il était nécessaire d’y répondre.
Depuis plus de treize ans que paraît Le Cep, nous n’y avons jamais entrepris de réfuter l’évolutionnisme « théiste », cette thèse selon laquelle l’évolution serait vraie (tous les scientifiques le disent !), mais rien ne s’y opposerait à la foi chrétienne puisque Dieu lui-même avait voulu créer ce monde évolutif. Nous considérons que la théorie évolutionniste est erronée et, partant, qu’il est inutile de lui adapter la théologie[1]. De plus, on ne pourra jamais faire de l’évolution un dogme impératif du christianisme : la méthode des théologiens (à la différence des scientifiques) leur impose en effet de bien définir au préalable ce dont ils traitent. Tandis que les évolutionnistes ont jusqu’à présent réussi à contourner la difficulté en considérant l’évolution comme un phénomène si connu qu’il n’est pas vraiment nécessaire de le définir avec précision[2].
Une autre raison se présentait encore à notre esprit : l’évolutionnisme théiste est une croyance partagée par bien des personnes sincères, soucieuses de cohérence intellectuelle, et qui font du bien à nos contemporains en leur montrant, par l’exemple, comment la foi chrétienne garde toute sa place dans ce monde.
Nous ne voudrions pas déstabiliser ces âmes de bonne volonté, d’autant plus que les pasteurs qui en ont la charge partagent généralement leur croyance[3]. Rejeter l’évolutionnisme expose à un profond changement dans la vision du monde, se répercutant sur presque tous les domaines de la pensée et du comportement ; il faut des années pour s’y faire. Le Cep vient donc répondre aux besoins d’esprits déjà entrés dans une démarche de recherche personnelle de la vérité et qui, d’eux-mêmes, mesurent immédiatement l’intérêt des articles.
Le P. Alexandre Men, assassiné à coups de hache le 9 septembre 1990 (sans doute à l’instigation du KGB), est une belle figure de l’Église orthodoxe russe du XXème siècle, admirable témoin de la foi, éloquent avocat d’une vision chrétienne du monde. Cependant, imprégné d’évolutionnisme, prenant les « sauvages » pour des témoins attardés de l’humanité primitive, il n’accordait qu’une religiosité sommaire aux hommes de « l’âge de pierre ».
On peut espérer qu’il a désormais trouvé, auprès des Patriarches antédiluviens entrés au Ciel, toutes précisions utiles à ce sujet. Mais cette petite entorse de sa part à une authentique vision chrétienne et biblique du monde ne nous autorise certainement pas à dénigrer ses nombreux ouvrages ni surtout sa personne. Aujourd’hui toutefois, un livre récent signé par un évolutionniste théiste, Jean Staune (orthodoxe converti au catholicisme), nous oblige à répliquer, à notre corps défendant, et donc à donner à cet éditorial une tournure plus personnelle que de coutume.
La science en otage : comment certains industriels, écologistes, fondamentalistes et matérialistes nous manipulent [4] me fut signalé par un abonné avec demande expresse d’y répondre. En effet, les pages de cet ouvrage contiennent de si vives attaques contre trois membres du CEP, qu’elles pourraient, écrivait-il, compromettre la diffusion des idées de la revue chez des personnes proches d’une abbaye du nord de la France, abbaye dans laquelle Jean Staune avait naguère donné conférence. Le premier chapitre, dans lequel Guy Berthault, vice-président du CEP, et moi-même sommes très directement visés, s’intitule en effet « Mentir au nom de Dieu », accusation qu’il est vraiment très difficile de prendre en bonne part !
Certes Guy Berthault, lorsque je lui envoyai ces pages, fit cette simple réponse : « Les chiens aboient; la caravane passe ». Il faut dire que l’Académie des Sciences de Russie, pour la revue Lithology and Mineral Resources, venait d’accepter une troisième publication relative à sa découverte, consacrant ainsi la pertinence de son apport à la sédimentologie. Il avait donc mieux à faire que de répondre lui-même à un auteur qui semble d’ailleurs ne pas l’avoir vraiment lu[5].
Pour notre part, cette sage imperturbabilité n’était point permise, vu le ton d’un accusateur qui nous rangeait aimablement, en compagnie d’ailleurs des darwiniens, dans la subtile catégorie de « l’obscurantisme scientifique ».
Certes, tout ce qui est excessif est insignifiant… mais trop peu parmi les lecteurs de ce gros livre touffu connaîtront assez les sujets abordés pour mettre à nu les faiblesses de l’argumentation, y compris lorsque la thèse défendue est juste[6]. Très en verve sur les adjectifs, Jean Staune (abrégé ci-après en JS) a repéré quatre comportements « antiscientifiques » (SO, pp. 10-11) :
1 Les « lunatiques », qui s’enthousiasment (pour les nouvelles théories promues par lui) mais les déforment ; ils sont donc nuisibles à la cause.
2 Les « sceptiques », qui nient le nouveau paradigme (mais le consensus rêvé par JS restera un mythe : Einstein n’a pas accepté les quantas (« Dieu ne joue pas aux dés ») et Maurice Allais contestait la Relativité. Faudra-t-il dire que ce n’étaient pas de « vrais » scientifiques ?
3 « Ceux qui nient purement et simplement certains progrès des connaissances… Certains s’en prenaient [pourquoi employer ici l’imparfait ? ] à la relativité générale d’Einstein ou à la théorie du Big-bang. » (Ce sont souvent, note JS, des « ingénieurs à la retraite », statut doublement disqualifiant à ses yeux. Il ne lui vient pas à l’esprit que la liberté de contestation est fortement réduite dans la case opposée, chez les universitaires encore en poste, pour des raisons psychosociologiques pourtant peu mystérieuses).
4 Les créationnistes : « ceux qui nient des choses comme l’âge de la Terre ou le fait que l’homme descende d’un primate. » (JS, lui, connaît l’âge de la Terre et nous exposera plus loin un argument infaillible à ses yeux montrant comment l’homme descend du chimpanzé).
C’est contre cette dernière catégorie que le chevalier blanc de la science éclairée va lever l’étendard contre l’obscurantisme :
« Comme ils étaient quasiment tous chrétiens, je ne pus supporter d’entendre proférer des énormités et des désinformations au nom d’une religion qui est aussi la mienne. Je commençai donc, dès cette époque (1990), à analyser et à réfuter leurs affirmations. » (SO, p. 11)
JS fait donc profession de christianisme ; à ce titre il déplore que des chrétiens mal avisés puissent nier le « fait » de l’évolution, appelant ainsi sur l’Église et sur la Foi les moqueries du clan athée. On reconnaît ici l’argument classique de l’irrisio infidelorum (le ridicule aux yeux des infidèles): en défendant les vérités chrétiennes par de mauvais arguments, on provoque le rire ou la commisération des incroyants, ce qui les écarte plus encore de notre foi.
Mais l’application que fait JS de cette juste mise en garde (elle remonte à saint Augustin) s’avère désastreuse : elle est faussée par son approche systématiquement politique plutôt que scientifique des questions abordées. C’est ici le mauvais côté de l’ancien élève de « Sciences Po » qui se manifeste. Devant un argument, son réflexe n’est pas de creuser pour discerner s’il est vrai ou faux ; il est de voir comment l’utiliser dans sa dialectique. En voici deux exemples : la poussière lunaire et la décroissance du champ magnétique terrestre. Il s’agit ici du premier reproche que fait JS aux « créationnistes » : nier l’âge de la Terre (c’est-à-dire l’âge présupposé par la géologie « actualiste », celle qui ne prend pas en compte les cataclysmes et reconstitue le passé en extrapolant les phénomènes observés aujourd’hui sur d’immenses périodes). J’avais jadis donné une liste d’arguments pour montrer que cette extrapolation était abusive et injustifiée.
Prenons donc la poussière lunaire, premier argument dont JS se saisit : « Lors de la mission Apollo, se fiant aux chronologies milliardaires de la terre, la NASA avait estimé que la poussière accumulée sur la lune devait atteindre 5 mètres d’épaisseur[7]. En fait, on ne trouva que 3 à 5 cm de poussière, dont un soixantième seulement doit être considéré comme d’origine cosmique. »[8]
Dans l’ouvrage de JS la première phrase est reprise, mais amputée. La locution qui fait toute la valeur de l’argument, cette mention d’une NASA se fiant aux chronologies longues, s’y réduit à un sobre « on ». Disparue donc la NASA dont l’autorité scientifique aurait gêné notre contradicteur !
Disparue aussi l’allusion à l’âge de la lune, qui fut pourtant la cause immédiate de l’erreur de la NASA ! Puis il répond avec aplomb : « Dans ce cas, il s’agit tout simplement d’une référence à un modèle qui s’est révélé faux » (SO,p. 35)
Le lecteur qui ne peut confronter la page de JS avec l’original en conclut inévitablement que les arguments de D. Tassot, fondés sur des modèles qui ne valent rien, n’ont même pas besoin d’être discutés. Or, bien sûr ! qu’après l’alunissage, la NASA s’est empressée de rectifier son modèle ! Mais là n’était pas la question : il s’agissait de constater que la cause immédiate de cette erreur lourde de conséquences pratiques[9] avait été la multiplication simpliste par la NASA d’un dépôt annuel de poussière cosmique par les milliards d’années attribuées à la lune dans le système « actualiste ».
Le deuxième argument est traité avec la même superficialité, que JS croit être de l’habileté. Il s’agit de la décroissance du champ magnétique terrestre : « Au rythme actuel, le magnétisme se réduit de moitié en 1400 ans. Les niveaux de magnétisme qui en seraient résultés il y a 10 000 ans seraient si élevés que toute vie deviendrait impossible »[10]
Commentaire de JS : « Cet argument est particulièrement savoureux quand on sait que le champ magnétique terrestre est soumis à d’intenses fluctuations qui l’amènent à décroître, voire à s’annuler, puis les pôles magnétiques s’inversent et le champ commence à croître à nouveau. (…) Or depuis les années 1920, on a constaté que la succession des couches géologiques portaient la trace de ces événements d’inversion du champ magnétique terrestre et que l’on pouvait, par exemple, en déduire l’existence de 13 inversions au cours des 5 derniers millions d’années. Mais il est possible de remonter beaucoup plus loin et de suivre le cycle des inversions sur des centaines de millions d’années, ce qui, là aussi, élimine toute chance que la Terre puisse être récente. Cela élimine aussi l’argument de Guy Berthault concernant le fait que les strates géologiques auraient pu être formées en même temps et non de façon séquentielle. » (SO, p. 36-37)
Le drame ici, est que JS confond la force du magnétisme terrestre (exprimée en Gauss) et la « déclinaison » (l’angle, exprimé en degré, qui sépare le nord magnétique, donné par la boussole, et le nord géographique, dirigé vers le pôle).
Les inversions bien connues du pôle (magnétique) n’ont donc aucun rapport avec l’argument en cause, relatif à la grandeur du magnétisme et non à son orientation. Et comme les millions d’années ne se rencontrent pas toutes étiquetées sur les roches, dans l’attente de futurs touristes, mais sont déduites indirectement de considérations hypothétiques, on ne voit pas non plus le rapport avec les processus mécaniques à l’œuvre lors de la sédimentation.
Mais toutes ses approximations journalistiques n’empêchent pas JS d’écrire : « une telle erreur (l’usage par les créationnistes d’un argument qui se retourne aussi magnifiquement contre eux) pourrait prêter à sourire. En fait, c’est quelque chose de tragique. Tout d’abord parce qu’il s’agit d’une grave désinformation du public, ensuite parce que les jeunes susceptibles d’avoir été nourris par ce type d’information et qui découvrent ensuite la vérité risquent de rejeter non seulement le créationnisme, mais aussi la foi chrétienne. » (SO, p. 37)
On le voit, le goût des grands mots ne suffit pas toujours à pallier l’imprudence de la pensée. Surtout, nous ne sommes pas ici en face de raisonnements scientifiques, mais dans un à-peu-près dommageable.
Il ne sera pas possible de passer ici en revue les six ou sept points contestés. Ces deux exemples permettent cependant de démonter le procédé sophistique. Pour JS, réfuter, c’est tout bonnement contredire. Il lui suffit d’exhiber un argument contraire trouvé dans une théorie ou chez quelque scientifique reconnu, pour considérer la question comme close. Et il produit ses affirmations avec une telle assurance que le lecteur n’imagine pas un instant qu’aller au fond des choses n’est jamais aussi simple.
Ainsi, pour l’évolution de l’homme à partir d’un primate, JS avance une « preuve extraordinaire » (SO, p. 67). Toujours les grands mots ! Les singes possèdent 24 paires de chromosomes, et l’homme 23, argument antiévolutionniste classique que JS va merveilleusement renvoyer en argument contraire : les courts chromosomes 2a et 2b du chimpanzé auraient fusionné pour devenir le long chromosome 2 humain !
La preuve : on trouve au centre de ce dernier deux télomères (extrémités de chromosomes) et, de part et d’autre, vers le centre de chaque demi-chromosome, un centromère (partie centrale du chromosome). « Ainsi, conclut-il, contrairement à ce que l’on pourrait penser, il est presque aussi facile de démontrer l’existence de l’évolution que de démontrer que la Terre est bien âgée de plusieurs milliards d’années. » (SO, p. 68)
Ici encore, le lecteur moyen, qui ne sait pas vraiment ce qu’est un télomère ou un centromère et qui croit encore que le génome est le tout de l’être vivant, ne peut que rendre les armes devant une thèse aussi clairement et solidement établie, semble-t-il. On lira plus loin dans ce numéro ce qu’en pense un généticien de profession : l’argument est enterré depuis plus de 20 ans car il se fonde sur une typologie, par les caryotypes, si peu fiable qu’elle a dû être abandonnée.
Il nous faut maintenant chercher à comprendre ce qui motive notre contradicteur[11].
Pourquoi un homme qui « pense faire partie des 10% de citoyens français les mieux informés » (SO, p. 13) s’arroge-t-il la noble mission de libérer la science (prise en otage !) tant d’une poignée de « créationnistes » (qui pourtant n’ont presque aucun accès aux revues savantes ni aux grands médias), que des nombreuses cohortes de darwiniens installés partout ? Il y a là une fausse symétrie qui va lui permettre d’affirmer la vérité de sa position sans avoir à la démontrer.
Car l’évolutionnisme théiste est indémontrable. Comment en effet prouver que Dieu a opéré par un procédé contraire à ce qu’Il décrit dans le document même, la Bible, qu’on veut cependant tenir pour une révélation divine ? JS a découvert une autre solution, toute politique : être dans le « juste milieu » (donc dans le vrai !) en contredisant à la fois l’erreur de gauche et l’erreur de droite.
Une fois mis en selle dans cette position avantageuse d’arbitre suprême, grâce à un débat fictif[12] entre une religiosité dévalorisée par refus du « fait » de l’évolution et un évolutionnisme dévoyé par préjugé matérialiste, JS vient proposer ses conseils aux universités et aux gouvernants pour leur permettre de trouver en toutes choses le bon compromis : entre les « négationnistes » (qui nient le trou d’ozone) et les « réchauffistes » du GIEC, entre ceux qui refusent les vaccins (peu crédibles, quand bien même tous ne seraient pas des « complotistes », cf. SO, p. 286) et les vaccinalistes corrompus de l’OMS, entre les faucheurs d’OGM à la José Bové et Monsanto qui cherche à nous en imposer par tous les moyens (là encore une « troisième voie » existe : les « bons » OGM, ceux qui feront reverdir les déserts !)… Alors il faut qu’un sage ait tracé le juste milieu entre, comme toujours, « un groupe dominant persuadé d’avoir raison et insensible à la critique, et de l’autre un groupe d’opposants non crédibles voire ayant des positions absurdes » (SO, p. 329).
Et JS conclut modestement son ouvrage par sept recommandations qui relanceront un progrès scientifique mis à mal par tous les obscurantismes et permettront « à l’espèce humaine de repartir de l’avant » (SO, p. 334). Vaste programme qui attend son chef d’orchestre (mais peut-être n’est-il pas très loin …)
On se trouve bien en présence d’une démarche intellectuelle typique de l’évolutionnisme théiste, synthèse prétendument supérieure entre deux termes substantiellement inconciliables, mais synthèse verbale, de pure apparence. Car les faits ne se démontrent pas : ils se constatent. Toutes les démonstrations de compatibilité de l’évolution avec la foi ou avec l’aristotélisme, resteront vaines tant qu’un saut trans-spécifique (avec apparition d’organe fonctionnel nouveau) n’aura pas été constaté, fût-ce en laboratoire.
Mais il y a, dans le cas JS, un phénomène étrange qui affaiblit considérablement sa critique du « créationnisme » : d’énormes difficultés avec sa propre mémoire. De vastes trous l’impactent aussi bien sur la mémoire courte que sur la mémoire longue, cas étrange chez un homme qui se dit bien informé. Voyons tout d’abord les pertes de mémoire sur le passé proche. Ceux qu’il cherche à tourner en ridicule, JS les attaque exclusivement sur la base de publications sommaires datant de plus de 20 ans !
Pour Guy Berthault, ce sont ses premiers rapports d’expériences, publiés aux Comptes-rendus de l’Académie des Sciences, en 1986 et 1988. Pour les écarter, JS se contente d’affirmer que le phénomène de dépôt simultané de plusieurs strates n’est qu’un cas particulier, restant donc sans incidence sur les datations géologiques.
Or il n’en est rien, car il suffit d’un seul contre-exemple pour mettre en cause un principe (en tant que tel). Si donc le principe de superposition se montre inapplicable lors des seules expériences faites avec l’intention de le vérifier, il disparaît ipso facto en tant que principe ; la balle change de camp et il revient alors aux géologues « actualistes » de reproduire une stratification réelle, avec succession régulière de laminæ d’épaisseur rigoureusement identique sur parfois plusieurs mètres de hauteur, par un autre procédé que le granoclassement obtenu par Guy Berthault.
Tâche impossible ! Depuis 1988, les expériences ont été reproduites par un autre laboratoire (à l’Université du Colorado), donnant lieu à plusieurs publications dans des revues à comité de lecture. Surtout, la paléohydraulique, qui en est issue, a été appliquée à plusieurs reprises sur des sites très différents (au Colorado, en Crimée, dans le bassin de Saint-Pétersbourg et dans l’Oural) pour lesquels le temps de sédimentation a pu être estimé au grand maximum à 0,2% des temps géologiques classiques. Nous ne sommes donc plus dans le cas particulier, mais dans une nouvelle approche, méthodique et mathématisable, des dépôts sédimentaires.
Or, ces publications auxquelles Guy Berthault est associé, tant dans le Bulletin de la Société Géologique de France (1993) que dans Lithology and Mineral Ressources (2002, 2004, 2011), sont disponibles ou référencées sur le site sedimentology.fr. Comment notre contradicteur si bien informé peut-il balayer comme « non crédible » un scientifique, en taisant aux lecteurs ses publications des 20 dernières années, et sa participation à des congrès comme European Geosciences, pour s’en tenir aux seules données déjà disponibles il y a un quart de siècle ?[13]
Il en va de même à l’égard du rédacteur-en-chef du Cep. Il est présenté comme un « membre du CESHE, un des rares mouvements créationnistes français structurés qui soit endogène à notre pays » (SO, p. 29) et les arguments contre lesquels JS va lancer ses flèches sont tous extraits d’un ouvrage publié à compte d’auteur il y a 20 ans. Depuis cette date, votre serviteur a publié chez des éditeurs parisiens deux ouvrages concernant directement le sujet du débat[14]. De son côté, la revue Le Cep évoque régulièrement l’évolutionnisme[15]. Non seulement on la trouve à la Bibliothèque Nationale, mais Jean Staune l’a reçue gratuitement de 1997 à 2004, soit durant 7 années ! Elle est aujourd’hui consultable sur internet jusqu’au numéro 49.
Comment se fait-il qu’un homme qui se dit très bien informé, qui « dès 1990 » commence à analyser et à réfuter les affirmations (des créationnistes ) » (SO, p. 11), n’ait jamais trouvé à ronger, dans les écrits de celui qu’il qualifie, avec Guy Berthault, de « leader du créationnisme français » (SO, p. 35), que quelques arguments indirects extraits d’un livre publié en 1991, arguments que de plus il présente comme étant des affirmations personnelles, sans jamais faire état des sources autorisées que je cite pourtant scrupuleusement ? Comment prétendre à l’objectivité après avoir fait l’impasse sur toutes les autres publications qui se sont succédées depuis 20 ans ?
Mais on constate aussi des trous dans la mémoire longue de notre chasseur de « créationnistes ». JS se désole d’avoir été stigmatisé comme tel par les darwiniens lors de la sortie du film Homo Sapiens ; il a dû oublier qu’il avait publié en 1994, dans le numéro 31 de la revue du CESHE, Science et Foi, un article intitulé : « Pour un évolutionnisme créationniste ! ».
Après y avoir critiqué trois écoles évolutionnistes : le darwinisme ou néodarwinisme (gradualisme et hasard) , l’école des « équilibres ponctués » de Gould (acceptant des sauts brusques mais au hasard) et l’école vitaliste (postulant une force directrice au sein de la matière), Jean Staune y proposait une autre théorie, celle qu’il appellerait aujourd’hui « structuraliste » : « La vision typologiste implique que les plans d’organisation existent réellement, ainsi le plan de l’homme ou du chien existaient avant le début de toute évolution, et donc l’homme serait apparu dans tous les cas, contrairement aux positions d’un Gould qui affirme que l’évolution est contingente, et que si un ver de terre avait été écrasé il y a 600 millions d’années nous ne serions plus là. Ces plans d’organisation ou ces archétypes n’ont pas de bases matérielles, ils sont situés à un autre niveau de réalité. Néanmoins leur existence peut être prouvée par l’absurde. En effet aucune théorie voulant rendre compte de l’évolution en ne tenant compte que des forces matérielles ne peut être cohérente. »[16]
Puis il se lançait dans un bel effort pour montrer que sa théorie était la seule à pouvoir expliquer les « contradictions » qui existeraient entre les deux récits de la Création que l’on trouve dans les chapitres 1 et 2 de la Genèse.
« (…) Il en découle que le péché originel a eu lieu avant le Big Bang ! Ce dernier en est la conséquence comme toute la création matérielle qui en découle et l’incarnation dans la matière des différents archétypes animaux et végétaux construisant peu à peu (dans un processus parfaitement décrit en Genèse 1) un cadre pour permettre à l’homme de réintégrer ce paradis perdu, cet autre niveau non matériel de réalité, par son travail et par ses efforts. Il n’y a plus aucune contradiction entre le fait d’attribuer à Adam le péché originel et la notion d’évolution. Bien au contraire, sans l’évolutionnisme créationniste il est impossible de prétendre que la Genèse soit un texte révélant des informations sur la structure même du Monde ; hors de l’hypothèse exposée ici, elle devient, à cause de son aspect contradictoire, un « conte de fées pour grande personne ». N’est-ce pas une raison suffisante pour soutenir l’évolutionnisme créationniste ? »[17]
Vu le charme suranné de ces formules concordistes, nous n’avons pas résisté à l’envie d’en donner plus loin aux lecteurs du Cep l’exposé intégral, suivi du commentaire que nous en avions fait à l’époque. Découvrant ainsi où conduit cette notion d’archétype, on comprendra aisément pourquoi la communauté scientifique, généralement athée, éleva naguère ce barrage dont Jean Staune se plaint si amèrement.
Il y eut manifestement mélange des genres !
Notons surtout que le dernier cru 2010, lui, évite soigneusement toute envolée spiritualiste. Il n’y est plus question de trouver dans la Bible des indications scientifiques. Tout en professant le christianisme, JS y adopte sans réserve la vision maçonnique de l’Histoire, celle développée par Newton[18] et par les Constitutions d’Anderson[19], vision selon laquelle les grands faits de l’humanité seraient les inventions cumulatives qui jalonnent le cours des siècles. Vision (ô combien !) réductionniste de l’histoire, qui lui fait donc craindre une fin de civilisation par l’arrêt du progrès scientifique. C’est là confondre la cause et la conséquence, la civilisation chrétienne et l’Occident. En réalité, la décadence (ou plutôt l’euthanasie programmée) de cet Occident postchrétien ouvrira plutôt la voie à une civilisation chrétienne élargie aux dimensions de la Terre habitée ; telle est du moins notre conviction raisonnée, notre espérance fondée.
JS se voudrait le chantre d’un « nouveau paradigme ». Il ne propose pourtant que le dernier avatar du scientisme.
Son « nouveau paradigme », enté sur la Relativité, la Mécanique quantique et le Big Bang, fait encore de la physique la science modèle dont toutes les autres devraient s’inspirer, alors que la réelle nouveauté, depuis un demi-siècle, consiste dans le passage au premier plan des processus biologiques. À force de paradoxes déroutants pour le sens commun et « d’effets » (qui, en réalité, signalent autant d’insuffisances dans les théories), la physique (JS le reconnaît lui-même) est en panne.
Tandis que la biologie, renouvelée en profondeur à chaque décennie, rouvre peu à peu nos yeux aux merveilles de la Création divine. Ne serait-ce pas de ce côté-là qu’il faudrait chercher le nouveau paradigme capable de dépasser la réduction du réel à la physique, qu’elle soit newtonienne ou quantique ?
Surtout, cette inspiration scientifique que JS appelle de ses vœux, va-t-elle provenir des techniques de brain storming ou bien de Celui dont le rôle propre est d’inspirer ?
Que pourrait valoir un « spiritualisme » déconnecté du livre dicté par l’Esprit Saint ? À force de clins d’œil convenus adressés à la pensée dominante, comme de s’horrifier devant la « théorie du complot » (SO, p. 13), de louanger l’ouverture d’esprit de Voltaire (SO, p. 196), de compatir au sort du dernier cathare condamné par l’obscurantisme (SO, p. 136), de s’ouvrir à la remise en cause des dogmes chrétiens (SO, p. 122), comment JS peut-il nous faire accroire que c’est bien la foi de l’Église qu’il se propose encore de défendre ?
Tout en regrettant, c’est humain, les attaques personnelles et les épithètes désobligeantes dont ce livre veut nous accabler, nous croyons cependant qu’il peut avoir de tout autres effets que ceux escomptés par son auteur. Peut-être servira-t-il à révéler le fond d’une pensée trop politique pour s’être vraiment livrée. La science n’est pas une personne et ne peut être l’otage de personne. À la réflexion, le titre de ce livre sonne faux ; la démarche qu’il expose séduira peut-être le grand public mais ne pourra convaincre l’esprit exigeant des chercheurs, qui n’a que faire du dénigrement, de l’intimidation ou de la sophistique. Parions que l’évolutionnisme théiste aura le sort de tous les compromis : si nécessaires dans la vie de nos sociétés, ils n’ont aucune place dans les sciences, tout aux aguets du monde parfait des actes divins.
« Est, est :non, non » (Mt 5, 37).
[1] Une claire réfutation de l’évolutionnisme théiste a cependant été faite par un théologien, le P. André Boulet, dans : Création et Rédemption à l’épreuve de l’évolution, Paris, Pierre Téqui, 2009, 296 p., 23 €.
[2] Il existe en réalité une définition simple et claire de l’évolution : « apparition d’un organe nouveau dans une lignée héréditaire qui en était dépourvue ». Mais cette définition doit rester tacite, car elle suffit à montrer que l’évolution n’existe pas : que pourrait bien être un « phénomène » (du grec φαινω, phaïnô, rendre visible) qui n’a jamais été observé ?
[3] C’est ainsi que nous n’avons pas cherché à réfuter divers articles « évolutionnistes théistes » signalés par nos lecteurs, tel qu’« Un regard thomiste sur l’évolution » écrit par le P. Louis-Marie. de Blignières (Sedes Sapientiæ n°106, 2008, pp. 57-78).
[4] Paris, Presses de la Renaissance, 2010, 370 p., abrégé ici en SO.
[5] La découverte première de Guy Berthault, celle publiée en 1986, concerne l’influence de la taille des particules sédimentaires : vu leur vitesses différentes de descente dans l’eau, selon qu’elles sont petites ou grosses, les particules se comportent différemment lors de leur dépôt et l’alternance de grosses et de petites particules donne l’illusion de strates horizontales successives alors qu’il s’agit d’un simple « granoclassement » au cours d’un même et unique dépôt. Or Jean Staune, égaré semble-t-il par une comparaison, met cette ségrégation sur le compte de la seule densité (SO, p. 26).
[6] C’est notamment le cas lorsque Jean Staune conteste le réchauffement climatique par effet de serre et la vaccination contre le virus H1N1. On notera cependant qu’il lui faut environ 122 pages pour donner une information qui, dans Le Cep n°51, tenait en 14 pages. Encore s’en tient-il aux comportements des scientifiques concernés, sans remonter aux causes politiques de tels errements.
[7] De là les larges patins destinés à permettre aux pieds de la nacelle spatiale de se poser en tassant la poussière.
[8] Dominique Tassot, À l’Image de Dieu, Préhistoire transformiste ou préhistoire biblique, Ed. Saint-Albert, 1991, p. 98.
[9] Lorsqu’on demanda à Armstrong, avant le décollage, s’il ressentait quelque peur, il répondit : « celle de m’enfoncer dans la poussière lunaire !»
[10] Tassot, op. cit., p. 97-98, cité dans SO, p.36. Ici la citation donnée par JS n’est pas tronquée mais massacrée : le verbe « résulter » y est conjugué avec l’auxiliaire « avoir », les « niveaux de magnétisme » passent au singulier et « deviendrait » se banalise en « serait ».
Sans doute ces variantes de style sont-elles de peu d’importance dans un énoncé scientifique (et encore…), mais le fait de les avoir ainsi escamotées démontre à tout le moins la légèreté de l’auteur, dans son traitement des citations.
[11] Un autre exemple de transition mirifique exposé par JS (et J. Chaline) est la métamorphose de l’Axolotl (un batracien respirant sous l’eau avec ses branchies) en Triton (un autre batracien de la même famille des salamandridés, respirant dans l’air avec ses poumons). Les amphibiens, de manière générale, disposent de deux appareils respiratoires, utilisant les branchies au début de leur existence, à l’état de larve aquatique, pour les voir s’atrophier en fin de métamorphose, lorsqu’ils atteignent l’âge adulte, avec des poumons pour prendre le relai dans l’atmosphère. Or ce que JS ne dit pas, c’est que cette transformation chez l’Axolotl n’a lieu qu’en laboratoire, en ajoutant de la thyroxine à l’eau des aquariums (expériences de Laufberger et de Hexley). Car l’Axolotl demeure habituellement à l’état larvaire et s’y reproduit sans jamais se métamorphoser en adulte (particularité rare appelée « néoténie »). La stimulation hormonale achève sa métamorphose en gros Triton (qui, cependant, demeure stérile). Ce phénomène curieux n’a donc, chez un amphibien, strictement aucun rapport avec l’apparition d’un organe nouveau, comme serait un poumon chez le poisson, ce qui constituerait le véritable saut évolutif.
[12] Débat fictif, malheureusement. Ce serait portant la seule manière rationnelle de régler la question : un examen contradictoire, mais posé et réfléchi, des affirmations concernant le transformisme, en imposant la charge de la preuve à ceux qui affirment.
[13] Notons que cette mémoire sélective est exactement le procédé que JS reproche aux climatologues du GIEC, qui ont écartés des rapports destinés au public les données postérieures à 2000, date à laquelle le réchauffement global a cessé (SO, p. 163, note 1). Mais JS ne précise pas, dans ce cas, que les groupes de travail du GIEC avaient reçu la consigne de ne prendre en compte que les études publiées avant 2005 (cf. Le Cep n°51, p. 8) ; il s’agit de scientifiques asservis, non d’idéologues emportés par une thèse à défendre !
[14] La Bible au risque de la Science, de Galilée au P. Lagrange, Paris, Ed. F.-X. de Guibert, 1997 ; L’Évolution : une difficulté pour la Science, un danger pour la Foi, Paris, Téqui, 2009.
[15] Beaucoup trop d’ailleurs à notre goût! Il y aurait tant de choses passionnantes à dire ! Pourquoi donc passer tant de temps (et tant de pages) à réfuter une théorie absurde et inconsistante ? Mais il faut bien déblayer le terrain avant de pouvoir construire, et l’emprise de l’évolutionnisme sur les esprits demeure si forte que nous nous résignons à poursuivre encore ce travail prophylactique.
[16] Science et Foi n°31, 1994, pp. 22-29
[17] Ibid., p. 26.
[18] Dans sa Chronologie des Anciens Royaumes, trad. Grenot, Paris, 1728.
[19] James Anderson, The Constitutions of the Free Masons, Containing the History, Charges, Regulations, etc. of that Most Ancient and Right Worshipful Fraternity, 1723.