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Par Magnard Pierre

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Nos correspondants publient :

Un livre attachant où se découvrent les chemins mystérieux par laquelle la Providence mena ce philosophe par vocation, s’attelant ici à « la toilette du souvenir » (p. 18). Portée au lycée par « les 3 B » (Barrès, Bourget, Bordeaux, p. 28), sa réflexion s’éveille en khâgne à Henri IV sous la férule de Jean Beaufret (qui connut Heidegger à Fribourg en 1946 et lui écrivait chaque semaine). Puis s’enchaînent les « hasards » de l’existence : sa démission de l’École Nationale Supérieure devant les dérives marxisantes impulsées par Althusser1 (démission heureusement refusée) ; l’inscription de son sujet de thèse à la Sorbonne dans son dos, à l’initiative personnelle d’Henri Gouhier (dont il avait pourtant repoussé la suggestion, préférant se consacrer à ses élèves du lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand2) ; le passage par le CNRS à l’instigation de Stanislas Breton, ce qui lui permettra de faire découvrir et de traduire un penseur médiéval étonnant : Charles de Bovelles, etc.

« Tout n’advient que par des rencontres » (p. 126). Une lignée se dessine qui, de maître à disciple, le reliait à Bergson à travers Jacques Chevalier et Henri Gouhier, ou à Heidegger à travers Henri Birault. Se découvre ainsi un « archipel » philosophique de penseurs attachants qui, de quelque manière, ont échappé à l’esprit de système, à l’emprisonnement de leur pensée dans une synthèse trop rationnelle pour bien accéder, derrière la présence trop visible et encombrante des êtres-là, à la Source incréée de toutes les modalités de l’être. Et cette défiance devant la « pensée calculante » (p. 33) deviendra une permanence chez ce nostalgique du sens qui s’opposera aux philosophes « voleurs d’étoiles » ayant marqué l’après-guerre (p. 67).

Mais ce livre n’est pas un livre de philosophie, entendue comme une pensée retirée des émois de l’existence. C’est plutôt, derrière les confidences de ces « mémoires » évoquant au passage un Montaigne cultivant son domaine, la question lancinante du « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » que ce pascalien subtil montre devoir être aussi le « Dieu des philosophes et des savants ». Toutefois, note Pierre Magnard, « seul le croire permet d’identifier ce Dieu purement notionnel avec le Dieu vivant. Le croire est donc primordial par rapport au comprendre » (p. 204).

Il faut lire cette évocation – c’est aussi une invocation – des intuitions platoniciennes, lesquelles, à travers les néoplatoniciens puis la pensée médiévale, retrouvent « la légèreté de l’Être par la force de l’Un » (p. 117) et nous dégagent des trop rapides certitudes par lesquelles les aristotéliciens, cartésiens, kantiens ou hégéliens canalisent puis figent le jaillissement de nos pensées. « La doctrine de Platon fut de tout temps l’indispensable viatique » (p. 167), écrit-il, comme le terreau où la pensée humaine fera germer puis fructifier les intuitions chrétiennes ébahies à jamais devant l’inépuisable mystère de l’Incarnation.

Le lecteur voit ainsi défiler bien des noms qui résonnèrent jadis dans les couloirs et les amphis de la Sorbonne, mais avec une note personnelle qui, en une phrase, en saisit l’essentiel. On sent la nostalgie d’une Université soucieuse de « transmission créatrice », avant le grand « happening » de 1968, avec le passage à une autre Université « où les pires des sophistes, ceux même dont j’avais essayé de me défendre au début de ma carrière, étaient érigés en maîtres à penser par des médias complaisants » (p. 174), une Université dont « une agitation endémique, périodiquement, se saisissait pour la contraindre à des reniements toujours plus avancés de ses exigences morales et spirituelles et de son devoir de transmettre » (p. 175).

Lui en revanche, marque d’un talent pédagogique insigne, réussit à maintenir son cours à Dijon, tout au long des « événements », tant il avait su éveiller chez ses jeunes élèves la passion de la découverte intérieure. En tout début de carrière, succédant au lycée de Moulins à un Pierre Bourdieu « qui se jugeait inspiré » (p. 54), le jeune enseignant-philosophe (ou plutôt philosophe-enseignant) s’interroge : « De quel droit aurais-je pu faire partager mes propres certitudes ? Le simple fait de me le demander me les rendait incertaines. Qu’aurais-je bien pu avoir l’impudence de professer ? Face à mon auditoire, j’étais le naïf, rivalisant d’ingéniosité avec ces jeunes gens tentés d’accéder au savoir au moment même où j’essayais d’en sortir » (p. 54). « On m’avait donné un règlement dont je n’avais rien à faire, un programme qui me semblait totalement étranger aux préoccupations des élèves. Ceux-ci n’attendaient pas de moi que je donne un sens à leur vie, mais que je les aide à trouver du sens à l’instant présent, désœuvrés qu’ils étaient de ne pouvoir encore mettre en œuvre leurs moyens. C’est tout l’enjeu de cette longue année de Terminale, un rendez-vous avec la vie qu’eux comme moi, nous étions désireux de ne pas manquer » (p. 55).

Vers les dernières pages, le philosophe ose entrer en théologie, mais avec beaucoup de pudeur, sous le couvert de son amitié avec Michel Henry : « Est-il d’autre lieu natal pour Dieu, venant au monde, que l’âme humaine elle-même ? » (p. 192). « D’où la nécessité de cette autre naissance qui puisse nous ressourcer à la vie primordiale, c’est-à-dire à Dieu lui-même, par cette naissance de Dieu en l’âme qui s’effectue en Jésus-Christ. […] Naître pour l’homme ce n’est pas venir au monde, c’est venir, ou revenir à la vie » (p. 193). Pierre Magnard insiste beaucoup sur la volonté du Pascal des Pensées de ne pas écrire un « livre », une chaîne de maillons ordonnant les pensées selon une ligne directive. Lui-même reste à jamais marqué par les Holzwege3 de Heidegger, ces chemins forestiers qui ne font que s’enfoncer dans les futaies afin de pouvoir les exploiter.

Un livre attachant (« le style, c’est l’homme »), écrit dans une langue riche et précise, qui nous montre aussi ce que doit être le métier d’enseignant et le besoin où nous sommes de rencontrer des maîtres tels que Pierre Magnard. Enfin – est-il besoin de le signaler – quelle trouvaille que ce titre : « penser c’est rendre grâce », qui à la fois condense admirablement ces pages et nous incite à les suivre à notre tour pour « trouver du sens à l’instant présent » !

(Le Centurion, 2020, 19,90 €)


1 Ndlr. Louis Althusser (1918-1990). Catholique fervent et royaliste dans sa jeunesse, lié d’amitié avec Jean Guitton qui fut son professeur de philosophie au lycée du Parc, à Lyon, puis à l’ENS, Althusser fut déstabilisé par la condamnation de l’Action Française et finit par perdre la foi en 1943. Il devint membre célèbre et influent du parti stalinien. En 1980, devenu fou, il tue sa compagne, la sociologue Hélène Rytmann, et sera interné en asile psychiatrique jusqu’à sa mort.

2 Un tel geste du maître est presque impensable et, aux dires de la secrétaire de la Sorbonne qu’il avait appelée pour signer une demande dont il ignorait tout, n’est jamais arrivé dans l’histoire de l’Université.

3 « Chemins qui ne mènent nulle part » dans la traduction française.

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