L’école victime de la confusion des ordres

Par le Pr Laurent Lafforgue

, , ,

L’école victime de la confusion des ordres1

Pr Laurent Lafforgue2

Résumé : On avait pu lire dans Le Cep n° 38 un article de Laurent Lafforgue sur le rôle de la langue française dans les sciences. Avec la présente allocution, cet intellectuel courageux montre qu’il sait replacer sa défense de l’école au sein d’une vision d’ensemble de l’homme et de la société. Se référant aux trois ordres de Pascal, il assigne à l’école un rôle formateur des intelligences (ordre de l’esprit), nécessitant une claire distinction entre la véritable culture (désintéressée) et la réussite matérielle et sociale. De même l’égalité entre les hommes relève de l’ordre supérieur de la charité, et c’est un objectif suicidaire qu’on a fixé à l’école en la chargeant de réaliser cette égalité, au détriment des exigences d’aptitudes, de niveau atteint et d’effort indispensables pour « élever » les esprits. Outre l’inefficacité scolaire qui en résulte, cette triple confusion ôte aux classes populaires l’accès à la culture, et fait négliger la valeur supérieure de la littérature comme véritable outil de connaissance du cœur humain.

Je vous remercie de m’avoir invité à prendre la parole devant vous. Cela ne m’est pas si facile, car vous attendez peut-être que je parle des difficultés actuelles de l’école et de son délabrement.

En vérité, vous tous qui êtes professeurs connaissez beaucoup mieux que moi une situation que vous appréciez tous les jours de manière concrète. Les centaines de témoignages que m’envoient des professeurs de tous niveaux et de toutes disciplines ne remplacent pas la fréquentation quotidienne des établissements scolaires et des élèves.

Malgré tout, je voudrais tenter d’éclairer les difficultés de l’école à la lumière de la distinction opérée par Pascal entre ce qu’il nomme l’ordre des corps, l’ordre des esprits et l’ordre de la charité ou ordre de la sagesse. Trois ordres qu’il situe dans une hiérarchie et à une distance infinie les uns des autres.

L’école appartient évidemment à l’ordre des esprits, qui est celui de la pensée. La faculté de penser fait partie du propre de l’homme et elle est donnée à chacun, mais la pensée elle-même, en ses diverses manifestations qui composent la culture, n’est pas innée. Elle est une lente construction humaine, une tradition, un héritage que chaque génération reçoit de la précédente, qu’elle retravaille, enrichit, transforme et approfondit. L’école est par définition le lieu où les nouvelles générations sont introduites dans les traditions culturelles de l’humanité qui portent la pensée.

Ces réalités spirituelles que l’école a pour charge de transmettre obéissent à des lois entièrement différentes de celles qui régissent les objets matériels et gouvernent les grandeurs d’établissement qui composent l’ordre des corps. Elles peuvent être partagées indéfiniment sans que les personnes qui les possèdent n’y perdent rien, au contraire. Alors qu’un objet matériel ne peut appartenir à plusieurs, et qu’il est logiquement impossible que tous les individus occupent dans une société une position dominante, la culture ou les connaissances acquises par les uns non seulement n’empêchent aucun autre de les acquérir à son tour, mais en multiplient pour lui la possibilité.

D’un autre côté, les biens intellectuels n’ont pas de stabilité propre et ne peuvent se maintenir par eux-mêmes. Ils n’existent pas en dehors des esprits qu’ils habitent, et quand une tradition de pensée se perd, sa flamme pourra fort bien ne plus briller pendant des siècles, voire s’éteindre à jamais.

La substance de la pensée se distingue plus encore – “d’une distance infiniment plus infinie”, dit Pascal – des réalités qui appartiennent à l’ordre de la sagesse. Celles-ci sont invisibles non seulement pour les yeux mais même pour les intelligences et ne se transmettent pas comme telles. Seules sont susceptibles d’être vues et transmises les empreintes qu’elles laissent dans l’ordre des corps et dans celui des esprits, sous forme de textes et d’œuvres d’art.

Il existe aujourd’hui une grande confusion entre l’ordre des esprits et l’ordre des corps. On la perçoit évidemment dans la tentation de l’utilitarisme vers lequel beaucoup voudraient pousser l’école, et la poussent effectivement. L’école paie de cette façon la rançon de la puissance que les esprits exercent sur les corps et qui, avec le développement inouï des sciences et des techniques, s’est manifestée d’une manière prodigieuse depuis le XVIIe siècle. Beaucoup, écrit Pascal, “ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s’il n’y en avait pas de spirituelles” : mais ceux-là pourtant s’intéressent à l’école, et n’ont de cesse de l’orienter vers ce qui seul compte à leurs yeux, – pour la rendre servante de l’ordre des corps et pour dénier à l’ordre des esprits la distance infinie qui par nature l’en distingue et qui leur demeure incompréhensible et insupportable.

Cet utilitarisme jaloux est d’ailleurs à très courte vue. La pensée ne trouve à déployer toute sa puissance sur les corps que si l’on respecte la distance qui la met plus haut, et qu’on la laisse libre de suivre sa propre logique. Il est donc probable qu’en refusant cette distance, l’utilitarisme ne cherche pas tant à développer les richesses matérielles, comme il le prétend, qu’à nier qu’il existe rien au-dessus de ces richesses.

Il faut au contraire que notre société comprenne et reconnaisse la distance infinie qui met l’ordre de l’esprit au-dessus des biens matériels. Cela signifie évidemment que, par l’entremise de ses instances politiques, elle établisse comme par le passé l’école en tant que lieu séparé et voué à la transmission des formes de la pensée aux nouvelles générations, qu’elle y envoie tous ses enfants pendant un certain nombre d’années où ils sont exempts de tout travail productif.

La société doit encore y consacrer une part importante de ses ressources sans en attendre de contrepartie immédiate. Elle doit veiller à ce que ces années soient réellement dédiées à l’étude, et donc attendre des maîtres qu’ils donnent aux élèves de solides nourritures intellectuelles et soient exigeants envers eux. Elle ne doit pas accepter que le contenu des enseignements soit dicté par des impératifs économiques à courte vue.

L’ordre des esprits auquel introduit l’école ne comprend pas seulement l’intelligence. Il englobe aussi la volonté et le caractère, et j’attends donc de l’école que, sans craindre de prodiguer des récompenses ni d’infliger des sanctions, elle entraîne les élèves à goûter le travail bien fait et la rigueur, à accepter et même à désirer que l’on soit exigeant envers eux, et à devenir de plus en plus responsables d’eux-mêmes. Dans la perspective de la vie active, le bagage sans doute le plus indispensable est l’habitude du travail, de la rigueur, de l’attention prêtée aux personnes et du soin accordé aux tâches et aux choses. Cela signifie que l’école ne doit jamais se transformer en une sympathique garderie qui amollirait la personnalité des élèves au lieu de l’affermir, mais qu’elle doit leur demander des efforts quotidiens. Cette accoutumance à l’effort, cet exercice de la volonté et du caractère sont plus précieux qu’aucune formation spécifique prétendument adaptée aux besoins, et rapidement caduque.

L’utilitarisme n’est pas seulement matériel. Il peut aussi être social, car les relations et les hiérarchies sociales appartiennent également à l’ordre des corps. Il s’appelle alors, pour les enfants et leurs familles, soif de “réussite” et, du point de vue social, “méritocratie”. Toute société a ses élites et ses classes dominantes, qui peuvent se recruter de bien des façons : hérédité, mariage, voie électorale,  accumulation d’une fortune, habileté commerciale, art du spectacle, – et aussi par la sélection des talents dans le système éducatif. Ce dernier mode de recrutement des élites peut paraître très préférable, et nous autres intellectuels et professeurs sommes parfois tentés de le considérer comme le seul légitime.

Mais il faut prendre conscience d’un fait : s’il repose sur la valeur qu’une société accorde à la culture et au savoir, il tend à saper le fondement de cette valeur par la confusion qu’il opère entre l’ordre des esprits et celui des corps, auquel appartiennent les “grandeurs d’établissement”, et par la vassalisation implicite qu’il demande au premier vis-à-vis du second. Ce triomphe apparent de l’esprit porte le risque de sa perte par la subtile dénaturation de l’école qui est sa contrepartie.

C’est ainsi sans doute que l’école du savoir mise en place par la IIIe République a suscité, par son éclatant succès social, des attentes trop fortes qui ont puissamment contribué dans les dernières décennies à la transformer en une “école de la réussite” dont les principes n’appartiennent plus à l’ordre intellectuel et qui a donc perdu son sens.

Je crois indispensable au bien de la société et des institutions comme l’école qui ont en charge la perpétuation de la pensée et son approfondissement, qu’il existe d’autres voies que le succès scolaire pour s’élever socialement et se voir confier des responsabilités, et d’autres élites que celles qui se recrutent par les examens et les concours. Ainsi la pression exercée sur l’école serait-elle moins forte si la haute fonction publique et les états-majors des grandes entreprises ne se recrutaient pas seulement parmi les jeunes diplômés des grandes écoles d’ingénieurs, de l’ENA et des écoles de commerce, et s’il était possible d’y accéder en gravissant tous les échelons depuis la base ; ou encore, si notre pays comptait bien davantage de sagas industrielles réalisées par des entrepreneurs partis de rien.

Cela n’empêche pas que toutes les élites honorent la culture et le savoir, aient le souci de contribuer à leur transmission et à leur développement et ne négligent pas d’y initier leurs enfants. Mais les élites intellectuelles appartiennent à un ordre différent, et elles doivent selon moi se distinguer très nettement des élites sociales.

La confusion des élites intellectuelles et sociales a d’ailleurs brouillé les yeux de plus d’un, en particulier parmi les sociologues, et les a persuadés de mettre la culture en accusation, comme si elle n’était qu’un vernis justificatif des hiérarchies sociales qui seules comptent à leurs yeux. Comme si n’existait pas la “distance infinie” qui, selon Pascal, met les esprits au-dessus des corps ! Cette identification des grandeurs intellectuelles et des grandeurs d’établissement a si bien pénétré l’opinion que les nouvelles classes dominantes affichent désormais leur inculture, leur vulgarité et leur mépris de la pensée. Elles dissimulent derrière cet étrange rideau de fumée le pouvoir, l’influence et la richesse qu’elles détiennent.

Elles veulent faire croire qu’elles n’ont rien de commun avec les anciennes classes dominantes qui honoraient la grande culture et le savoir, et considéraient qu’elles avaient des devoirs, dont celui de transmettre. Le plus étonnant est que cela fonctionne. C’est grâce à la puissance des médias qui, entre les mains de ces nouveaux maîtres, prétendent qu’ils n’en sont pas puisque, disent-ils, la domination se reconnaît à la culture et qu’eux en sont dépourvus. Il est temps d’ouvrir les yeux.

Pour moi qui ai la chance de fréquenter des personnes appartenant à toutes les classes sociales, et qui me souviens très bien de mes propres grand-parents ouvriers et artisans-commerçants, il est clair que les classes populaires n’ont aujourd’hui plus personne pour faire entendre leur voix. Ceux qui s’expriment dans les médias et qui prétendent être représentatifs du peuple parce qu’ils méprisent la culture qu’honorait la bourgeoisie à l’ancienne, montrent par là quelle basse idée ils ont du peuple. Les classes populaires pensent en vérité d’une manière fort différente, mais qui n’a voix nulle part. Il serait pourtant bien nécessaire qu’elles se fassent entendre. Elles ont perdu au cours de ces dernières décennies une grande partie de ce qui leur était le plus précieux et le plus nécessaire : la garantie d’un travail, d’un logement et de conditions de vie décentes, l’assurance d’une instruction de qualité pour leurs enfants, la solidité des structures familiales, la liberté enfin, rongée par l’assistanat indéfini et la logorrhée des médias.

L’école doit donc permettre aux enfants des déshérités de se rendre maîtres de toutes les ressources du langage, de la culture et du savoir. Elle doit permettre que les plus brillants de ces enfants ne soient pas automatiquement aspirés par les classes dirigeantes de la société, qu’ils continuent de se considérer comme liés aux classes populaires, et qu’ils disent ce qu’elles pensent mais ne savent pas expliquer. Et même ce qu’elles ne peuvent pas penser, par manque de mots et de culture, mais qui exprimerait leurs aspirations profondes.

Dans notre monde très incertain, et après la faillite des idéologies qui avaient longtemps nourri l’espérance des peuples, nous avons plus que jamais besoin de penser, et de penser à frais complètement nouveaux. Besoin de rappeler à nous l’héritage intellectuel et l’expérience humaine des siècles passés. Les classes populaires doivent participer à cette réflexion. Pour cela, une école redevenue école de l’instruction, de la culture et du savoir, doit élever dans l’ordre de l’esprit beaucoup des enfants des pauvres. Comme Camus, certains deviendront alors de grands intellectuels qui se souviendront de leurs origines, choisiront de ne pas se fondre dans les classes dominantes et pourront parler au nom du peuple, avec le raffinement d’une pensée élevée, sans populisme ni idéologie empruntée.

Ne serait-ce que dans le but de permettre l’émergence de telles personnalités, et plus fondamentalement parce que l’ordre intellectuel est d’une nature différente de celui de la société, l’école doit ignorer la distinction entre les classes sociales, dispenser à tous les enfants rigoureusement les mêmes enseignements solides et approfondis – indépendamment des conditions économiques dans lesquelles ils vivent –, et leur présenter les mêmes hautes exigences.

L’aveuglement de la sociologie quand elle confond culture et pouvoir est peut-être inhérent à la nature des soi-disant “sciences humaines et sociales”. Elles se sont appelées “sciences” pour revendiquer leur filiation avec les sciences exactes constituées depuis le XVIIe siècle, et bénéficier du prestige et de l’autorité que celles-ci avaient conquis.

Mais par ce fait même, elles ont méconnu la différence de genre entre l’ordre des esprits et l’ordre des corps. En effet, toute science exacte est un regard que des sujets pensants portent sur des objets inertes ou des processus mécaniques, alors que les sciences humaines et sociales prétendent porter le même type de regard sur des sujets pensants, comme s’ils étaient inertes, ignorant leur liberté et occultant le fait que ces regards sont ceux d’autres sujets pensants qui participent de la même humanité que leurs “objets”.

Reconnaître la distance infinie qui met l’ordre des esprits au-dessus de l’ordre des corps demande aussi de rendre à la littérature et à la philosophie le rang et l’autorité que lui ont ravis les sciences humaines et sociales. Je tiens à dire que pour moi, mathématicien, la littérature est la véritable exploration rationnelle de l’homme. Par sa nature même, elle ne prétend pas le réduire à un objet, elle le peint dans la liberté et la singularité irréductibles de chaque personne. Elle l’étudie par des méthodes qui lui sont adaptées, ce qui est la marque d’une attitude rationnelle authentique: de même que les méthodes mathématiques de la physique sont adaptées à leur objet, qui est le monde naturel inerte et ses lois régulières, de même la littérature et la philosophie sont adaptées à leur objet qui est l’homme. Par l’importance qu’elles accordent à la notion d’auteur, et à l’originalité de chaque écrivain, elles intègrent pleinement dans leur réflexion l’évidence qu’à travers elles c’est l’homme qui se regarde lui-même. Enfin, elles utilisent et explorent toutes les possibilités du langage qui est constitutif de la nature humaine.

De ce que la littérature est la véritable ouverture à la connaissance de l’homme, il conviendrait d’ailleurs que les entreprises et les institutions de notre pays se souviennent davantage quand elles recrutent, ainsi que les familles, quand elles influencent leurs enfants dans leurs orientations. Encore faudrait-il que l’institution scolaire propose des voies littéraires attractives, c’est-à-dire très riches, exigeantes et difficiles. Il va de soi que le mathématicien que je suis voudrait aussi voir se reconstituer des filières scientifiques tout autant riches de contenus, exigeantes et rigoureuses, conditions que l’actuelle “filière S” ne satisfait plus du tout.

Il est impossible de parler des sciences humaines et sociales, puis des formes culturelles plus hautes que sont la philosophie et la littérature, sans songer à la relation de l’ordre des esprits et donc de l’école, des universités et des intellectuels, avec la politique et la société dans son ensemble.

Ces dernières appartiennent à l’ordre des corps : la supériorité de nature de l’ordre des esprits signifie qu’il doit être reconnu comme absolument légitime que les professeurs et les universitaires exercent sur la société et sur son ordre politique, social et économique un constant droit de critique. Il existe évidemment des états politiques et sociaux meilleurs que d’autres, mais il ne faut pas imaginer qu’il pourrait en exister aucun qui ne mériterait pas d’être soumis à la critique. Du point de vue supérieur de l’ordre des esprits, tout état politique et social apparaît infiniment critiquable, et en vérité il l’est.

Le contenu des enseignements ne doit jamais être dicté par des considérations politiques, ni par les conformismes du moment, aussi justifiés qu’ils nous semblent. Par exemple, les auteurs qui n’ont pas connu la démocratie, ou ceux qui l’ont connue mais ont écrit contre elle, n’ont pas moins leur place à l’école aujourd’hui que les auteurs qui ont pensé comme l’opinion commune de notre temps. Ils sont même particulièrement intéressants, dans la mesure où ils nous aident à nous défaire des fausses évidences, et nous emmènent dans des paysages mentaux où nous n’aurions pas pu imaginer par nous-mêmes qu’il fût possible de vivre. Bref, je dis de la manière la plus ferme que le rôle de l’école n’est pas de faire adhérer aux valeurs du temps, fussent-elles “citoyennes”.

D’un autre côté, cette révérence, cette indépendance et cette liberté qu’il me paraît naturel de demander à la cité au bénéfice de l’ordre des esprits ne doit pas inspirer aux classes intellectuelles l’envie de se soumettre l’ordre des corps. C’est un point délicat, car cette retenue nécessaire ne peut être garantie par des institutions. C’est plutôt aux membres des classes intellectuelles de toujours se souvenir de la puissance de l’ordre des esprits dont ils sont les serviteurs, puissance à laquelle l’ordre des corps ne résiste jamais sur le long terme.

On le voit avec le développement des techniques issues des sciences, qui soumettent toujours davantage les objets matériels à la pensée. Mais c’est tout aussi vrai des pouvoirs économiques et politiques et des formes d’organisation sociales qui, à la longue, ne tiennent pas contre les idées.

Ceci confère aux intellectuels une responsabilité effrayante: il n’est pas inutile que nous nous rappelions par exemple que les totalitarismes du XXe siècle sont en partie la conséquence d’erreurs philosophiques commises au XIXe siècle – ou avant. Nous autres, professeurs et intellectuels, devons garder conscience de notre puissance de destruction, qui se manifeste immanquablement chaque fois que nous succombons à la tentation d’abolir la distance des esprits aux corps.

Nous ne pouvons nous désintéresser de la politique ni de tout ce qui concerne la société, – ni renoncer à exercer une action sur les choses. Nous avons le droit et le devoir de penser le monde. Mais nous devons toujours nous rappeler que le pouvoir des idées abstraites est irrésistible. L’ordre des esprits est au-dessus de celui des corps, mais il ne doit pas souhaiter s’en approcher trop et régner sur lui.

Nous vivons également un temps de grande confusion entre l’ordre des esprits et celui que Pascal appelle ordre de la charité ou ordre de la sagesse. Je le dis en ayant conscience d’avancer un paradoxe, puisque notre société est très sécularisée et que l’école publique et laïque en particulier se veut à l’écart et à l’abri de tout principe religieux.

Qui ne voit pourtant que le principe d’égalité, qui a tellement bouleversé l’école au cours de ces dernières décennies, appartient en fait à l’ordre pascalien de la charité ? Il n’appartient pas à l’ordre des corps, puisque physiquement les êtres humains sont manifestement inégaux, par la taille, par la force, par la beauté,… sans compter la distinction des sexes. Il n’appartient pas davantage à l’ordre des esprits, comme suffirait à le prouver l’existence d’hommes et de femmes handicapés dont certains n’ont même pas l’usage de la parole, que nous considérons néanmoins comme nos égaux, et qui le sont.

Le principe de l’égalité de tous qui figure dans la déclaration des Droits de l’Homme n’est en rien un constat matériel ou intellectuel. Il est posé contre les réalités matérielles et contre l’expérience du partage inégal de la pensée entre les hommes. Il appartient à un ordre infiniment supérieur à celui des esprits et à infiniment plus fortes raisons à celui des corps.

Cela ne signifie certainement pas que le principe d’égalité n’ait pas sa place à l’école. Il y a sa place, puisque justement il appartient à un ordre supérieur ; mais la méconnaissance de la distance qui sépare l’école de l’ordre supérieur dont ce principe tire son origine et son sens s’appelle l’égalitarisme scolaire.

La confusion des trois ordres auxquels appartiennent respectivement l’envie de “réussite” sociale, la valeur accordée au savoir et le principe d’égalité se manifeste d’une façon particulièrement crue dans l’exigence qu’exprime le titre stupéfiant du rapport Thélot : “ Pour la réussite de tous les élèves”.

Elle se manifeste aussi dans les annonces récentes que les classes préparatoires aux grandes écoles devraient désormais recruter non plus seulement sur critères de niveau scolaire, mais aussi sur critères sociaux. Les classes préparatoires étaient le dernier bastion de l’école du savoir et de la transmission, la seule partie de l’institution scolaire où jusqu’à aujourd’hui on continuait à apprendre beaucoup, malgré l’état d’ignorance et de mauvaise formation intellectuelle des élèves qu’elles recrutaient. Je crains que l’obsession de l’égalité sociale qu’on prétend maintenant leur imposer ne les ruine, comme elle a dénaturé le reste de notre système éducatif.

Enfin, c’est toujours le principe d’égalité appliqué sans discernement qui conduit à refuser toute forme de jugement de valeur sur les écrivains, sur leurs œuvres et sur les idées, à promouvoir l’opinion en lieu et place de l’expression critique, et donc à rabattre les élèves sur leur être et leur état plutôt que de les faire sortir d’eux-mêmes et d’élever leur esprit.

L’école doit à mon avis obéir à la logique de son ordre, et cette logique rend possible des inégalités, les uns étudiant mieux que les autres – soit parce que leurs familles sont plus instruites, soit parce que ces familles accordent de la valeur au savoir, ce qui influe sur les études des enfants de façon plus décisive encore. Soit parce que les enfants ont de meilleures conditions pour étudier à la maison – absence de télévision et de jeux électroniques, voire d’ordinateur.

Soit, il faut le dire bien qu’on en comprenne fort peu les raisons, parce que les enfants montrent des dispositions différentes pour étudier ou que certains sont prêts à faire plus d’efforts que d’autres. L’école ne peut pas accepter sans se détruire elle-même qu’à n’importe quel stade des études on autorise à passer dans la classe supérieure des élèves qui n’ont pas suffisamment assimilé les enseignements des années précédentes. Elle ne peut pas accepter sans se détruire elle-même de continuer à prendre en charge des élèves qui ne voudraient plus étudier. Elle doit veiller en priorité à ce que les maîtres puissent enseigner dans de bonnes conditions, et que les élèves qui veulent étudier ne soient pas perturbés par certains de leurs camarades – ou par aucune cause extérieure.

Le reproche qui a souvent été fait à l’école de n’être pas humaine et de s’opposer à “la vie” procède d’une semblable confusion entre l’ordre des esprits et celui de la charité : on sent que la vie humaine évoque un mystère supérieur à l’intelligence et l’on voudrait que l’école prenne en compte ce mystère. C’est pourquoi on cherche à la transformer en “lieu de vie”, la détournant de son ordre et l’obligeant à lâcher la proie pour l’ombre. On imagine pour elle une nouvelle mission, préparer les nouvelles générations à vivre pacifiquement au sein d’une cité qui, pour la première fois dans l’histoire des hommes, serait une cité harmonieuse. Autrement dit, on lui demande d’établir le royaume de Dieu sur terre – je le dis avec le plus grand sérieux qui soit, je crois vraiment que c’est cela dont il s’agit, ce n’est pas un hasard à mon avis si nombre de promoteurs de “l’école de la paix et de l’harmonie” sont issus de milieux chrétiens, même si la plupart étaient en train de quitter le christianisme, ce qui n’est pas un hasard non plus.

Quant à savoir si cette “école de la paix et de l’harmonie” amène effectivement la paix et l’harmonie… Vous, les professeurs, et nous tous qui nous tenons au courant des nouvelles du monde, savons ce qu’il en est, et nous savons aussi que cette transformation de l’école a largement ruiné la transmission des savoirs et de la culture. Telle est la rançon de la confusion des ordres.

Il ne faut pas faire passer les études des élèves derrière d’autres impératifs humains plus élevés comme le désir de paix et d’harmonie ou, plus spécifiquement, l’accueil des enfants handicapés. Autant il est important que les handicapés soient bien accueillis dans les familles et dans la société, qui prouvera son humanité en leur consacrant des ressources importantes, autant il n’est pas dans la nature de l’école d’accueillir ceux des handicapés mentaux qui ne peuvent étudier et qui, par leur présence et surtout s’ils ne sont pas accompagnés, gêneraient l’étude des autres. Demander aux classes et aux filières destinées à l’ensemble des élèves, de prendre en charge ces handicapés et de les socialiser, c’est détourner l’école de ce pour quoi elle existe.

Il est vrai cependant que le principe d’égalité des personnes et celui de la dignité absolue de toute vie humaine sont au-dessus de l’ordre de la pensée. Et une autre façon contemporaine de confondre cet ordre avec celui de la sagesse consiste à croire qu’il n’y a rien au-dessus de lui. Alors, les résultats scolaires deviennent des jugements sur les personnes, ils ne peuvent plus être supportés, avec pour conséquence que les élèves et leurs parents se dressent contre les professeurs et leur demandent de mentir, de donner à tout prix des bonnes notes, car des mauvaises notes vaudraient condamnation des âmes. L’institution scolaire d’aujourd’hui participe de cette dérive quand elle remplace les notations des devoirs par de complexes évaluations qui, dès l’école maternelle, ne tendent en vérité à rien moins qu’à jauger les personnalités. Elle pousse même la cruauté jusqu’à demander aux enfants de s’associer à leur propre évaluation, abolissant ainsi toutes les distances, celle qui séparait un enfant de ses résultats scolaires, et celle qui le séparait de l’adulte qui notait ses devoirs et vis-à-vis duquel il gardait son for intérieur.

L’école doit garder révérence vis-à-vis de certains principes qui sont au-dessus d’elle, ce qu’elle fait par exemple quand elle reconnaît l’égalité des droits de tous les enfants à recevoir une instruction de qualité.

Il est difficile pour nous autres professeurs et intellectuels d’admettre qu’il existe au-dessus de l’ordre des esprits que nous servons un ordre supérieur qui est au-delà des mots.

Je crois cependant que cela est très nécessaire et bénéfique : d’une part pour nous retenir d’exercer toute la puissance irrésistible des idées sur les corps, et d’autre part pour que nous nous souvenions toujours que les inégalités qui se dessinent à l’école ne préjugent pas de la valeur des personnes. C’est à cette condition seulement qu’un monde intellectuel et une école entièrement fidèles à leur ordre peuvent sur le long terme être acceptés, compris, et aimés.

Mais point n’est besoin bien sûr que l’école républicaine affirme rien de la nature de cet ordre au-dessus d’elle. Cela serait contraire au principe de la laïcité au sens où je l’entends moi-même, qui est justement le respect de la distance sans mesure de l’esprit à la charité.

L’école républicaine ne peut et ne doit parler que de la distance infinie qui met son ordre au-dessus de celui des corps. Mais souvenons-nous que, selon les mots de Pascal, “la distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité…” Une école qui se consacre à transmettre des connaissances établies et objectives, et qui fait sentir tout ce qu’elles ont d’infiniment supérieur à toute richesse matérielle, à toute grandeur d’établissement et à toute forme de réussite, construit en vérité l’homme en toutes ses dimensions. Elle lui donne le langage, la culture et le savoir, qui sont les conditions de la pensée. Elle le rend capable de liberté, de responsabilité et d’action, autrement dit elle le rend maître des corps. Et enfin elle lui donne le pressentiment de l’appel plus haut qu’il porte en lui.


1 Allocution prononcée le 12 janvier 2006 devant le congrès national de la CSEN (Confédération syndicale de professeurs et d’instituteurs), publiée dans la revue semestrielle Conférence et reproduite ici avec l’autorisation expresse de l’auteur. Certaines locutions ont été soulignées par nous.

2 Agrégé de mathématiques et professeur permanent à l’Institut des Hautes Études Scientifiques, Laurent Lafforgue reçut à 35 ans, en 2002, la Médaille Fields (équivalent, pour les mathématiques, du Prix Nobel). Membre de l’Académie des Sciences de Paris depuis 2003. Nommé parmi les 9 membres du Haut Conseil de l’Éducation début novembre 2005 et contraint de démissionner dès le lundi 21 novembre: les syndicats d’enseignants ne supportèrent pas les remarques de bon sens qu’il avait faites sur les moyens de régénérer l’école française : il avait qualifié de « cinglés » (en précisant : je pèse mes mots) ceux qui avaient supprimé l’analyse logique (des mots et des phrases) des cours de français à l’école élémentaire.
Laurent Lafforgue a récemment publié, avec une douzaine de professeurs et d’instituteurs, un ouvrage collectif intitulé “La débâcle de l’école : une tragédie incomprise” (248 pages, 22 euros, F.-X. de Guibert éditeur, septembre 2007).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Retour en haut