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Par P. Georges Habra
Sur la Transfiguration1
« Le ciel et la terre passeront ; mes paroles ne passeront pas » (Mt24, 35).
Résumé : Tendus vers le monde à venir, les Pères de l’Église étaient peut-être les mieux à même de scruter les profondeurs de la Transfiguration, ce moment ineffable où trois apôtres se virent comme participer à la vie céleste. Sans doute la Transfiguration venait-elle montrer à trois juifs comment la Loi (Moïse) et les Prophètes (Élie) revivaient dans l’Évangile (Jésus), comment l’Ancien et le Nouveau Testament ne faisaient que transmettre la même Parole divine. Aussi le P. Habra revient-il à cette occasion sur l’erreur de ceux qui nient, en l’Écriture, soit le caractère humain, soit – cas le plus fréquent – son caractère divin.
D’autre part, il ne faut pas conclure de ces textes de Denys et de Grégoire que la démarche discursive2, telle que nous la connaissons, est éternelle à l’homme. Ce qui est éternel à l’homme et qui le distingue, dans toute la création, c’est qu’il y a en lui une liaison essentielle entre l’esprit et la matière – comme nous l’avons longuement expliqué. Mais la qualité de cette liaison, le mode selon lequel elle s’exerce, dépend de la qualité de l’état où se trouve l’homme.
Cette liaison s’exerçait autrement avant la chute et s’exercera aussi autrement dans la vie éternelle où, comme l’écrit saint Grégoire, notre âme « se sera échappée de la vie d’ici-bas comme d’une prison difficile à supporter, et aura secoué les liens dont elle était entourée, et par lesquels l’aile de l’intelligence discursive était retenue vers le bas3 ».
Notre démarche discursive actuelle implique en effet un enchaînement de l’intelligence qui provient non seulement de l’asservissement de l’homme à la corruption, dans son corps, mais aussi de l’asservissement de toute la création sensible à cette même corruption causée par le péché. « ‘'[La Création], écrit saint Paul, sera délivrée de l’asservissement de la corruption4]‘ – c’est-à-dire qu’elle ne sera plus corruptible, mais suivra la beauté de ton corps. Car de même que le corps étant devenu corruptible, la Création le devint aussi5 ; de même le corps devenant incorruptible, la Création le suivra et l’accompagnera de nouveau dans l’incorruptibilité6. »
C’est donc le premier mouvement de l’âme qui est le plus excellent, parce que c’est par lui que l’âme, emportée par l’Esprit-Saint, se dépasse elle-même. Pareil enroulement de l’âme sur elle-même – nous parlons de l’acte par lequel elle se contemple sans que rien d’extérieur ne s’interpose entre elle et son objet, ce qui fausserait sa vision – la garantit, selon Denys, de toute erreur. Nous en avons assez parlé.
Il nous reste à décrire l’étape la plus importante de son cheminement, par laquelle elle se dépasse elle-même, et qui constitue en même temps l’étape la plus importante de la Transfiguration : l’illumination.
Avant de le faire, arrêtons-nous cependant un peu, et examinons le très riche et beau symbolisme qu’Origène dégage – et bien d’autres auteurs à sa suite – de ce passage de la Transfiguration, « ses vêtements devinrent blancs comme la lumière7 » :
« Les vêtements de Jésus, ce sont ses paroles et les textes des Évangiles qu’il a revêtus. Mais je pense que les révélations à son sujet qu’on lit chez les apôtres, sont aussi les vêtements de Jésus, devenant tout blancs pour ceux qui ont gravi la haute montagne avec Lui. D’ailleurs, comme il y a des nuances diverses de blanc, ses vêtements deviennent blancs comme le blanc le plus brillant et le plus pur de tous, je veux dire celui de la lumière. Quand donc tu verras quelqu’un non seulement concevoir avec précision la théologie que Jésus nous apporte, mais aussi éclairer toute parole des Évangiles, n’hésite pas à affirmer que, pour un tel homme, les vêtements de Jésus sont devenus blancs comme la lumière. Dès que le Fils de Dieu transfiguré est pensé et contemplé de telle sorte que son visage soit comme le soleil et ses vêtements blancs comme la lumière, c’est alors qu’apparaissent immédiatement à celui qui voit ainsi Jésus, Moïse, le représentant de la Loi, et Élie non pas comme le seul prophète mais par synecdoque comme le représentant de tous s’entretenant avec Jésus […]. Et si quelqu’un a vu la gloire de Moïse, parce qu’il a compris la Loi spirituelle comme ne faisant qu’une avec la parole de Jésus, et la sagesse qui se trouve chez les prophètes, ‘cachée dans le mystère’8 , il a vu Moïse et Élie ‘dans la gloire’9, les voyant avec Jésus […]. Et celui qui montre à ceux qui montent sur la montagne ses vêtements resplendissants et plus brillants que ne pourrait le faire l’art des foulons, est le Logos qui montre, dans les paroles des Écritures que beaucoup méprisent, le resplendissement des pensées10. »
Plusieurs idées fondamentales peuvent être développées à partir de ce passage :
A) L’Écriture Sainte est le vêtement du Christ.
Elle est par conséquent toute divine et toute humaine : toute divine, parce que c’est Dieu qui s’est exprimé par elle, le Logos qui s’est révélé en elle, à tel point qu’Origène parle ailleurs d’une « seconde Incarnation » ; toute humaine parce que Dieu, tout en étant son auteur, y fait usage d’instruments humains, avec tout ce que cela comporte d’humilité et d’« autonomie11» relative.
L’humilité provient de l’essence même de la parole humaine qui est enracinée dans les choses sensibles et qui en est entachée : cette parole est donc inadéquate à exprimer les choses immatérielles et divines12.
L’autonomie est dite relative, parce que les instruments humains gardent tout ce qui leur est propre, Dieu ne violant point la nature des instruments qu’il emploie.
B) Puisque l’Écriture est, dans son moindre iota13, une union de la Parole divine et de la parole humaine, il serait également aberrant de négliger soit l’élément humain, soit l’élément divin.
a) Tombent dans l’erreur de négliger l’élément humain ceux dont l’unique préoccupation, au lieu d’entrer dans la peau de l’écrivain sacré pour féconder leurs idées par les faits, abordent l’Écriture d’une façon purement extrinsèque et accidentelle, pour y trouver des arguments en faveur d’un système théologique figé et stérile qu’ils se sont forgé d’avance. Y tombent également ceux qui, aveugles à la profondeur de la pédagogie divine, érigent en absolu ce que Dieu n’a fait que tolérer et, pour un certain temps, ce sur lequel Il n’a fait que glisser, parce que le temps de sa réforme n’était pas encore venu. C’est ainsi que l’extermination par Israël de tout mâle des peuples conquis, représentée souvent comme un ordre divin par la lettre de l’Écriture, n’est en fait, dans l’intention de celle-ci, que le maintien par Dieu, selon « Son économie », d’un moindre mal. En attendant de déraciner le mal plus grand qu’était l’idolâtrie, Dieu, par le maintien de cette coutume barbare répandue dans l’Antiquité, préservait son peuple de tout contact avec les païens idolâtres, car il aurait été contraire à la sagesse divine de vouloir déraciner tous les maux à la fois.
De même, il suffit d’avoir tant soit peu le sens de 1’ « économie » divine pour reconnaître dans l’avertissement évangélique, « Celui qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère dans son cœur14», non pas une phrase en contradiction avec « Tu ne commettras pas d’adultère15», mais un approfondissement. Tombent également dans cette erreur ceux qui érigent le silence prolongé de l’Ancien Testament sur les fins dernières en désaveu de l’immortalité de l’âme : ils ne comprennent pas qu’il aurait été prématuré d’inculquer à un peuple encore rampant une doctrine qui l’aurait finalement conduit, par la glorification des morts, à l’idolâtrie.
Succombent enfin à la même erreur ceux qui deviennent iconoclastes à cause de l’interdiction faite par l’Ancien Testament de représenter Dieu en images ; cette interdiction était justifiée, une fois de plus, par le danger d’idolâtrie.
b) Négligent l’élément divin ceux qui, très nombreux aujourd’hui, ne croient pas à l’inspiration divine des Écritures ni par conséquent à leur inerrance ; ceux qui rejettent malhonnêtement au compte des interpolations ce qui ne cadre pas avec leurs préjugés (les prophéties par exemple) ; ceux qui, loin de saisir l’unité admirable (cf. le texte d’Origène ci-dessus) qui existe entre la Loi, les Prophètes et l’Évangile, ne voient même pas, à force de braquer leur yeux de taupes sur des détails, l’unité d’un Livre – pour preuve, la « ponte » chaque année d’un nouvel Isaïe et d’une nouvelle « infrastructure » du Pentateuque. Que parlé-je de l’unité d’un livre ! Ils ne voient même pas l’unité d’un chapitre, ni d’un paragraphe ni d’une phrase ! Eux qui s’arrogent la science et la logique dans l’interprétation de l’Ancien Testament, et les refusent à saint Paul, en disant dédaigneusement qu’il s’adonnait à une exégèse « rabbinique » ! Quant à l’unité admirable qui existe entre les divers Livres de la Bible, rappelons que la Loi et les Prophètes sont le « signe »16, 1’ « image »17, 1’ ombre »18 du Nouveau Testament, et qu’existe en conséquence dans l’Ancien Testament une convergence vers le Nouveau beaucoup plus mystérieuse et profonde que ne le peut soupçonner la tête de la plupart des exégètes modernes.
Tombent dans la même erreur ceux qui, gênés par le défi lancé par l’existence d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, en font des « personnifications de clan » ; qui ne se plient pas docilement aux faits rapportés par l’Écriture, dans toutes leurs exigences surnaturelles – car c’est l’esprit de l’homme qui doit se plier à l’Esprit de Dieu, et non l’inverse –, mais éprouvent le besoin de les rationaliser, de ramener la puissance divine révélée dans l’Écriture au schéma asphyxiant et vide de toute âme, de la rationalité moderne. Pour eux, le petit Samuel n’aurait pas entendu des voix, le récit ne faisant que projeter lyriquement ce qui n’était qu’un dialogue avec sa propre conscience ; or celle-ci n’est-elle pas justement la voix de Dieu ? Les prodiges accomplis par Élie, Élisée et bien d’autres ne seraient pour eux encore que des « affabulations » et de 1’ « imagerie orientale » – décidément cette imagerie a bon dos ! Et, comme si l’Ancien Testament ne suffisait pas à leur audace, ils s’attaquent à la Conception virginale, nient l’historicité de l’Évangile de l’enfance, refusent le dogme de l’Ascension, attribuent la Résurrection à l’« hallu- cination » des disciples, ou même – par une projection psychologique très classique des sentiments dont on est soi-même animé – à leur « malhonnêteté ».
Tombent également dans cette hérésie tous ceux qui, se prostituant au « monde », ne veulent lui présenter que ce qui lui plaît : en conséquence, par des procédés dont la fourberie n’a d’égale que leur ineptie, ils refusent systématiquement de reconnaître dans l’Écriture des doctrines dont l’existence pourtant crève les yeux, telles celles sur le ciel et l’enfer, les anges et les démons, la monogenèse19 et le péché originel.
Y tombent aussi ceux qui vident les grands mystères, tel celui de la Trinité, de leur substance ; ceux qui font du Christ un précurseur de Che Guevara et de Mao Tse Toung – le Christ n’a-t-Il pas dit : « Je suis venu jeter le feu sur la terre, et qu’est-ce que je veux sinon qu’il s’allume ? […] Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, vous dis-je, mais la division20. » Qu’y a-t-il de plus clair ?
Y tombent encore ceux qui accusent saint Paul de misogynie parce que ses idées sur le mariage et sur les devoirs de la femme ne sont pas au goût du jour.
Arrêtons ici ce bel échantillon, car la liste serait interminable. Si nous l’avons présenté, c’est pour illustrer la grande vérité que nous inculque Origène – et il n’est pas le seul – dans le passage que nous commentons : à savoir qu’il faut avoir les yeux illuminés par l’Esprit pour percevoir la splendeur de l’Écriture.
Les Pères, pris dans leur ensemble, possédant au plus haut degré cette condition essentielle, surent éviter avec une souveraine maîtrise les deux écueils que nous venons de présenter et sondèrent d’une manière incomparable les profondeurs de ce même Esprit dans la science des Écritures : ils sont infiniment supérieurs à ceux qui, abordant l’Écriture en juges et se prenant à la manière de Hegel pour ceux en qui l’Esprit prend conscience de Lui-même, affichent de leur hauteur le plus grand mépris pour l’exégèse patristique. Rappelons que, du temps des Pères l’exégèse n’étant pas séparée de la théologie, tous mettaient en pratique cette forme d’exégèse dont on vient de parler21.
1 Repris de Georges HABRA, La Transfiguration selon les Pères grecs, 3e édit. revue et corrigée, Montrouge, Éd. du Jubilé, 2017, p. 194-193.
2 Ndlr. Il s’agit ici de la manière dont notre raison humaine chemine par étapes vers les idées, à la différence de l’intelligence des anges, purs esprits, qui va droit aux idées par intuition.
3 GRÉGOIRE DE NAZIANZE, « Discours funèbre pour son frère Césaire », Discours 7, 21, PG XXXV, col. 781.
4 Rm 8, 21.5 Ndlr. On peut se demander, à lire cette claire affirmation de l’entropie dans l’univers depuis la Chute, si la Création initiale sortie des mains de son Auteur n’était pas indemne de cette loi physique d’usure et de désorganisation progressive que nous constatons si bien aujourd’hui, même si, à l’échelle du vivant, il y a une sorte de « remise à zéro » à chaque génération (mais avec un cumul des tares héréditaires, qui peut être interprété, lui aussi, comme une modalité de l’entropie : dérive génétique, érosion de la biodiversité avec l’extinctionde certaines espèces végétales et animales, etc .).
6 JEAN CHRYSOSTOME, Sur Romains, Homélie 14, 5 (PO LX, 530).
7 Mt 17, 2.
81 Co 2, 7.
9 Lc 9, 31.
10 ORIGÈNE, Commentaire sur Matthieu, t. XII, 39-9 (PO XIII, 1 069-1 071).
11 Autonomie : comprendre l’activité propre à chaque être.
12 Cela ne veut pas dire néanmoins que la vérité ne peut en aucune façon être validement exprimée ; nous avons montré bien au contraire comment cela est possible par l’union de la théologie affirmative et de la théologie négative.
13 Ndlr. 9e lettre del’alphabet grec ; allusion à Mt 5, 18.
14 Mt 5, 28.
15 Mt 5, 27.
16 He 9, 23.
17 He 9, 24.
18 He 10, 1.
19 Ndlr. Monogenèse (ou monogénisme) : unité du genre humain par descendance d’un seul couple. S’oppose au polygénisme.
20 Lc 12, 49-51.
21 C’est ainsi que parmi eux, on le constate non seulement de ceux qui étaient exégètes de métier comme Origène, Chrysostome, Jérôme, le Basile de l’Hexaêméron, des Commentaires d’Isaïe ou de l’Explication des Psaumes, mais aussi des autres qui, ne l’étant pas, fournissent une exégèse de passages isolés de l’Écriture, comme on peut s’en rendre compte dans les Discours théologiques de saint Grégoire de Nazianze, les Trois Discours contre les Ariens de saint Athanase, l’ouvrage de saint Grégoire de Nysse intitulé La Création de l’Homme, ainsi que les analyses de la grâce et du libre arbitre de saint Augustin.