L’immortalité du vivant

Par Louis Bounoure

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L’immortalité du vivant1

Résumé : Nous associons la mort à la vie, comme s’il existait une loi impliquant la mort dans la nature même des êtres vivants. En réalité, la spécificité de la vie est l’immortalité potentielle de ses formes. Les expériences de Weismann à Fribourg, fondées sur la distinction entre le germen (les cellules reproductrices) et le soma (les tissus fonctionnels différenciés), établirent, les premières, l’immortalité de la lignée germinale. En 1888-1889, Maupas devait étudier ce phénomène dans la multiplication des infusoires, êtres unicellulaires et donc réduits au germen, qui se multiplient par une division à laquelle participent tous les composants de la cellule. Dans des conditions appropriées, cette division peut se poursuivre indéfiniment sans qu’aucun « cadavre » n’apparaisse jamais au fil des générations. Mais les éléments somatiques eux-mêmes manifestent cette propriété : les expériences lancées par Carrel à New-York en 1910, puis celle menée continûment par Carrel et Ebeling de 1912 à 1946, établirent le caractère fortuit, extrinsèque, de la dégénérescence. Outre que cette reproduction indéfinie s’oppose aux prétentions de l’évolutionnisme, elle constitue une preuve indirecte que l’univers a été créé pour la vie et que la mort y a été introduite par un évènement fortuit, le Péché originel.

L’immortalité des protozoaires :

La nature a fait des êtres réduits à cette partie reproductrice essentielle, le germen, des êtres dépourvus de soma, réalisant donc les conditions nécessaires et suffisantes pour être entièrement immortels. Ce sont les êtres unicellulaires, notamment les Protozoaires, telle la Paramécie, par exemple.

Cet animal se reproduit par division simple et transversale de son corps : des deux cellules-filles auxquelles il donne naissance, il est impossible de dire : voici la mère, voilà la fille ; ce sont deux sœurs identiques qui se sont partagé par moitié toute la substance de l’animal préexistant, sans qu’il y ait le moindre reste inemployé, sans qu’aucune partie vivante ne soit devenue la proie de la mort… Chacune de ces cellules-filles engendrera à son tour par bipartition deux Paramécies identiques et ainsi de suite.

« Il en résulte, disait August Weismann, une série sans fin d’individus, qui sont tous aussi vieux que l’espèce elle-même, qui portent tous en eux-mêmes la faculté de prolonger indéfiniment leur vie au moyen d’incessantes divisions. » Par là se manifeste bien, de la façon la plus évidente, l’immortalité dont jouissent sans restriction des êtres purement germinaux.

Mais la biologie est  le domaine par excellence des faits complexes, dans lequel une notion ne peut s’établir et s’imposer qu’après de nombreuses luttes et au prix de longues recherches accumulées. Les naturalistes opposés aux idées de Weismann tentèrent d’abord de les combattre, d’une façon purement théorique, à l’aide d’un véritable sophisme qui consistait à confondre la mort et la reproduction : la division, disaient-ils, termine la vie de l’individu au moment même où deux nouveaux individus se forment. À quoi Weismann répondit : « S’il y a mort, où est donc le cadavre ? » Il est clair qu’ici on ne peut parler de mort qu’en forçant le sens naturel des mots. Et il suffisait, pour faire tomber de telles objections, de rester sur le terrain solide des conceptions usuelles, où l’idée de cadavre est inséparable de celle de la mort.

Mais des objections beaucoup plus sérieuses allaient surgir des travaux d’un observateur remarquable, Émile François Maupas, sur la multiplication et la conjugaison des Infusoires (1888, 1889).  Le biologiste français montrait que la reproduction par bipartition ne pouvait, chez ces animaux, se prolonger indéfiniment ; au bout d’un certain nombre de générations, les individus de ses cultures tombaient dans un état de dégradation et de dégénérescence, que l’auteur considérait comme un phénomène de vieillesse, une « dégénérescence sénile » : la mort était le terme inévitable de cet état. Et Maupas de conclure : « Les Infusoires ne font pas exception à la règle de caducité physiologique, que l’expérience vulgaire considère comme nécessaire et universelle pour tout ce qui vit. »

Leurs espèces auraient donc depuis longtemps disparu si n’intervenait périodiquement un curieux phénomène, la conjugaison, que Maupas a décrit dans tous ses détails.

Disons simplement que la conjugaison consiste dans l’accolement temporaire de deux individus identiques qui échangent une portion de noyau et, se séparant à la suite de cet échange, reconstituent, chacun pour son compte, leur appareil nucléaire. Cet acte de copulation nucléaire, ou karyogamie, n’est nullement un acte de reproduction, mais il a pour effet, selon Maupas, de rajeunir l’organisme unicellulaire épuisé par une longue suite de bipartitions, en « lui restituant, sous leur forme parfaite et intégrale, toutes les énergies vitales caractéristiques de l’espèce. Cet être se trouve donc rajeuni dans le sens littéral et absolu du mot. »

Puisque l’être unicellulaire vieillit, puisqu’il meurt de décrépitude si on l’empêche de se conjuguer, il ne pouvait être question de son immortalité. Et comme Maupas appuyait sa thèse sur un grand luxe de faits parfaitement observés et analysés, on put croire qu’il avait définitivement ruiné les idées de Weismann.

Triomphe de la thèse de Weismann :

Il incombait à d’autres chercheurs de faire de nouveau pencher la balance en faveur du grand théoricien de Fribourg, en montrant que la dégénérescence sénile et l’intervention de la conjugaison étaient les résultats d’un déterminisme extérieur, des phénomènes, de caractère en quelque sorte accidentel, introduits par les conditions d’existence des animaux en culture. Parmi les nombreux travaux publiés sur ce sujet, on ne peut citer que les plus démonstratifs et, en premier lieu, les brillantes expériences de Woodruff. Ce biologiste met en train en 1907 une culture de Paramecium aurelia dans des conditions de milieu appropriées, choisies en quelque sorte comme les conditions idéales pour la vie de cet infusoire : cette culture se perpétue pendant plusieurs années sans manifester aucune tendance à la conjugaison, sans donner aucun signe de dégénérescence sénile. Et l’auteur en annonce périodiquement les progrès : 465 générations en 1908, 1238 en 1909, 2500 en 1911, 3340 en 1913, 6000 en 1917 (au bout de 10 ans), 8400 générations enfin en 1921, c’est-à-dire en l’espace de 13 ans ½.

C’était fournir directement la preuve que l’être unicellulaire est capable de se reproduire d’une façon illimitée, en échappant absolument à la vieillesse et à la mort2.

Différents auteurs sont venus renforcer cette preuve par l’étude expérimentale des facteurs externes qui peuvent accidentellement déterminer la sénescence et la mort. Parmi ces facteurs, il faut incriminer pour une large part la flore bactérienne qui se développe dans les cultures ; d’une part les bactéries servent d’aliment aux Infusoires en expérience, mais d’autre part elles diffusent dans le milieu des produits de sécrétion et des substances qui souvent exercent sur l’Infusoire une action toxique. Le rôle de ces facteurs bactériens a été étudié d’une façon méthodique par Édouard Chatton et sa femme (1923 à 1931) ; en analysant de la façon la plus précise les conditions physico-chimiques qui déclenchent la conjugaison, ces biologistes ont fortifié l’idée que les phénomènes périodiques de sénescence et de conjugaison, qui souvent donnent à la vie des êtres unicellulaires un caractère cyclique, sont en somme des phénomènes contingents, accidentels, qui ne destituent nullement ces animaux du pouvoir, dans des conditions appropriées, de vivre d’une façon continue, indéfinie, en tant qu’êtres véritablement immortels.

La science actuelle a donc de bonnes raisons d’accepter, à titre de vérité confirmée, la thèse weismannienne de l’immortalité potentielle des êtres unicellulaires. Cette thèse implique que ces êtres sont dépourvus de toute différenciation somatique à vitalité limitée, qu’ils sont, en d’autres termes, des organismes réduits au germen. Une lignée de Protozoaires, se multipliant indéfiniment en milieu convenable, est donc tout à fait l’équivalent de la lignée germinale d’un Métazoaire, se propageant sans interruption ni fin à travers le soma des générations successives.

En un mot, chez les êtres vivants, il y a bien réellement une immortalité, et celle-ci semble être essentiellement une propriété du germen, la mort restant le lot du soma.

Pourtant cette mortalité du soma n’est pas une règle absolue, et dans cette partie même de l’organisme il y a un pouvoir latent de survie illimitée, que révèlent les études sur la culture des tissus.

Immortalité des cellules somatiques en culture :

La technique expérimentale, dite « culture des tissus », inaugurée par Alexis Carrel en 1910 à l’Institut Rockefeller de New-York, consiste à maintenir en vie des cellules empruntées à un organisme et transportées, in vitro, sur un milieu de culture approprié. Pour cela il faut leur fournir un certain nombre de conditions : un substratum solide, un milieu liquide isotonique, une température convenable, des substances nutritives et notamment du jus d’embryon, c’est-à-dire l’extrait de tissus embryonnaires, lequel renferme des nucléoprotéines particulières, les tréphones de Carrel, facteurs indispensables de la prospérité cellulaire. Non seulement il faut préserver les cultures, par une asepsie rigoureuse, de l’envahissement des bactéries et des moisissures, mais il faut encore en éliminer les déchets toxiques résultant de la vie même des cellules ; on réalise le plus souvent cette dernière condition par le repiquage fréquent et régulier en milieu neuf.

Par l’emploi d’une telle méthode – on se borne ici à en donner le principe – les éléments isolés de l’organisme non seulement continuent à vivre, mais encore manifestent le phénomène le plus révélateur de la  vitalité cellulaire, celui de la multiplication : dans de bonnes conditions, ils se divisent et prolifèrent abondamment, et la culture, par l’effet de cette croissance continue,  augmente sans cesse son volume, avec assez de vitesse, par exemple, pour doubler ce volume tous les deux jours. On repique alors, à intervalles réguliers, des parcelles de ce tissu de prolifération et on peut de la sorte conserver indéfiniment la descendance de la souche cellulaire qui a été  l’origine de la culture.

C’est ainsi que Carrel et Ebeling ont mis en train, en janvier 1912, une culture de cellules conjonctives (fibroblastes) prélevées sur un cœur d’embryon de poulet ; cultivée dans des conditions convenables, cette souche cellulaire, après des milliers de repiquages, est restée en vie à l’Institut Rockefeller pendant 34 ans, soit jusqu’en 1946, où un accident de laboratoire  mit fin à l’expérience.

Or il a été établi par Pearl (1921) que la longévité maxima chez la Poule ne dépasse pas 10 ans ; non seulement les cellules cultivées par Carrel et Ebeling ont dépassé de beaucoup la durée qu’aurait eue leur destinée dans le corps d’une Poule,  mais elles ont affirmé leur pouvoir d’existence et de multiplication illimité : après plus de trente ans, la culture ne manifestait, in vitro, pas la moindre trace de vieillissement, pas la plus légère baisse de vitalité. De cette expérience, Harrison, autre pionnier de la même science, pouvait dire en 1928, qu’elle était « le plus grand exploit singulier accompli dans le champ de la culture des tissus. »

Puisque des cellules prélevées sur le soma d’un animal se montrent, en culture, douées d’une jeunesse illimitée et d’un pouvoir de multiplication indéfini, il faut bien attribuer à ces cellules somatiques une immortalité virtuelle, potentielle. Ce pouvoir n’est pas le privilège de certaines catégories de cellules à l’exclusion des autres : des expériences de culture sur les tissus différenciés les plus divers d’un organisme élevé, il résulte que toutes les sortes d’éléments de soma sont cultivables. Cela revient à dire que le soma est immortel, à condition que ses cellules soient dissociées, qu’on les fasse vivre en dehors de la solidarité habituelle et normale qui les unit dans l’organisme vivant.

Dès lors la caducité de ce soma nous apparaît comme un effet secondaire, et en quelque sorte accidentel, du rassemblement des cellules somatiques en un tout fonctionnel, des rapports qui s’établissent entre elles à l’intérieur de ce tout et des actions réciproques qui s’ensuivent. On connaît déjà bien des exemples précis du rôle régulateur que tout tissu exerce à l’égard du développement et de la vie des tissus voisins. Peu importe ici le mécanisme, probablement à la fois humoral et nerveux, de ces interactions.

Ce qui paraît certain, c’est que pour les éléments du soma, le pouvoir essentiel d’immortalité se trouve inhibé dans l’organisme vivant, comme par une sorte de contrainte et de limitation rigoureuses que, dans cette société complexe et coordonnée, la collectivité fait tyranniquement peser sur chacun des individus. Voilà la théorie de la mort qu’autorise la science actuelle. Et cette mort du soma, résultat de la solidarité des éléments, a masqué longtemps, aux yeux des observateurs, l’immortalité potentielle et foncière de chacun de ces éléments.

La perpétuation des organismes par la génération agame :

Pour mieux assurer sa propagation à la surface du globe et réaliser cette « éternité », dans laquelle Weismann reconnaissait un de ses traits essentiels, la vie a recours chez certains êtres à des modes de reproduction sans phénomènes sexuels, connus sous le nom de génération agame ( du grec a – gamos : ‘sans mariage’). Le plus fréquent chez les plantes relève de la scissiparité et met en jeu le pouvoir, très développé chez certaines espèces, de reconstituer leurs parties amputées ; c’est ainsi que nombre d’arbres, de plantes ornementales et d’autres végétaux se propagent indéfiniment par bouturage : le Safran (Crocus sativus), plante stérile du bassin méditerranéen, se reproduit uniquement par voie agame depuis 3700 ans (Cuénot). Le même mode de multiplication peut également remplacer la reproduction sexuée chez les Vers : Maupas (1919) a montré que certains Oligochètes (Dero, Naïs) pouvaient se multiplier pendant plusieurs années par voie agame ; Vandel (1921) a cultivé la Planaire Polycelis cornuta pendant 18 mois et obtenu 13 générations nées par scissiparité. Une régénération répétée permet au même organisme de survivre sans fin.

Chez les animaux inférieurs comme les Cœlentérés et chez ceux qui forment des colonies comme les Bryozoaires et les Tuniciers, le bourgeonnement consiste dans le développement d’un nouvel individu à partir d’un groupe restreint de cellules appartenant à l’organisme maternel : c’est une blastogenèse, aboutissant, par des voies souvent très différentes, au même but que l’embryogenèse.

Le phénomène a été étudié chez l’Hydre par Brien (1953) : à mesure que les bourgeons se détachent de l’individu-mère, ce biologiste les isole en cultures séparées et les voit bourgeonner successivement dans une longue série de générations agames, sans jamais passer par la phase sexuée; « non seulement la lignée d’Hydres se perpétue indéfiniment, mais l’individu Hydre est immortel » ; en effet « après émission de 702 bourgeons, l’Hydre souche est aussi jeune, aussi proliférante que le plus récent de ses descendants. » Au XVIIIe siècle, Tremblay (1744) avait déjà noté chez l’Hydre ce pouvoir de reproduction gemmipare.

Tout biologiste doit convenir avec Brien que « ces exemples de propagation asexuée nous montrent à l’évidence la pérennité » de l’organisme. Seule reste en suspens la question de savoir si l’on doit parler avec cet auteur de « pérennité somatique » ; car, pour lui, la multiplication agame est le fait du soma, et elle infirme la notion de la lignée germinale reproductrice immortelle.

Or tous les zoologistes et Brien lui-même admettent que le bourgeonnement a pour point de départ une « réserve embryonnaire », constituée, dans l’ectoderme  de l’Hydre, par des cellulesinterstitielles, « proliférantes et totipotentes », capables à la fois de se différencier en tous les éléments du corps et de « devenir germinales » : qu’est-ce à dire sinon les définir très exactement comme des blastomères embryonnaires, restés inemployés lors de la formation de l’Hydre souche issue d’un œuf ? De sorte que la formation du bourgeon, utilisant cette réserve d’éléments où les potentialités germinales et somatiques sont encore totales et indifférenciées, représente une phase nouvelle et tardive d’ontogenèse capable de se répéter indéfiniment. Il est inexact de considérer la blastogenèse comme un acte reproducteur du soma : c’est une ontogenèsedifférée et qui peut se poursuivre sans fin, réalisant ainsi cette pérennité de l’organisme Hydre, que Brien lui-même a si bien mise en évidence : elle a naturellement pour condition indispensable la présence des cellules totipotentes de réserve : celles-ci détruites, l’Hydre « périclite et meurt après une dizaine de jours » (Brien et Van den Eeckhoudt, 1953)3.

Les supports organiques de l’immortalité et la pérennité de la forme :

À rassembler les faits précédents, il se révèle qu’à la tyrannie de la mort la vie résiste par un pouvoir d’immortalité, véritable vouloir-vivre, qui prend pour supports, suivant les cas, différents substrats organiques :

La lignée germinale, impersonnelle et continue, qui passe sans interruption, à travers les générations successives, chez les animaux les mieux individualisés, grâce à une ségrégation plus ou moins précoce au début du développement ;

Les cellules des Protozoaires, que l’on peut considérer comme entièrement reproductrices, et dont les lignées offrent une continuité identique à celle de la lignée germinale des Métazoaires ;

3°  Les cellules du soma lui-même, dans les conditions très artificielles de la culture des tissus, où elles échappent aux influences, sans doute inhibitrices, qui règnent au sein des organismes complexes ;

Les éléments encore indifférenciés et totipotents des « réserves embryonnaires », qui fournissent chez un grand nombre d’Invertébrés le matériel « destiné soit à suppléer les cellules somatiques déficientes, soit à assurer la continuité et la dissémination de la vie et de l’espèce par les bourgeons, c’est-à-dire par la reproduction asexuée » (Brien, 1931).

Et ce mode d’ontogenèse prolongée est capable d’assurer aux organismes scissipares ou bourgeonnants, c’est-à-dire aux êtres que Driesch distinguait comme « formes à croissance ouverte », une pérennité indéfinie.

Mais ces divers exemples de pérennité laissent-ils distinguer ce qui, dans le vivant, est véritablement et proprement immortel ?

Point n’est besoin de méditations prolongées pour découvrir que dans notre conception des êtres vivants, il entre deux sortes de représentation distinctes, correspondant à la nature double de ces êtres : ils sont à la fois matière et forme ; par leur substancematérielle, ils plongent dans le monde de la quantité ; par leur substanceformelle, ils échappent à la mesure et ne relèvent plus que d’une science de laqualité.

Reconnaissons que l’immortalité des vivants, c’est, d’une part, celle de leur substance matérielle, puisque les cellules, qui se multiplient et prolifèrent indéfiniment, propagent sans limites la matière vivante initiale de l’espèce ou de la culture, en augmentent même sans cesse le volume. Et puisque l’être vivant, quel qu’il soit, provient toujours d’un être vivant antérieur, on peut dire que son protoplasme est toujours la continuation du protoplasme d’un parent ; du point de vue purement matériel, toute génération d’un organisme n’est rien de plus qu’une continuation ; pourquoi lui applique-t-on alors le nom de reproduction ? C’est parce que l’être vivant nouveau reproduit la forme spécifique de son progéniteur, phénomène que l’on étudie plus spécialement sous le nom d‘hérédité. Quels que soient les éléments qui manifestent le pouvoir d’immortalité du vivant, la génération fait toujours réapparaître la forme caractéristique de l’espèce : espèce zoologique dans la reproduction sexuée ou agame, espèce cellulaire dans la multiplication des Protozoaires et des cellules en culture. Ce phénomène d’hérédité générale est si constant et d’apparence si banale que son caractère merveilleux échappe à la plupart des observateurs.

Ainsi l’immortalité des vivants ne consiste pas seulement dans leur persistance matérielle, mais dans leur pérennité en tant que  supports d’une forme, et peu importe que cette forme soit actualisée en structures visibles, ou qu’elle soit encore à l’état de plan virtuel dans un œuf ou dans un bourgeon.

Il faut même ajouter : l’immortalité de la vie, c’est l’immortalité de la forme ou ce n’est rien. La matière de l’être vivant, elle, en tant que matière, ne saurait se détruire, pas plus que toute autre matière au monde.

Quand un animal est mort, la substance pondérale de son soma, les éléments chimiques dispersés de son cadavre, tout cela subsiste ; seule la forme du soma accompli s’est perdue. C’est la pérennité de sa forme qui fait avant tout, pour un être vivant, son immortalité ; c’est elle qui le place dans une position privilégiée au milieu de la nature brute.

La forme, privilège d’immortalité de la vie :

Position privilégiée, disons-nous, et voici où nous apercevons un privilège. Les physiciens nous apprennent que les phénomènes de la nature brute marchent spontanément dans un sens déterminé : ils tendent sans cesse à abolir les différences existantes, différences de niveau, de pression,  de potentiel ; la nature s’avance ainsi vers un état de nivellement, de dégradation et d’usure ; c’est sa façon de vieillir, et ce vieillissement, à la limite, aboutira à une véritable mort. On pourrait répéter des différenciations du monde brut ce que Ramond disait des parois du cirque de Gavarnie : « Périr est leur unique affaire! »

À cet écroulement incessant du monde brut s’oppose, en un saisissant contraste, la persistance de la nature vivante dans ses caractères de différenciation. Seuls les êtres animés ont le pouvoir de défendre et de maintenir, non seulement leur existence en tant que matière, mais leur forme et leurs caractères structuraux les plus compliqués. Ils échappent ainsi à la marche naturelle de l’univers vers l’homogénéité et la mort.

La même tendance de leur nature propre les met à l’abri de toute transformation inverse dans le sens d’une spécialisation ou différenciation plus parfaite ; elle les oppose aussi bien à toute innovation de forme, à toute « évolution créatrice », qu’à tout mouvement inverse de dédifférenciation, de dégradation et de mort. La vie est toujours conservatrice des formes.

Les analyses  scientifiques ne font que retrouver sous des aspects divers le caractère singulier de ce pourvoir vital de persistance ; il se déduit comme un corollaire naturel de ce que Claude Bernard appelait les phénomènes  de la création vitale.

Ceux-ci, disait-il, « n’ont pas d’analogues en dehors de l’organisme » : ce sont ceux de l’assimilation, et assimiler, ad-similare, c’est rendre des substances chimiques banales semblables à la matière vivante, c’est-à-dire les faire entrer dans telles formes et telles structures spécifiques. Quant à l’immortalité envisagée sous l’aspect de l’hérédité, l’embryologie causale s’applique à en découvrir les déterminations matérielles et trouve dans le rôle des substances ovulaires, et notamment dans la continuité du germen, l’explication naturelle d’une continuité de forme, qui, si elle ne s’appuie pas à quelque degré sur un legs matériel, ne peut apparaître que comme l’effet d’une magie. En tout cas, étudiée par le physiologiste ou par l’embryologiste, l’immortalité consiste toujours, en chaque espèce, à constituer, à transmettre, une forme impérissable ; celle-ci est à la fois le principe et la raison d’être de son privilège de perpétuité. Cette dernière est à la fois le principe et la raison d’être du privilège de la perpétuité spécifique.

En dépit de son évidence frappante, cette perpétuité n’en est pas moins mise en doute par tout un système de pensée, qui, faisant de l’évolution une loi de la nature, règne d’une façon autoritaire sur la biologie moderne et se flatte même d’ « embrasser tout l’ensemble des conceptions humaines.» L’hérédité est-elle, ou non, un mécanisme de ressemblance ? Que valent les raisons dogmatiques au nom desquelles on nie la constance héréditaire des formes, pour leur attribuer un pouvoir de variation imaginaire ? Quel que soit le prestige de la théorie transformiste – ce prestige est immense–  il ne peut la soustraire à l’examen libre des faits et au contrôle de la logique: il faut laisser parler celle-ci et ceux-là, pour juger, en toute objectivité, de la valeur de l’évolutionnisme.


1 Repris de Déterminisme et Finalité, Paris, Flammarion, 1957, pp. 34-45.

2 En réalité, là encore se manifeste la complexité des phénomènes biologiques : en 1914, Woodruff et Erdmann découvraient que, sous la parfaite continuité de telles cultures, se cachait un phénomène périodique de réorganisation nucléaire, qu’ils nommèrent l’endomixie et qui paraissait jouer le même rôle sauveur que la conjugaison. Des recherches ultérieures ont fait voir ensuite que l’endomixie elle-même, tout comme la conjugaison, n’était point liée à une nécessité interne, mais dépendait elle aussi de l’action de facteurs externes.

3 On regrette de voir un parti-pris théorique induire en contradiction un éminent zoologiste : Brien décrète arbitrairement et répète à chaque page que les cellules interstitielles sont des « cellules somatiques », des « somatocytes », des éléments « essentiellement somatocytaires », sans s’apercevoir qu’il est contradictoire d’y voir en même temps des cellules « totipotentes », car le propre des éléments du soma est de n’avoir plus que des potentialités limitées, ou bien alors les mots même de soma et de réserve embryonnaire n’ont plus aucun sens;  or, c’est Brien précisément qui a le plus contribué à fonder la juste notion de réserve embryonnaire chez les animaux bourgeonnants. On aurait aimé que la zoologie et la logique ne parussent point divorcer aussi complètement. On peut remarquer, au surplus, que l’action mortelle des rayons X sur les cellules interstitielles (Brien et Van Den Eeckhoudt) accuse la nature germinale de ces dernières, les rayons X étant bien connus pour détruire sélectivement le germen dans les embryons ou les organismes adultes de toute nature.

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