La science vraie ne peut se passer de Dieu

Par Fernand Brunner

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Résumé : Enseignant la philosophie en Suisse, Fernand Brunner s’en prend ici à ceux qui veulent écarter Dieu du discours explicite de la connaissance. On a vu naguère des manuels soviétiques s’efforcer, au moins dans les préfaces, de trouver quelque lien entre la pensée de Marx et la vie des abeilles, ou le réglage des fours électriques. C’était ridicule car ni Marx ni sa pensée n’étaient la cause de ces choses. Mais si Dieu est la cause des causes, comment pourrait-on élaborer une connaissance vraie, tout en se proposant de l’exclure ou simplement de l’ignorer ?

Comment connaîtrait-on quelque chose de la vérité ou de la beauté du monde sans référence au principe du monde ? La connaissance de Dieu est requise dès le moment que l’on pense selon le vrai et le beau ; elle est le point d’origine et le point d’arrivée de toute démarche authentique de l’esprit. Si Dieu ne peut être connu, le vrai, le beau et le bien perdent leur essence. Ils ne sont plus que des conceptions subjectives de portée limitée, et relatives au hasard ou au déterminisme des circonstances sociales. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de science véritable sans connaissance de Dieu.

(…) Loin d’être inconnaissable, c’est-à-dire privé de signification pour la pensée, Dieu est ce qui – dans la pensée – a la signification la plus riche, la plus haute et la plus universelle. Il s’impose à l’esprit comme étant la réalité suprême qu’aucune des réalités du monde ne peut envelopper et l’objet infini qui seul peut le remplir et lui donner au-delà de ce qu’il demande. C’est pourquoi Dieu est le connaissable par excellence.

Tous les autres objets, tenant de lui leur existence, sont imparfaits, contingents et connaissables par accident ; ils n’ont pour la pensée qu’une signification relative à la signification suprême du connaissable en soi.

Dieu n’est donc aucun des êtres créés, et aucun des moyens créés de connaissance ne peut l’atteindre. Cependant, pour celui qui l’affirme, il est l’être qui s’impose avec le plus de force et le plus d’évidence.

(…) Il descend dans les êtres sans quitter sa transcendance pour leur communiquer sa vertu et ils la reçoivent sans que sa perfection en soit affectée. Il est comme le point lumineux qui dans notre obscurité est le signe d’un autre monde ; mais s’il était possible d’entrer dans cette lumière, notre obscurité ne serait plus ; tout serait feu et clarté et le regard suivrait la lumière jusqu’aux extrémités de l’espace. Même si nous ne pouvons y entrer, nous savons que cette lumière est en nous, derrière les fausses préoccupations que nous dressons devant elle et qui nous empêchent de l’atteindre, qu’elle est plus intimement nous-mêmes que tout ce que nous savons de nous. Car elle est notre essence vraie par delà le souci du plaisir et de la douleur, l’attachement à nos entreprises, la volonté de raisonner par nous-mêmes, et tout ce qui retient la pensée aux intérêts subjectifs et pratiques. Cette lumière se cache dans le principe qui donne leur forme aux plantes et aux animaux ; c’est elle, essence de l’essence et agent dans l’agent, qui produit les effets qui lui sont attribués.

La suffisance en soi et la domination universelle de Dieu, que la méditation de l’existence divine nous amène à reconnaître, condamnent à la vanité toute pensée qui ne recherche pas la connaissance de Dieu avant tout.

(…) On ne saurait accepter que l’existence de Dieu soit une thèse isolée et privée de contact avec le reste de la pensée sans en anéantir le bénéfice et le sens. Si la connaissance de Dieu est impliquée dans l’affirmation de son existence, elle est requise encore pour que cette affirmation prenne dans la pensée la place à laquelle elle a droit.

A quoi servirait de poser l’existence de Dieu pour cultiver ensuite une science et un art fondés sans référence à Dieu, sur des préoccupations individuelles ? En quoi cette attitude différerait-elle de celle de l’athée qui conçoit du même point de vue scientifique et tout humain une vie intellectuelle où Dieu est absent ? Quel bénéfice enfin veut-on tirer de l’affirmation de l’existence de Dieu si on laisse l’univers des sciences, des arts et des techniques se développer selon des critères intrinsèques où n’intervient pas la considération de Dieu  ? On admire les spéculations de la métaphysique, on respecte les pratiques de la religion, mais quand il s’agit de connaissance et d’action, on se contente d’une règle autonome de vérité et tout se passe comme si Dieu n’existait pas. En vérité, la méditation de l’existence de Dieu nous invite à chercher une science du monde qui ne soit pas seulement un rapport entre les choses et nous, mais aussi l’explicitation de la relation des choses avec Dieu. Cette science du monde, indissociable de la science de Dieu, est essentiellement la connaissance des êtres dans leur nature dernière, leur origine et leur fin.

Voici une assemblée de théologiens dont l’objet est de traiter d’une question touchant la connaissance du monde. Elle s’ouvre par l’aveu de l’existence et de la réalité de Dieu. Puis, quand elle en vient au problème posé, elle ne traite plus que des modes rationnels et expérimentaux d’une science constituée du point de vue de l’individu ; la connaissance de Dieu semble oubliée et une cloison la sépare de la connaissance du monde. Certes, ce mur est très légitime si l’on veut préserver la connaissance de Dieu des spéculations sur le monde dont l’individu est le centre. Mais ne vaudrait-il pas mieux consacrer l’effort de la pensée à découvrir la relation du monde avec Dieu, de manière qu’entre la connaissance de Dieu et celle du monde il n’y ait pas de coupure ? La connaissance du principe du monde ne suffit-elle pas à nous donner celle de l’être du monde ? Vous dites que nous ne pouvons atteindre la connaissance de Dieu. Je réponds qu’il faut d’abord y consacrer toute la pensée et que c’est une étrange manière de préserver la science divine que d’admettre que la réflexion peut s’exercer sans avoir égard à elle.

Or, c’est bien le fait de la science moderne dont l’essence n’implique pas la considération de Dieu, mais la simple recherche expérimentale de proche en proche et la prévision calculable envisagée pour elle-même. C’est le fait aussi de l’art d’aujourd’hui fondé sur les impressions subjectives des individus. C’est le fait de l’économie actuelle qui relève des besoins purement matériels, développés sans tenir compte de la fin de l’homme. Il est judicieux de sauver la théologie de l’intrusion des sciences profanes, mais il est regrettable qu’en acceptant les sciences profanes on donne des limites à Dieu dans notre esprit : Dieu est la toute-puissance et la toute-sagesse, mais la science, l’art et la vie matérielle peuvent s’organiser sans Lui ; Dieu est pour nous la vérité et la vie, mais jusqu’ici et pas plus loin, car nous concevons la vérité et la vie par nos propres moyens. Au nom d’une séparation justifiée entre le sacré et le profane, nous abandonnons la théologie et la métaphysique à elles-mêmes pour faire sans elles ce que nous voulons. Tout se passe comme si nous nous désintéressions d’elles, comme si nous leur tournions le dos après leur avoir rendu hommage.

On ne considère plus ce que signifie l’affirmation de Dieu pour la pensée ; on oublie qu’étant la raison de toutes choses, Dieu est le suprême connaissable et que c’est en Lui que nous avons à connaître le monde puisque le monde vient de Lui. Nous Le déclarons inconnaissable en soi pour vaquer à nos préoccupations propres et c’est en elles que nous prétendons Le connaître.

Le connaître, ce n’est pas sonder son infinité, car cela ne se peut, c’est se mettre en présence de lui seul. En lui est la source de toute science et de tout art qui n’usurpent point les noms de vérité et de beauté, de sorte que du haut en bas de l’échelle des pensées et des êtres il n’y ait qu’une seule vérité et qu’une seule beauté.

Pour que l’affirmation de l’existence de Dieu reçoive la plénitude de son sens et pour qu’elle influe sur nos pensées et nos actes, il faut donc reconnaître que s’Il est la vérité, nous ne pouvons rien connaître de la vérité avant de connaître Dieu.

Si Dieu existe, la réflexion nous contraint d’admettre qu’il ne peut y avoir une pensée ou un geste qu’il ne commande. Notre devoir est alors d’enraciner la pensée en Lui et de ne rien connaître qui ne procède de la connaissance que nous avons de Lui, d’affirmer la vérité absolue pour que toute autre vérité en dépende, et l’être absolu pour y rattacher notre être. Ainsi nous serons d’accord avec nous-mêmes et nous éviterons l’erreur de ceux qui affirment l’existence de Dieu et s’en détournent ensuite pour fonder une connaissance sans Dieu ; qui déclarent que la connaissance de Dieu est impossible pour rendre possible une connaissance sans Dieu.

Si j’affirme consciemment que Dieu existe et qu’en lui sont la vérité et l’être, je ne puis apprendre nulle part ailleurs qu’en Lui ce que sont la vérité et l’être. De la plénitude de la connaissance en Lui, je descendrai alors par voie d’application aux différents domaines du connaissable. Le rapport qui m’unira à Dieu sera pur de toute équivoque et je pourrai dire à bon droit que je participe de la perfection de Dieu.

Ce qu’il y a d’admirable dans les animaux et les choses, c’est leur entière soumission à Dieu. Plût au ciel que je sois comme l’eau dont l’essence règle en toute perfection l’équilibre du lac et les méandres du fleuve ! Les animaux et les éléments, ne possédant pas le privilège et le danger de la conscience raisonnable, ne se connaissent pas assez eux-mêmes pour introduire entre leur cause et eux l’écran de la subjectivité. Le pouvoir merveilleux de conscience de soi dont nous sommes doués peut nous faire tout gagner ou tout perdre. Nous gagnons, si l’âme, sachant que tout lui vient de Dieu, déplace la conscience d’elle-même vers Dieu qui est l’essence de son essence, de sorte que la conscience de l’âme s’accomplisse dans la conscience de Dieu ; l’âme acquiert de la sorte une supériorité sans mesure sur les animaux, qui sont en communion avec Dieu dans le savoir. Nous perdons, si la conscience nous limite à nous-mêmes et nous sépare de Dieu ; tandis que les plantes et les animaux sont l’image de la parfaite soumission, Dieu est en nous et nous n’y prenons pas garde, nous n’utilisons pas la conscience pour aller de l’effet à la cause et de l’essence à l’essence de l’essence.

L’homme use alors pour lui-même du don de connaissance  ; il devient le centre de toute spéculation et de toute expérience en rapportant à lui seul le pouvoir d’agir et de comprendre. Au lieu d’interroger la connaissance sur sa nature et son origine, il en fait sa chose. Il perd ainsi la pensée, qui est le caractère de l’homme, puisqu’il n’en obtient pas l’accomplissement et il tombe au-dessous des plantes et des éléments puisqu’il prétend à l’autonomie et s’isole de Dieu.

Ces deux attitudes, l’une de connaissance ouverte et l’autre d’isolement, représentent deux sources de savoir qui s’excluent et qui sont d’une part la nécessité du transcendant et de l’inconditionné et d’autre part l’arbitraire et l’illusion du sentiment individuel. Aucun compromis entre elles n’est admissible, car la vérité est une et la transcendance de Dieu qui ne peut être saisie qu’en elle-même exige l’universelle autorité. Si Dieu existe, la vérité des pensées et des actes doit être tout entière puisée en Lui de sorte que ce soit Dieu lui-même que nous retrouvions dans l’action, la science et l’art, plutôt que le contentement individuel ou l’efficacité extérieure. Tout compromis, qui est un reniement de la fin de la pensée, est affligé d’instabilité. Si l’on admet par exemple l’essence autonome de la pure technique, c’est que Dieu ne suffit pas, que son autorité pour nous ne va pas jusque-là ; dans ces conditions il n’y a pas de limite au développement de la technique et à la séduction de l’intelligence. Même si la métaphysique ou la religion demeure pour rappeler aux esprits distraits que Dieu est le centre immobile de toutes choses, leur divertissement les empêche de comprendre le sens de cet enseignement. Ils rendent hommage à la connaissance de Dieu, mais sans y pénétrer et sans qu’elle informe leur pensée. Ils avouent que tout est en Dieu, mais ils se tournent encore d’un autre côté pour trouver dans l’accord de l’individu avec lui-même un type autonome d’intelligibilité. Le consentement les rattache à la métaphysique et à la religion, mais nullement l’âme tout entière et leur science et leur art sont ceux que cultive l’athée. Ils sont donc incapables de défendre la science de Dieu contre l’erreur et de lui redonner l’autorité qui lui manque. Ils tissent devant eux de leur propre pensée le voile qui leur cache Dieu.

Nous devons donc affirmer que la connaissance de Dieu est nécessaire, de peur d’admettre deux vérités. Dieu, qui est le suprême connaissable, est la suprême vérité et toute autre vérité doit en dériver. Si nous admettons à côté de Lui une vérité issue d’une autre source, elle reçoit l’hommage qu’il devrait recevoir et Dieu n’est plus lui-même. Sans doute, Dieu étant la pensée suprême, toute pensée formée par nous sans référence à Lui est encore Lui. Mais elle l’est à notre insu et d’une manière cachée. Elle ne laisse donc pas d’être autre que Lui et semblable à nous. En la nommant vérité, nous divinisons ce qui n’est pas Dieu et ce que nous sommes. Ne diviniser que Dieu, c’est ne chercher la vérité qu’en Lui.


1 Extrait de “Science et réalité” (Aubier-Montaigne, 1954, pp.164-177).

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