La peste du scientisme (Ière partie)

Par Wolfgang Smith

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« Les rationalistes fuient le mystère pour se précipiter dans l’incohérence » (Bossuet)

La peste du scientisme (Ière partie)*

Wolfgang Smith**

Résumé : Impressionnés par les succès de la technologie, nous avons tendance à prendre pour vraie la représentation du monde que véhicule la science moderne. Or les scientifiques se contentent souvent d’idées philosophiques très sommaires, donc faciles à manier, mais dont ils font des principes absolus : comme si la réalité dépendait des idées que nous nous formons sur elle. Ce préjugé « idéaliste » nous a valu par exemple le « mécanisme universel », décrivant l’univers comme une horloge où le tout résulte de la seule interaction de ses parties. Ainsi la croyance scientiste confond les faits physiques et leur interprétation. On observe depuis Descartes une « bifurcation » entre l’objet corporel sensible (celui que nous percevons) et l’objet physique réduit à l’étendue et à la quantité. W. Smith, scientifique respecté et philosophe, montre qu’il s’agit d’un « réductionnisme » injustifié, largement responsable de l’effacement des religions dans un monde trop influencé par le scientisme. Réciproquement, il estime que « ce que nous pensons de l’univers a de l’importance pour notre vie religieuse et spirituelle », fait que l’Eglise a tendance à mettre de côté, autre « bifurcationnisme ».

Rien de plus certain et digne de foi ne frappe les esprits contemporains que les découvertes de la physique, de l’astronomie, de la chimie, et récemment de la biologie moléculaire. Ce sont les « sciences dures » de notre époque, lesquelles par des moyens empiriques d’une ampleur et d’une précision qui stupéfient l’imagination, nous ont mis en contact avec des réalités fondamentales qui n’auraient même pas pu être conçues dans l’ancien temps. En outre, ce groupe de sciences a été pour ainsi dire « visiblement validé » aux yeux de tous, par les miracles technologiques qui nous entourent de toutes parts; comment alors peut-on mettre en doute – encore moins nier – ses découvertes ? En vérité on ne le peut pas; particules quantiques et champs, galaxies et quasars, molécules et code génétique, autant de faits indéniables, avec lesquels il faut désormais compter.

Nous devons cependant nous rappeler que les faits et leur interprétation ne sont pas la même chose. Et puisque, subjectivement, les faits sont invariablement associés à une certaine interprétation, il se produit que la science nous présente deux données disparates: des découvertes positives d’une part, plus une philosophie sous-jacente qui commande la formulation et la communication de ces découvertes. Dans sa réalité, la science n’est jamais cette entreprise purement empirique qu’elle a la réputation d’être, ce qui veut dire que les présupposés ontologiques et épistémologiques jouent inévitablement un rôle essentiel. De plus, ces divers articles de foi philosophiques sont rarement, si jamais,  soumis à un examen critique par la communauté scientifique. Ce sont des idées fondatrices absorbées, comme par osmose, au cours de l’éducation scientifique; ils font partie, pourrait-on presque dire, de l’inconscient scientifique.

Et s’il arrive que l’un ou l’autre de ces dogmes enracinés fasse l’objet d’une discussion, la réponse typique de la part des scientifiques est de souligner, en guise de validation, le succès de l’entreprise scientifique : »ça marche! » nous dit-on. Cependant, en réalité aucune croyance philosophique n’a jamais été validée par une découverte empirique; le fait est que la vérification aussi bien que la falsification par des moyens empiriques ne s’appliquent qu’aux propositions scientifiques et non aux philosophiques.

La séparation entre ces deux domaines n’est cependant que rarement entreprise par les scientifiques; ce n’est qu’en temps de crise extrême, lorsque les fondements de la science paraissent s’effondrer, que l’on rencontre une sérieuse réflexion sur ce genre de questions ; et même alors, de telles enquêtes ne sont poursuivies que par de rares aventuriers. Il faut un Einstein ou un Heisenberg pour descendre, pour ainsi dire, au niveau fondateur auquel les axiomes philosophiques commencent à se montrer.

En outre, ce que le public absorbe de ces découvreurs relève principalement de l’aspect technique de l’entreprise: on accepte les équations de la relativité ou le formalisme de la mécanique matricielle tout en ignorant le côté philosophique de l’affaire. On peut dire sans risque que les hommes et les femmes s’engageant dans le quotidien de la recherche scientifique ont tendance à ne pas trop s’intéresser aux subtilités philosophiques; ils sont ainsi enclins à conserver les axiomes philosophiques auxquels ils sont habitués depuis des années et qui ne pourraient être reconnus comme tels, et délogés, que par une enquête sérieuse et intense. Il en résulte que dans l’esprit des scientifiques d’aujourd’hui la bonne science et une philosophie de bas de gamme coexistent et sont, en fait, inextricablement entrelacées; comme John Haught, de l’Université Georgetown, l’a récemment exprimé: « Quelques-uns des savants les plus éminents sont littéralement incapables de séparer la science de leur métaphysique matérialiste. »

Je puis maintenant exposer ma thèse principale: je prétends qu’en vertu de cette confusion les savants ont proclamé des opinions philosophiques de la plus douteuse espèce comme des vérités scientifiques établies, et qu’au nom de la science ils ont imposé à un public intimidé et crédule une vue du monde superficielle pour laquelle il n’y a, en réalité, pas la moindre preuve scientifique.

Même s’ils ont obtenu la confiance et l’admiration de la société grâce aux merveilles technologiques qu’ils ont produites, je maintiens que les scientifiques, en tant que classe, ont usurpé leur autorité en prédisposant le public contre les hautes vérités de la religion.

Je ne suggère pas, bien sûr, qu’ils ont consciemment trompé les autres, mais je soutiens plutôt qu’ils ont eux-mêmes été induits en erreur sur les questions de philosophie, de métaphysique et de religion. En attendant, le fait demeure que ces « guides aveugles » exercent une influence inestimable sur l’éducation et la croyance du public, avec des conséquences désastreuses pour le bien-être humain à la fois ici-bas et dans l’au-delà.

J’utiliserai l’expression « croyance scientiste » pour désigner les opinions philosophiques qui se font passer pour des vérités scientifiques. Laissez-moi donner deux exemples. Pour le premier je prendrai le principe du mécanisme universel, ou ce qu’on pourrait aussi bien appeler l’axiome du déterminisme physique. L’idée est simple: le principe affirme que l’univers est constitué de matière dont le mouvement est déterminé par l’interaction de ses parties. Une fois donnée la configuration  ou l’état initial de cette matière,  après avoir établi les lois qui déterminent l’effet de ces interactions sur le mouvement qui en résulte, on est censé être capable, en principe, de calculer l’évolution future de l’univers, jusqu’au détail le plus infime. Le cosmos est ainsi conçu comme une sorte de gigantesque horloge, dans laquelle la partie interagit avec la partie pour déterminer le mouvement de l’ensemble. On sait que cette idée a commencé à prendre forme au 16ème siècle et qu’elle a joué un rôle décisif dans l’évolution de la science moderne. A l’époque des Lumières, en fait, elle était presque universellement regardée comme une vérité scientifique établie.

Ainsi Hermann von Helmholtz, par exemple, un des éminents savants du 19ème siècle, pouvait dire avec une tranquille assurance: « le but final de toute science naturelle est de se réduire elle-même à la mécanique » (sich in Mechanik aufzulösen).

Avec l’arrivée de la théorie quantique, cependant, le tableau a changé; car il s’avère que la nouvelle physique n’est pas compatible avec la prémisse mécaniste.

Pourtant, en dépit de l’indéterminisme quantique, plusieurs savants éminents continuent de soutenir le principe mécaniste. Albert Einstein lui-même, comme l’on sait, loin d’admettre que les découvertes de la physique quantique avaient renversé le postulat classique, argumenta précisément dans le sens opposé.

C’est le principe du déterminisme, dit-il en effet, qui invalide la mécanique quantique comme théorie fondamentale. Ceci illustre très clairement le caractère philosophique et vraiment a priori du principe en question, et le fait que des propositions de ce genre ne peuvent être ni vérifiées ni falsifiées par des découvertes empiriques. Ce fait, cependant, demeure généralement méconnu, avec pour résultat que le postulat du mécanisme universel conserve jusqu’à ce jour son statut d’article majeur de la croyance scientiste. 

Mon second exemple relève d’un niveau plus fondamental de pensée philosophique et va donc encore plus loin dans ses implications: appelons-le « réductionnisme physique » pour des raisons qui vont devenir claires. La thèse est liée à une hypothèse épistémologique, un postulat idéaliste pourrait-on dire, affirmant que l’acte de perception sensible se termine, non pas dans un objet extérieur comme nous le croyons, mais dans une représentation subjective de quelque nature. Selon cette façon de voir, la pomme rouge que nous voyons existe d’une manière ou d’une autre dans notre esprit ou conscience; c’est une image subjective, un fantasme que l’humanité a depuis toujours pris, par erreur, pour un objet extérieur. C’est ce que pensait René Descartes à qui nous devons les fondements philosophiques de la science moderne. Descartes chercha à corriger ce qu’il prenait pour les fausses idées de l’humanité sur les entités perceptibles en distinguant entre l’objet extérieur, qu’il appela res extensa, et sa représentation subjective dans l’esprit ou res cogitans.

Ce qui était précédemment conçu comme un seul objet (et qui est invariablement regardé comme tel dans la vie courante) a donc été coupé en deux; comme l’a dit Whitehead: « il y aurait ainsi deux natures, l’une est  conjecture et l’autre  rêve. » 1

Il convient de noter que cette distinction cartésienne entre la « conjecture » et le « rêve » ne va pas seulement contre l’intuition commune de l’humanité, mais elle est également en désaccord avec les grandes traditions philosophiques, et tout spécialement le thomisme, où l’opposition devient pour ainsi dire diamétrale. Or, c’est cette discutable doctrine cartésienne, – que Whitehead appelle « bifurcation »– qui dès le début a servi de base de référence à la physique, ou plutôt à la conception scientiste du monde en fonction de laquelle nous interprétons habituellement les résultats de la physique. Et une fois de plus nous trouvons que les deux choses séparées – les faits physiques et leur interprétation habituelle –  ont été unifiées, ce qui revient à dire que le principe de bifurcation fonctionne vraiment comme une croyance scientiste.

Je voudrais souligner qu’outre le fait que la bifurcation contredit les intuitions humaines les plus élémentaires aussi bien que les plus vénérables traditions philosophiques, il n’existe pas l’ombre d’une preuve empirique à l’appui de cette position hétérodoxe. Et il ne peut pas y en avoir puisque la physique peut très bien être interprétée sans recourir à la bifurcation, comme je l’ai montré dans une monographie récente2. Il appert en outre que, dès qu’on interprète la physique sans recourir à la bifurcation, les prétendus paradoxes quantiques – qui ont incité les physiciens à inventer les ontologies les plus bizarres – s’évanouissent d’eux-mêmes.

Il semble que la physique quantique s’est ainsi implicitement  rangée du côté de la conception du monde pré-cartésienne.

Il reste à expliquer pourquoi j’ai qualifié la bifurcation de « réductionnisme physique. » La raison en est claire dès que l’on revient au fondement de la vision du monde (Weltanschauung) traditionnelle.

La pomme rouge que nous percevons appartient de nouveau au monde extérieur; elle constitue un objet corporel, signifiant par là qu’il peut être perçu. La pomme « moléculaire », d’un autre côté, à laquelle le physicien s’intéresse, est dépourvue de qualités sensibles et est donc imperceptible. Elle constitue ce que j’appelle un objet physique, pour le distinguer de l’objet corporel. Du point de vue « bifurcationniste », cependant, l’objet physique est le seul objet qui existe dans le monde extérieur. Le corporel alors est conçu comme n’étant rien d’autre que le physique. La pomme rouge – qui, d’un point de vue orthodoxe, existe! – est alors en effet « réduite » au physique: elle est identifiée à la pomme « moléculaire » telle qu’elle est conçue par le physicien. Le principe de bifurcation implique donc ce que j’appelle le réductionnisme physique; et l’inverse, c’est sûr, est également apparent.

Sous ces deux formes, la thèse cartésienne a été présupposée pendant des siècles sans question par les savants comme par le public cultivé. Elle s’est incrustée dans les esprits scientifiques au point que même les anomalies de la physique quantique n’ont pas réussi à éveiller le doute. Comme l’un des philosophes des sciences l’a récemment admis en privé: « ceux qui travaillent sur le plan des physiciens trouvent qu’il est presque impossible d’éliminer le « bifurcationnisme » implicite dans leurs travaux. » Alors, cette acceptation habituelle et non critique de la thèse cartésienne par « ceux qui travaillent sur le plan des physiciens » obscurcit effectivement son statut philosophique; et, comme c’est le cas pour toutes les croyances scientistes, le principe devient ainsi science par association, pourrait-on dire.  

(Suite et fin au prochain numéro)


*Traduit de The plague of scientistic belief (Homiletic and Pastoral Review, Avril 2000) par Claude Eon.

**  Wolfgang Smith obtint à l’âge de 18 ans son B.A. en mathématiques, physique et philosophie de l’Université Cornell (Ithaca, N.Y.). Deux ans plus tard il obtenait son M.S. en physique à Purdue University (Indiana). Il poursuivit ses recherches en aérodynamique et ses travaux permirent la solution du problème de la rentrée dans l’atmosphère des vaisseaux spatiaux. Après avoir obtenu son Ph.D. de mathématiques à Columbia University (N.Y.) le Dr Smith enseigna à M.I.T., U.C.L.A. et Oregon State University jusqu’à sa retraite en 1992. Il a publié de nombreux articles de mathématiques sur la topologie algébrique et différentielle. Depuis toujours W. Smith a manifesté un intérêt soutenu pour la philosophie et la théologie. Tôt dans sa vie il éprouva un attrait pour Platon et les néoplatoniciens, puis il séjourna en Inde pour se familiariser avec la tradition védique. Il se consacra ensuite à la théologie et à la métaphysique catholiques. Outre ses nombreux articles, W. Smith est l’auteur de quatre livres: Cosmos and Transcendence (1984), Teilhardism and the New Religion (1988); The Quantum Enigma (1995,rev.ed. 2005) et The Wisdom of Ancient Cosmology (2003). Son souci principal est de démasquer les conceptions scientistes prises de nos jours pour des vérités scientifiques.  

1 The Concept of Nature (Cambridge U.P. 1964) p. 30. Malgré son éminence comme philosophe et le fait que, avec Bertrand Russel, il est le père de la logique mathématique, les critiques de Whitehead contre les axiomes cartésiens ont suscité peu de réponses de la part de la communauté scientifique.

2 The Quantum Enigma (Peru, Illinois: Sherwood Sugden, 1995). Un résumé utile du livre avec commentaire a été donné par le P. William A. Wallace dans « Thomism and the Quantum Enigma » The Thomist 61 (1997), pp.455-467. Voyez aussi Wolfgang Smith, « From Schrödinger’s Cat to Thomistic Ontology » The Thomist 63 (1999), pp.49-63.

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