Lettre à une institutrice

Par Paul Claudel

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Résumé : Rédigée le 31 août 1945 à titre de préface du livre d’Odette Jahan L’Ecole publique devant la France (Jouve, 1946), cette lettre évoque le grand vide laissé dans l’âme des enfants par l’éducation laïque. Si l’homme a été créé à l’image de Dieu, comment peut-on l’éduquer, l’amener à sa vocation et à sa fin, sans jamais mentionner ne fût-ce que le nom de Dieu ?

          L’état d’esprit des éducateurs me procure une grande impression de tristesse en même temps que d’étonnement. Vous me donnez le sentiment que notre corps primaire enseignant, hommes et femmes, est entièrement à la hauteur de sa tâche technique, mais qu’il souffre dans le développement sain de sa vocation, et de sa capacité, d’une idéologie ridicule, délétère et périmée, qui mine intérieurement sa conscience en même temps qu’elle entrave extérieurement son activité.

          Idéologie n’est d’ailleurs pas le mot exact, et je ne sais celui qui conviendrait à ce corps d’opinions flottantes et inconsistantes par quoi l’on a essayé de remplacer à la fois le catéchisme et le naïf spiritualisme de Jules Ferry et de Goblet. En réalité, tout se résume en une interdiction, mais celle-ci ayant un caractère farouche, catégorique, j’allais dire sacré : défense de parler de Dieu aux enfants, défense aux maîtres de se comporter à l’égard de Dieu devant leurs élèves autrement que comme s’il n’existait pas.

          Le malheur est que Dieu ne se laisse pas exclure si facilement et que l’exclusion de l’idée religieuse comporte non seulement celle de la plus humble morale, mais celle en même temps de ces grandes vertus dynamiques de Foi, d’Espérance et de Charité, auxquelles la Chrétienté a dû son privilège et son ascendant, et sans lesquelles l’Histoire n’a plus de leçon, la vie pratique plus de dignité, la souffrance plus de consolation, l’activité plus de stimulant noble, et l’ensemble même de nos connaissances plus de cohérence et de raison efficace. L’éducateur lui-même, combien ne se sent-il pas diminué ! Il ne s’agit plus pour lui d’éducation, il s’agit d’une tâche ingrate et fastidieuse, assez analogue au dressage des animaux savants.

          Il s’agit de mettre au service de la personnalité à former, de lui accrocher simplement, un certain nombre de moyens matériels dont elle fera l’usage qu’elle voudra. Comment ne pas plaindre les pauvres enfants ainsi spoliés de leur droit à la plus haute des connaissances humaines et aussi comment ne pas plaindre leurs éducateurs ?

          On parle beaucoup d’humanisme en ce moment, et l’on entend, hélas ! Par ce mot une vue de l’homme qui lui retranche précisément son caractère le plus spécifiquement humain, c’est-à-dire la faculté de s’élever par l’imagination, par le désir et par un assentiment affectueux de la volonté, non seulement au-dessus de sa propre condition personnelle, mais par-dessus tous les effets, par-dessus le monde entier, jusqu’à une Cause intelligente et bonne. Cette conception n’a pas seulement une valeur métaphysique, elle est douée d’une efficacité éducative intense. Je ne sais pourquoi on réserve le beau mot d’humanités aux études classiques. L’humanité commence au moment où l’enfant apprend à distinguer un rond et une barre et à les appeler O et I. Là commence à s’exercer une force croissante, une force d’élévation, qu’il est cruel, qu’il est inhumain, qu’il est sot, de vouloir d’avance limiter. L’élevage, l’érection d’une personne humaine, ne s’adresse pas seulement à telle ou telle de nos facultés, mais à l’être tout entier, à l’ensemble de tous nos motifs, dominé par le plus général, le plus haut et le plus tendre, qui, au dire de Platon, est l’amour. L’homme ne grandit pas, il n’ajoute pas à sa qualité intrinsèque par l’attirail dont on lui a appris à se servir, il ne réussira pas non plus, malgré tous les encouragements de philosophes, à ajouter une coudée à sa taille en s’empoignant lui-même par les cheveux : il grandit, il s’élève, par la pointe, par ce que le prophète hébreu appelle la mœlle et par ce que nous appelons le coeur. Par l’amour, qui a pour condition la foi et pour stimulant l’espérance. L’éducateur va-t-il dire à l’enfant : jusqu’ici et pas plus loin ? Tout ce que t’apprend ce spectacle du monde auquel je t’ai ouvert par l’instruction, c’est cette douce et puissante autorité qui règle le rapport harmonieux des causes et des effets. Toi seul tu n’as pas de cause, ou du moins il m’est défendu de t’en parler. Et n’ayant pas de cause et dès lors pas de fin et pas de responsabilité, je ne sais comment faire pour t’expliquer que tu as tout de même des devoirs.

          Comment les éducateurs français si intelligents ne sentent-ils pas ce que les principes qu’on leur impose ont d’étroit, d’antinaturel, d’antirationnel et d’antihumain, et comment ne souffriraient-ils pas dans leur dignité et dans leur  conscience, de cette violence qui leur est faite, de ce tabou qui leur est imposé, et qui réduit à un métier et à une routine la plus belle et la plus haute des vocations ?

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