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Par Paul Claudel
BIBLE
L’Écriture parle aux créatures[1]
Résumé : On tombe souvent dans le travers d’évoquer la religion chrétienne comme étant une « religion du Livre ». C’est méconnaitre à la fois la tradition orale, ininterrompue depuis Adam (Abraham avait 50 ans à la mort de Sem chez qui son père l’avait envoyé) et l’univers lui-même qui nous parle de son Auteur. Mais à travers les mots de la Bible, nous accédons plus immédiatement au sens que le Créateur a donné au monde, à la présence vivante de chaque être et à l’histoire elle-même, jamais dissociable de l’Histoire sainte. L’Écriture nous apprend à lever les yeux, et le poète qu’était Claudel a trouvé les accents qui nous indiquent la sublime vocation à laquelle nous sommes appelés à condition de dépasser les ratiocinations de l’exégèse historico-critique, à condition de tendre l’oreille à la Bouche même de Dieu : tout nous fait signe dès qu’il est resitué dans la perspective messianique instituée par le Fils ; tout se trouve alors relié aussi bien à la Genèse qu’à l’Apocalypse.
L’existence, la présence de Dieu, tel qu’Il surgit des premières pages de 1’Écriture, est venue donner un sens à la nature. Le Créateur en nous déclarant que Son œuvre est bonne nous signifie deux choses : la première est que, ne pouvant tenir que de Lui cette beauté qui se confond avec l’existence, elle détient, comme de l’effet à la cause, une vertu indicatrice. Les bouddhistes prétendent que le monde est une illusion, mais la Genèse nous apprend qu’il est une allusion. En second lieu nous apprenons que non seulement la nature est bonne, mais qu’elle est bonne à quelque chose, qu’elle sert, qu’elle est appropriée à une fin, qu’elle sert à quelque chose, qui est de pourvoir, en tant qu’hommage à son Créateur, à sa propre continuation.
Et puis, issu d’un drame primordial et sur lequel nous ne trouvons de lumière qu’aux dernières pages de l’Apocalypse, l’homme paraît, et le voici, après qu’il eût à la trahison de Satan ajouté la sienne propre, porteur de la destinée restauratrice, qui imprime au temps, à travers la cérémonie sans cesse renouvelée des années, une direction linéaire. L’histoire commence. Elle commence par sa fin. Elle commence à partir de cette croix déjà plantée sur le Calvaire qui attire à elle, suivant des horizons de plus en plus élargis, les hommes, les nations et les événements. Tout se passe de plus en plus clairement dans l’histoire comme dans la nature par rapport à Dieu. Tout est symbole dans la nature et tout est parabole dans l’événement. C’est de cette vérité que le Seigneur a voulu nous rendre conscients en nous faisant les contemplateurs et les témoins de cette Geste par excellence qui est l’apparition de Son Fils. En Lui nous nous apercevons qu’il n’est expectation de la Créature qu’Il ne soit venu combler. Toutes les générations l’une après l’autre viennent Lui apporter leur tribut et recevoir de Lui qui est le Verbe leur mot d’ordre. Mon père opère, dit le Sauveur, et Moi aussi J’opère jusqu’à ce jour. L’Histoire est le vestige de cette opération, et à ce titre elle mérite tout entière le nom d’Histoire Sainte, bien que ce titre soit réservé proprement au récit de la préparation Messianique jusqu’à l’accomplissement.
Cette Histoire Sainte est une histoire inspirée. Non pas seulement le récit, mais les événements qui en constituent la substance. Entièrement inspirée, nous déclare après saint Paul, le magistère infaillible. Inspirée, j’aurais plutôt envie de dire aspirée, aspirée par cette parole incarnée qui au bout de la durée est l’expression intelligible de ce long désir. Cette parole, Dieu ne l’a prise que pour parler de Lui-même, et, selon la croyance unanime des anciens Pères, Il n’est absent, directement ou indirectement, d’aucune des parties de Son Témoignage. Comment donc n’obéirions-nous pas à cette injonction qui nous vient du Ciel : Celui-ci est Mon Fils bien-aimé : écoutez-le ? Écouter, c’est ne se désintéresser jamais de l’intention, ne se désister jamais de l’attention à l’intention et au sens, à la bouche du Christ qui parle. Qui parle au cours de Sa procédure de déposition devant le tribunal de l’Humanité.
Je ne fais là que me conformer à l’enseignement de saint Paul, qui écrit en tête de son Épître aux Hébreux : Dieu ayant parlé à nos pères en maintes occasions et de maintes manières un langage prophétique, finalement S’est fait entendre à nous en Son Fils qu’Il a constitué héritier de toutes choses et par qui Il a fait les siècles eux-mêmes. C’est là un texte capital qui nous montre la Création tout entière, d’un bout à l’autre de la durée, prégnante d’une signification et tous ces mots épars animés par la plume du scripteur qui leur donne un lien et un sens. La phrase est faite, pour ainsi dire, des mots qui passent, qui testent à son profit, qui éteignent en elle leur vertu particulière, qui ne sont plus que la matière de cette forme. Mais Dieu n’est pas seulement un grammairien, Il est un artiste, Il est un poète expert à toutes les ressources du discours, qui, cependant qu’Il va Son chemin, demande aux choses et aux événements, tel qu’un rayon interprété par tous les angles de l’incidence et de la réflexion, un témoignage approprié : multifariam multisque modis, en maintes circonstances et de maintes manières. Cela veut dire qu’en dehors des textes messianiques proprement dits dont l’exégèse et les traductions à la mode s’efforcent tant qu’elles peuvent de réduire le nombre et la portée, l’Écriture comporte une quantité d’allusions et d’échos délicats dont les cœurs épris et les oreilles dont l’amour a purifié la sensibilité font leurs délices. Comprenons qu’il y a bien des choses que Dieu n’a voulu nous confier qu’à voix basse. A ce point de vue rien ne remplacera jamais notre incomparable Vulgate. Tout est terne, tout est plat, tout est froid, tout est grossier à côté d’elle. On dirait Virgile traduit par un élève de quatrième.
Dieu est le sens de l’Écriture. Les hommes et les événements s’y emploient à rendre témoignage à Dieu, ce n’est pas Dieu qui est fait pour rendre témoignage aux hommes et à leur histoire et pour satisfaire aux démangeaisons de la curiosité. On le croirait cependant à fréquenter cette énorme et creuse littérature exégétique où il n’est question que du comment et non du pourquoi et où l’on n’aboutit qu’à des mirages et à des conjectures qui se détruisent les unes les autres. L’Histoire Sainte qui a perdu le sens de Dieu, comment l’appeler autrement qu’un contre-sens?
Je ne suis pas un érudit et un docteur. Je ne suis qu’un poète. Mais après tout qu’est-ce que la Bible sinon un immense poème? Et pourquoi l’absence totale de toute espèce de sentiment poétique, ou plutôt de cette sensibilité de l’âme que la Bible elle-même qualifie d’intelligence, constituerait-elle un titre spécial pour s’en occuper? Elevez les yeux, lisons-nous à chaque page du livre d’Isaïe. Comment élever les yeux quand on a le nez par terre? En tout cas, poète ou non, je suis un chrétien qui n’a aucune envie de se laisser dépouiller par des pédants sous des prétextes techniques d’aucune parcelle de cet énorme héritage dont l’Église lui a donné jouissance et dont la liturgie lui a laissé sur la langue le goût ineffaçable. Ce qui me rassure est que du côté de la poésie et de la liturgie il y a aussi cette grande dame qu’on appelle la Théologie, du moins si j’en crois son plus magnifique serviteur, le grand Bossuet. Je trouve en effet ce passage dans l’admirable écrit où il confond l’hérétique Richard Simon : Nous serions bien malheureux si pour défendre la vérité et la légitime interprétation de l’Écriture nous étions à la merci des hébraïsants et des Grecs dont on voit ordinairement en toutes choses le raisonnement si faible.
Nous avons vu tout à l’heure quelle valeur infinie apporte l’idée de Dieu au spectacle de la nature. Comment la Création, en effet, se passerait-elle de son Créateur? Elle voulait dire et maintenant elle dit. Elle parle à quelqu’un de quelque chose. Interprétée sous la forme d’un poème ou d’un traité scientifique, la voici qui sert. Les termes isolés sont entrés en communication les uns avec les autres pour s’absorber dans une signification. Partout la féconde analogie a été l’instrument de la découverte.
Nous l’avons vu, il n’est pas d’être, pas de chose, si humble qu’ils soient, qui n’aient reçu de quelque façon, si humble qu’elle soit, l’empreinte de Dieu. Une empreinte qui chez l’homme est une image. Une image consciente et agissante. Vous êtes des Dieux, nous dit un psaume. Une espèce de Vice-Dieu. Tu seras Dieu à Ma place, à l’égard de Pharaon, dit le Seigneur à Moïse. Quel honneur et quelle responsabilité! Ainsi quand l’un des Commandements nous avertit de ne pas prendre le nom de Dieu en vain, s’agit-il de bien autre chose que de jurons et de blasphèmes.
Nous sommes les images de Dieu, nous Le représentons, nous L’agissons dans chacun de nos actes et de nos mouvements. C’est en Lui que nous sommes pères, puisque saint Paul nous avertit que c’est de Lui que descend toute Paternité et c’est en Lui que nous sommes fils. C’est en Lui de même que nous sommes juges. Nous sommes les détenteurs de Sa propriété. Nous sommes les investigateurs, les interprètes, les avocats, les acteurs, les défenseurs, les répartiteurs de Sa Volonté. Et saint Pierre ajoute que nous sommes ses prêtres et qu’à nul chrétien n’est refusé un certain caractère sacerdotal. Prêtres parce que temples.
Mais il est un côté de nos ressemblances et de nos relations avec Dieu particulièrement important et particulièrement poignant. Saint Jean nous dit que Dieu est amour. Il ne fait aucune restriction. Partout donc où il y a de l’amour il y a Dieu. Et si nous aimons l’Écriture Sainte, c’est parce que, ne nous parlant que de Dieu, elle ne nous parle que d’amour. Au frontispice de la Loi divine est inscrit le mot : TU AIMERAS. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces. Tu L’aimeras, non seulement en Lui-même, mais dans Ses œuvres qui sont à Son image et dont il est écrit qu’elles sont bonnes, qu’elles Lui sont bonnes.
Il n’y a qu’un amour, qui nait du besoin, ce besoin qu’un être déterminé hors de nous, nous le savons, se trouve en état de satisfaire. Affamés de l’effet, nous nous attachons à la cause. C’est ainsi que les animaux, et même les plus farouches, aiment la main qui leur donne la nourriture. Et de même chez les hommes la vertu la plus élémentaire, la plus naturelle est cette reconnaissance qui nous ouvre et nous lie à nos parents et à nos bienfaiteurs. Reconnaissance, un mot magnifique, indiquant que la clef du cœur, de cela en nous qui nous fait, de la personne que nous sommes, est le bien que nous sommes capables de nous faire les uns aux autres. C’est ainsi qu’un effort, semblera-t-il, aisé de notre intelligence et de notre volonté, devrait, s’il n’était contrecarré par le péché originel, nous rendre capable d’aimer Dieu. C’est beau! disent l’artiste et le savant, ravis jusqu’à l’extase par le spectacle de ce monde admirable où ils ont été placés.
Et n’importe quel être vivant peut ajouter : C’est bon! Oui, il y a le catalogue interminable des souffrances et des contradictions de toutes sortes auxquelles nous sommes exposés. Mais un peu de réflexion nous montre que le bien seul est fondamental, puisqu’il se confond avec l’être, et que le mal a toujours un caractère accidentel, épisodique, quelque chose de survenu, ce qu’on appellerait dans le langage populaire une malice qui nous est faite, et que l’adage scolastique traduit par ces mots : Bonum ex integra causa, malum ex quocumque defectu. L’Ancien Testament est le répertoire inépuisable de tous les bienfaits de Dieu, de tous ces bienfaits à partir de l’existence que le Créateur est bien obligé de remettre sous le nez de Sa créature abrutie puisqu’elle en oublie l’auteur. En lui rappelant d’autre part que la souffrance est rattachée par un lien suffisamment évident, bien que fondamentalement soustrait à notre compréhension, au péché. Et enfin, que notre Créateur n’a pas fichu le camp, qu’Il est là, tout près de nous, qu’Il est bon, prompt, selon d’innombrables exemples, à la miséricorde, à la réparation des désordres qu’entraîne la violation de ces règles dont Il a eu la bonté, moins de nous commander, que de nous demander, de nous recommander, l’observation dans notre propre intérêt.
Cela c’est l’ordre de la nature, de la Loi, de la justice. Que dire quand à tous ces bienfaits leur auteur est venu S’ajouter Lui-même, d’un poids qui emporte l’un des plateaux de la balance jusqu’au ciel et abîme l’autre jusqu’à l’enfer? De quel cœur ne devons-nous pas répéter cette action de grâce que le Gloria de la messe nous met chaque jour dans la bouche!
[1] Extrait de J’aime la Bible, Paris, Fayard, 1955, pp. 20-26 (souligné par nous).