Accueil » Le retour du Cosmos

Par Tassot Dominique

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Résumé : L’univers des Anciens était un « cosmos », et même un « macrocosme », un vaste ensemble harmonieux d’êtres bien différenciés, et l’homme un « microcosme » capable de saisir par l’esprit les corps célestes, comme de trouver sa place parmi les corps terrestres. Les travaux des physiciens médiévaux sur le mouvement, puis la « révolution » copernicienne substituèrent peu à peu à ce cosmos un univers géométrique homogène s’étendant à l’infini. Mais avec la mathématisation de l’espace et du mouvement, disparaissaient les idées de proportion et de qualité objectives. Or la pertinence des nombres entiers revient aujourd’hui, tant dans la physique-chimie (avec la classification périodique des éléments, par exemple) que dans la biologie (avec le déchiffrement du génome). C’est là, encore en germe, l’annonce d’un prochain renouvellement du regard porté sur l’univers, sur les choses comme sur les êtres vivants.

On a souvent opposé les paysages de la Grèce, avec leur horizon toujours net et bien défini, et les paysages nordiques, souvent brumeux, où la ligne d’horizon échappe à l’observateur. Des premiers émerge l’idée qu’une perfection peut se réaliser dans la finitude, dans la statuaire par exemple ; des seconds l’attrait pour l’infini. Il n’est alors pas surprenant que l’Europe du Nord ait été le lieu de la grande révolution intellectuelle qui, au XVIIe siècle, fit passer « du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Alexandre Koyré. Ce dernier ramène le changement ainsi opéré « à deux éléments principaux, d’ailleurs étroitement liés entre eux, à savoir la destruction du cosmos et la géométrisation de l’espace, c’est-à-dire a) la destruction du monde conçu comme un tout fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde dans lequel “au-dessus” de la terre lourde et opaque, centre de la région sublunaire, du changement et de la corruption, s’“élevaient” les sphères célestes des astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la substitution à celui-ci d’un univers indéfini, et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l’identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau ontologique, et b) le remplacement de la conception aristotélicienne de l’espace, ensemble différencié de lieux intramondains, par celle de l’espace de la géométrie euclidienne – extension homogène et nécessairement infinie – désormais considéré comme identique, en sa structure, avec l’espace réel de l’univers. Ce qui, à son tour, implique le rejet par la pensée scientifique de toute considération basée sur les notions de valeur, de perfection, d’harmonie, de sens ou de fin, et finalement la dévalorisation complète de l’être, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits1» [souligné par nous].

Sous ce langage un peu abstrait, l’historien des idées, enseignant à Princeton, laisse entrevoir à quel point il s’agissait d’une profonde transformationde la vision du monde, si profonde même qu’il nous est impossible, sans un effort de dépaysement, sans un minimum de sympathie pour les Anciens, de comprendre vraiment ce qu’ils ont dit et pensé. Les mêmes êtres habitent leur monde et le nôtre, et leurs héros homériques éprouvent les mêmes sentiments et les mêmes émotions que nous, mais leur terre, leur ciel et leur espace, bref leur habitacle était tout autre. Certes, la chrétienté avait modifié les relations entre les hommes2 et transformé le culte divin, mais elle maintenait et même développait l’idée d’un « cosmos ».

Le sens premier de ce mot, dans un dictionnaire de grec classique, est « bon ordre », comme celui d’une armée qui défile. Il comporte une valeur, une appréciation. De quelque manière, les « et cela était bon », qui scandent le début du Livre de la Genèse, commandaient la perception des êtres et des paysages. Il suffisait alors d’ouvrir les yeux pour découvrir un monde enchanté et vibrant où la beauté était omniprésente, y compris, d’ailleurs, plus tard, dans les objets usuels créés par l’homme, les outils, les gestes3 et les pensées. C’était d’ailleurs une des acceptions du mot grec κόσμος cosmos, celle qui s’est conservée dans « cosmétique4 ».

On objectera que le design fait désormais partie de notre civilisation, que l’objet industriel a lui aussi sa beauté. Mais il s’agit d’une vertu surajoutée, d’un effort pour compenser ce qui n’était pas visé au départ, d’une forme de division du travail, d’une recomposition tardive de l’unité perdue au sein de l’acte producteur. C’est là une différence de nature entre l’objet artisanal, où la visée esthétique peut être menée de front avec la fin utilitaire, et l’objet industriel dont la finalité première est l’utilité. De là encore cette note « humaine » qui transparaît dans les vieux objets et qui manque tant à notre environnement actuel. Dans « artisan » il y a « art ». Dans le dessin industriel, la beauté se présente encore, mais dans l’acte lui-même du dessinateur plus que dans le dessin réalisé ; ou, alors, c’est par simple ricochet, de par la beauté propre aux courbes géométriques.

Il semble que les pythagoriciens furent les premiers à donner à cosmos le sens de « monde », d‘« univers ». Puis ce dernier mot s’est à ce point imposé que « cosmos » ne figure pas dans le Grand Larousse du XXe siècle. On y trouve bien « cosmographie, cosmologie et cosmogonie », mais « cosmos » tout court y désigne une plante composée (le cosmos bipinnatus) et aussi le titre de la Description physique du globe d’Alexandre de Humboldt. Or il existe une nuance significative entre « cosmos » et « univers »5 : précisément celle qui différencie le monde des Anciens du nôtre. À l’époque où le charbon était encore un combustible courant, un bambin vint trouver sa mère qui bavardait au salon avec des amies. Il tenait à la main un morceau d’anthracite trouvé dans le jardin et dit : « Regarde, maman, comme c’est beau ! » L’enfant vivait encore, à sa manière, dans le cosmos des Anciens ; il suffira de quelques années sur les bancs de son école pour qu’il apprenne que même un morceau d’anthracite, avec ses facettes brillantes, n’est qu’un corps très ordinaire, sans grande valeur marchande et, surtout, salissant.

Le « désenchantement du monde »6 était passé par là. Koyré – il n’est pas le seul – fait commencer le processus au cardinal allemand Nicolas de Cues (1401-1464) « qui a inauguré le travail destructif qui mène à la démolition du cosmos bien ordonné, en mettant sur le même plan ontologique la réalité de la Terre et celle des Cieux. La Terre, nous dit-il, est une stella nobilis, une étoile noble, et c’est par là-même, autant que par l’affirmation de l’infinité ou plutôt de l’indétermination de l’univers, qu’il déclenche le processus de pensée qui aboutira à l’ontologie nouvelle, à la géométrisation de l’espace et à la disparition de la synthèse hiérarchique7. »

Dans la cosmologie d’Aristote, la terre était le lieu des corps pesants et corruptibles, tandis que le monde supra lunaire se composait d’astres impondérables et incorruptibles, voués au mouvement circulaire, seul parfait, de par leur nature propre. Dans la cosmologie qui va émerger au XVIIe siècle, l’univers est un tout homogène régi partout par les mêmes lois, et l’espace réel s’identifie à un espace mathématique à trois dimensions dont les axes de coordonnées s’étendent à l’infini, un espace qui pourrait même être vide de toute substance8 et que parcourent par inertie des corps dont le mouvement n’a plus à être expliqué par une cause permanente. Dans ce nouvel univers règnent des lois mathématiques que les instruments d’observation de plus en plus perfectionnés vont permettre d’établir avec une précision « astronomique », le progrès de la connaissance se mesurant au nombre de décimales dans les résultats. Pourtant, la nouveauté ne consistait pas à découvrir la dimension quantitative des choses : le Livre de la Sagesse rappellait déjà que Dieu a « tout réglé avec mesure, avec nombre et avec poids » (Sg 11, 20), et Platon avait inscrit au fronton de son Académie : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! »

La nouveauté était de donner à la quantité une valeur substantielle, de croire que la chose est connue dès lors qu’elle est mesurée avec précision, puis de réduire la quantité à des chiffres9.

Le premier qui ait donné au mot cosmos le sens moderne d’univers semble avoir été Pythagore. On passe alors du « bon ordre », sens premier, à la chose même où se rencontre cet ordre : le monde, pris comme un tout harmonieux où chaque élément occupe une place déterminée. Or Pythagore10 fut aussi celui qui insista le plus sur la valeur ontologique des nombres, mais des « nombres » au sens propre, c’est-à-dire des nombres entiers, toujours bien définis et toujours reliés les uns aux autres selon des catégories particulières : nombres pairs et impairs, nombres premiers, parfaits, multiples ou diviseurs ; nombres triangulaires, nombres formant des séries harmoniques comme la suite de Fibonacci11, etc.

Nous voyons poindre aujourd’hui comme un retour du cosmos. Non pas un retour à la cosmologie d’Aristote : les satellites de Jupiter montrent qu’il existe d’autres centres de gravitation dans l’univers ; les spectres des étoiles suggèrent qu’elles sont composées des mêmes éléments que la terre, et l’explosion des supernovæ prouve qu’elles étaient corruptibles. Il s’agit en réalité du retour à un ordre bon, beau, hiérarchisé, ouvert aux formes substantielles et à la pertinence des nombres entiers.

L’histoire de la pensée est pleine de ces retours non pas circulaires, mais hélicoïdaux : on revient sur la même ligne, mais plus haut, bénéficiant d’un autre savoir accumulé. Ainsi, il n’est plus question aujourd’hui que de tout « numériser » dans le monde inerte et de « séquencer » tout le monde vivant, autre façon de le résoudre en éléments finis.

Les atomes de Démocrite12 (460-370) ou d’Épicure (341-270) étaient censés se déplacer au hasard et servirent donc à nier toute finalité objective afin de libérer l’homme d’une détermination autre que son vouloir propre. Aujourd’hui, la numérisation et l’information nous ramènent, mais d’une autre manière, vers le « bon ordre » dans l’univers, vers la hiérarchie et l’harmonie qui prévalaient dans l’ancien cosmos. Qu’est donc le tableau de Mendeléiev, sinon un hymne à la pertinence des nombres ? On le qualifie d’ailleurs de tableau « périodique » en raison des analogies chimiques entre les corps composant une colonne. De tels liens harmoniques entre les corps simples ne sont-ils pas la marque de fabrique d’une Intelligence créatrice ?

Que signifient les séquences du génome, sinon le rôle recteur des formes ? Or, disaient les scolastiques, la cause formelle et la cause finale « conspirent » ensemble. Chez les êtres vivants, rien n’est laissé au hasard et, surtout, l’imbrication des organes montre qu’ils ont été conçus d’emblée comme un tout complet, donc parfait : pas le moindre vide permettant l’addition d’un élément. Le mythe de « l’homme machine »13 accompagna logiquement l’univers mécanique des modernes : dans le monde des machines, on peut ajouter et retrancher. On sait réaliser d’authentiques voitures sans climatisation ou sans démarreur. Aussi serrés que soient désormais les organes sous le capot, il sera toujours possible d’en loger d’autres si nécessaires. Tandis que le corps humain sans tendons, sans foie ou sans graisse est voué à la mort. Même les petits muscles opérant le clignement des paupières sont d’une importance vitale : ils humectent périodiquement la cornée, d’un geste infime aussi involontaire que la digestion mais aussi indispensable. Comment ne pas s’émerveiller aussi de voir que les processus cellulaires fondamentaux ne se décrivent bien qu’à l’aide des concepts de la linguistique, science la plus immatérielle qui se puisse concevoir. On parlera ainsi de lecture, de codage, de déchiffrement, etc. autant de notions qui évoquent l’expression d’un sens. Combien le poète s’est montré précurseur par ces vers :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent14.

Même l’astrophysique, cette science qui servit de levier au grand basculement de la pensée européenne, semble revenir sur sa ligne de départ. Certes, le cosmos a changé d’échelle. Ce n’est plus la lune qui en marque l’horizon, ni même la Voie lactée. Mais, à la différence de l’espace absolu de Newton, il n’est plus infini. Certains supputent son rayon à 13,8 milliards d’années-lumière. Eddington en a calculé le nombre d’atomes : NEdd = 136 x 2256. Chiffres « astronomiques », certes, mais finis, bien déterminés.

Alors l’unique infini en acte demeure Dieu seul, Lui que la tradition hébraïque appelle justement המקום Ha-Maqom, « Le Lieu », celui que nul ne saurait englober, mais qui englobe toutes choses, non pas tant au sens géométrique qu’au sens ontologique : il est l’Être au sens plein dont la Providence maintient tous les êtres dans leur être. Avec l’univers mécaniste de Laplace, le déterminisme signait la mort de Dieu, hypothèse devenue inutile dans le système d’équations ; le nouveau cosmos, lui, suggère la création continuée par un Informateur omniprésent et super-agissant.


1 A. KOYRÉ, Du Monde Clos à l’univers infini (1957), trad. fr., Paris, Gallimard, 1973, p. 11-12.

2 Il importe de ne pas idéaliser les sociétés antiques, comme l’ont fait les penseurs de la Renaissance. Admirer leur langage et leurs arts n’oblige pas à rester aveugles sur les multiples travers de ces civilisations païennes. Dans « Les origines religieuses de l’humanité » (Le Cep n°85, p. 46), Hilaire de BARENTON montre bien comment le polythéisme antique fut une régression par rapport à la Révélation transmise depuis Adam.

3 Ainsi « Le geste auguste du semeur », inspirant à Victor HUGO son célèbre poëme Saison des semailles. Le soir.

4 Cosmetes désignait l’esclave chargée de la toilette.

5 Le substantif « univers » apparaît au XVIe siècle.

6 L’expression est attribuée au sociologue Max WEBER.

7 A. KOYRÉ, Etudes d’Histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1973, p. 54.

8 De là l’intéressante dispute entre Newton et Leibniz, ce dernier se refusant à concevoir l’existence d’un espace en l’absence de corps.

9 Notons au passage l’horrible expression « faire du chiffre », qui tend à réduire l’acte professionnel à une quantité mesurable, comme si le contenu devenait secondaire. De là encore toutes ces « enquêtes de satisfaction » qui prétendent quantifier la qualité ! Que de régressions sociétales au moment même où l’on prétend viser l’excellence ! Une « excellence » qui, démunie de toute connotation morale liée au bien et au mal, se ramène à l’exécution servile de normes préétablies, et qui donc, en devenant quantifiable, perd la noblesse propre à tout acte véritablement humain visant un « bien » auquel la volonté adhère. La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne.

10 Il est hautement significatif que l’Encyclopædia Universalis, dans son article « Science », ne juge pas utile de mentionner Pythagore.

11 Suite omniprésente dans la nature, en particulier chez les végétaux, puisqu’elle commande les intervalles entre les rameaux sur une branche ou le nombre des grains sur un capitule de tournesol. On la retrouve aussi dans la croissance naturelle d’une population (suite de Lucas). On peut considérer le nombre d’or comme lié à cette suite, puisqu’il est approché par le rapport entre deux termes successifs.

12 « La liaison fortuite des atomes est l’origine de tout ce qui est », aurait dit le philosophe d’Abdère.

13 Notons que LA METTRIE, l’auteur du célèbre ouvrage L’Homme machine (1748), était un médecin, ce qui en dit long sur les futures dérives d’une science médicale obnubilée par la physique-chimie.

14 Ch. BAUDELAIRE, Correspondances.

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