Partager la publication "Le réductionnisme, voilà l’ennemi !"
Par:Dominique Tassot
Résumé : Il peut sembler paradoxal que le progrès des sciences aille de pair avec un appauvrissement de notre vision sur les choses, les êtres vivants et même l’homme. L’approche dite « scientifique » privilégie des explications matérialistes, simplistes et quantifiables ; il s’agit là d’un véritable réductionnisme ! Certes Dieu a tout « disposé avec mesure, nombre et poids » (Sg 11, 21), mais les proportions chiffrées ne constituent qu’un aspect des multiples harmonies qui gouvernent la Création.En économie et en politique, il en va de même : l’homme est parfois réduit à n’être qu’un des rouages de la machine étatisée, ou encore un consommateur valorisé à proportion de son pouvoir d’achat. Le laïcisme, qui consiste à considérer le monde et la société comme si Dieu n’existait pas, est encore une forme de réductionnisme, la plus absurde peut-être, mais aussi celle qui fait le mieux voir à qui profite ce rabaissement de la vision contemporaine du monde et de l’homme.
Nietzsche – qui n’a pas toujours été fou ! – notait qu’en toutes choses, c’est le degré le plus élevé, le plus subtil, qui importe. Or le présupposé matérialiste, peu à peu admis puis revendiqué par la science européenne, prend l’exact contre-pied de ce principe. C’est toujours par l’inférieur, par le plus grossier, le plus palpable, qu’on prétend tout expliquer « scientifiquement » !
Si la psychanalyse en donne un exemple caricatural, trop facilement écarté sous le faux prétexte qu’il ne s’agit que de science « humaine » et non de science « exacte », cette approche générale se rencontre dans tous les domaines, avec partout les mêmes effets pervers sur nos connaissances et même nos actes.
Il ne s’agit pas seulement de réduire le réel au connu ; il s’agit de restreindre a priori les outils de la connaissance à une liste préétablie par les rationalistes. On peut excuser l’abrupt « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » de Platon, car cette injonction procédait justement d’une volonté de ne pas séparer l’abstraction la plus rigoureuse et les considérations de la pensée incarnée. Or le matérialisme est bien différent d’une dialectique ascendante se servant des certitudes élémentaires de la raison pour se lancer hardiment dans le ciel des hautes spéculations.
Platon s’appuyait sur le principe que toutes les vérités se tiennent et se donnent pour but de conduire aux vérités les plus élevées ou, à tout le moins, de les entrevoir. Le « philo – sophe », l’étymologie du mot l’indique bien, n’ose pas se prétendre sage, mais cherche à le devenir !
Tandis que notre rationaliste positiviste renonce à comprendre ce qu’il craint de voir le dépasser ou, du moins, ce par quoi il craint d’être mis en face de son insuffisance. Or refuser son insuffisance, c’est la suffisance même, et donc l’exact opposé d’une vraie démarche de connaissance qui, toujours, selon le mot de Platon, commence par l’étonnement.
Pourtant, la difficulté majeure avec les réductionnistes, c’est qu’ils ont raison. Non qu’ils accèdent à la raison même des choses (la finalité, ils n’en veulent pas !), mais leur méthode démontre infailliblement la validité de leur raison. Si un mécanicien borné annonce que vous êtes un corps déformable, il pourra l’établir aisément et il sera impossible de le nier. Or cette connaissance, certes valide, ne sert à rien pour comprendre autrui, et la haute précision de mesure des déformations subies ne ferait que renforcer l’absurdité de la réduction d’un homme à son seul appareil mécanique. Une filiation intellectuelle existe bien depuis le mécanisme cartésien réduisant l’être à l’étendue, jusqu’à « l’Homme machine » de La Mettrie, puis aux modernes robots qui se substituent à nous dans des tâches de moins en moins serviles.
La recherche sur l’utérus artificiel procède encore de cette science réductionniste. Certes, on peut imaginer de remplacer les échanges nutritifs et thermiques entre le fœtus et la mère, à la manière dont on alimente un malade par perfusion de glucose. Mais la gestation est bien autre chose ! Il y a échanges réciproques, à tous les niveaux de leurs êtres, entre la mère et l’enfant qu’elle porte. Ainsi l’échange physiologique peut aller de l’enfant vers sa mère. « Gavin Dawe, de l’Université nationale de Singapour, a découvert un fait étonnant : des cellules souches fœtales migrantes servent à la réparation du cerveau maternel en cas de lésions causées par des accidents vasculaires cérébraux de la maman gestante (in Current Directions in Psychological Science, 2011). Ces cellules venant du fœtus peuvent continuer à tourner dans le sang de la mère, même après l’accouchement.
Une variété d’entre elles contribue à réparer des organes maternels endommagés, comme le poumon, et participe à sa défense immunitaire (in Biology of Reproduction, 6 juin 2012) »[1].
Le fœtus perçoit les sons, les musiques et les mots eux-mêmes : les graines de sa culture sont déjà semées…La force des échanges affectifs est bien attestée, négativement, par les effets délétères des stress majeurs survenus durant la grossesse. Mais que dire des échanges proprement spirituels ? La mère de saint François de Sales avait fait le vœu, devant le saint Linceul exposé à Chambéry, que si elle obtenait un fils, il serait consacré à Dieu. Qui dira le rôle invisible de telles prières, renouvelées tout au long de la grossesse et de l’enfance, sur l’orientation (contraire aux vœux paternels) du futur évêque de Genève ?
On sait avec quel soin étaient naguère choisies les nourrices : preuve que l’allaitement ne se réduit pas à une simple nutrition. L’exclamation évangélique « heureux les seins que tu as sucés ! » (Lc 11, 27) montre bien l’antiquité de cette connaissance.
Or la pointe avancée de la recherche médicale se propose aujourd’hui de mettre au point un utérus artificiel : régression sans précédent dans l’échelle des civilisations ou, plutôt, conséquence logique du réductionnisme. Autant la couveuse pour prématurés, comme tout acte médical, se présente comme un moindre mal, comme l’opportune réparation d’un désordre issu du Péché originel, autant cette volonté affichée de priver de futurs hommes de l’environnement prévu par le Créateur pour les premiers jours de l’existence, relève d’une pensée diabolique.
L’homme n’est pas un agglomérat de cellules, ni un sac respiratoire, ni un appareil sensorimoteur, ni même la somme de tels mécanismes y compris de tous ceux qui restent à découvrir, mais un être à part entière, doté d’une forme bien spécifique.
Parmi les réductions se signale tout spécialement la réduction au quantitatif : croire que l’on connaît mieux en chiffrant tout. De là le culte des indicateurs chiffrés, de là ces multiples « enquêtes de satisfaction » auxquelles il suffit d’avoir répondu une fois pour comprendre le peu d’informations intelligentes et fiables qui vont en ressortir.
Certes, Dieu a tout créé « avec mesure, nombre et poids » (Sg 11, 21), mais si l’on examine le verbe grec original employé dans ce verset connu, diétaksas, on découvre qu’il n’y est pas question de « faire » toutes choses, mais seulement de les disposer, de les répartir, de les mettre en ordre, chacune à sa juste place. Et telle est bien la règle d’harmonie qui règne dans la Création : des nombres régissent les proportions heureuses (ainsi le nombre d’or et les séries de Fibonacci) ; on les retrouve aussi bien entre les notes d’un accord musical, dans la croissance des rameaux ou dans les fréquences relatives des bases d’un ADN.
Or les nombres qui les mesurent n’épuisent pas les choses elles-mêmes. En réduisant les êtres aux nombres qui les mesurent, on méconnaît leur nature véritable ; on cesse de les « com–prendre » (de les prendre avec leur totalité substantielle) pour ce qu’elles sont. La couleur rouge, avec toutes les significations qu’elle comporte, n’est pas seulement une longueur d’onde, même si elle peut être mesurée ainsi. Les études cliniques en médecine donnent un bon exemple de ce réductionnisme. La plupart des grandes découvertes thérapeutiques proviennent de l’observation d’un très petit nombre de cas (voire d’un seul), mais il s’agit d’une observation patiente, curieuse, donnant libre cours à l’intuition, à la réflexion (et au souci de guérir). La statistique est venue changer tout cela. Il faut désormais, pour valider une thérapie, disposer d’un grand nombre de malades entrant dans le même cadre clinique, donc considérés comme interchangeables[2], puis comparer le nouveau traitement à un placebo ou à un traitement aux effets connus. Outre que ces études fort coûteuses ont pour effet de ralentir les progrès de la médecine, elles méconnaissent l’individualité de chaque patient et correspondent à une vision mécanique et superficielle de la maladie. On ne s’étonnera donc pas si nombre d’effets indésirables surgissent des années plus tard, le médecin prescripteur étant amené à penser que de telles études statistiques sont plus sûres que son intuition personnelle, alors qu’elles devraient n’être considérées que comme indicatives.
La généralisation de produits « aux normes » relève également de la mentalité réductionniste. La normalisation est une activité volontaire et intelligente chez ceux qui établissent les normes, qu’il s’agisse de pas de vis, de dimensions des briques ou de formes des prises électriques. Mais tout ce qui est astucieux se retrouve, par définition, « hors-normes ». En faisant de la norme, non plus un guide mais une obligation réglementée, on paralyse donc, ou l’on rend plus complexes ou plus coûteux nombre de projets utiles et viables.
En politique, le socialisme au XIXème siècle a procédé d’une réduction de l’homme à sa seule dimension économique. Marx, inspiré par la notion de « travail » en Mécanique (produit d’une force par un déplacement), considéra comme « scientifique » de définir le travail comme le produit d’une « force de travail » par un temps. Quelle régression ! Une telle approche se comprendrait à la rigueur pour le travail à la chaîne, aujourd’hui presque inexistant ; mais dans quel autre contexte pourrait-on croire qu’il suffit d’être présent sur un chantier pour que les choses avancent ? Or de telles idées réductrices ont pourtant inspiré, il y a peu, la thèse selon laquelle, en diminuant le temps de travail, on créerait un nombre d’emplois proportionnel à cette diminution ! Bel exemple de réductionnisme appliqué à l’une des plus belles activités humaines…
En parallèle, la politique subissait une réduction à l’égoïsme intéressé. Selon le mathématicien dissident Igor Chaffarévitch, le socialisme consiste à « réduire l’homme à l’état de rouage du mécanisme d’État, considérant que [cet homme] n’existe réellement que comme expression des forces de production ou des intérêts de classe ».
Mais le comble du réductionnisme est sans doute le laïcisme : faire comme si Dieu n’existait pas ! On entre alors au royaume d’Absurdie et rien ne pourra plus assurer la cohésion ni l’harmonie sociale. Nous ne sommes frères qu’issus d’un même Père. Quelque temps avant la Révolution française, un officier de la police répondait à un esprit fort qui tentait de le convaincre de son athéisme : « Monsieur le philosophe, je ne puis discuter avec vous, mais je sais bien, moi, qu’il faut une religion pour le peuple ! »
Après deux siècles d’insinuations et de propagande antireligieuse, le réductionniste Hobbes peut voir sa thèse confirmée par les faits : « l’homme est (devenu) un loup pour l’homme ». Rien n’arrête désormais le crime ; « pas vu, pas pris ! » semble être le maître-mot de la morale, du bas en haut de la société. Et le peu qui reste de vertu, du moins l’espace résiduel où se niche encore le mot, se réduit à quelques comportements dits « vertueux », déclinés selon leur utilité collective sans aucun lien avec la vie intérieure : ne pas fumer dans les lieux publics, préférer le papier recyclé, suivre scrupuleusement les méthodes contraceptives, etc. Ceci du moins pour le laïcisme politique.
Mais le laïcisme dans les sciences n’est pas moins réductionniste : vouloir explorer le monde sans se soucier de son Auteur, c’est entrer dans un domaine et prétendre comprendre son agencement et ce qui s’y passe sans tenir compte du maître de maison, au prétexte qu’il ne se montre pas ; c’est attribuer au hasard ce qui relève manifestement d’un plan. Une telle distorsion se répercute nécessairement sur toutes les productions d’un intellect faussé par la volonté propre, par le refus de se subordonner à l’évidence factuelle, refus d’adhérer à l’être et donc refus de toute vérité transcendante. Tout est complexe ; tout est subtil ; tout est coloré. Le réductionnisme est un effort désespéré pour rapetisser les choses aux dimensions d’un homme sans Dieu. Voie sans issue, certes, mais qui constitue, en attendant, le meilleur moyen pour détourner l’homme de sa vocation divine, nous laissant ainsi apercevoir qui en profite. L’Adversaire, inévitablement, vise le contraire de ce qui est prévu dans le Plan divin. On comprend dès lors tout le gain qu’il tire du réductionnisme. On perçoit même, peut-être, la raison d’être de cette perversion de la démarche scientifique : la volonté de rabaisser va bien avec celui d’En-bas !
*
* *
[1] Jean-Pierrre DICKÈS, L’ultime transgression, Éd. de Chiré, 2012, pp. 121-122.
[2] On les désigne par le mot « cohorte », vocable d’origine militaire hautement significatif : la cohorte romaine (cohors) était l’équivalent d’un régiment de la légion, comportant 5 ou 6 centuries.