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Par Louis Racine
Vision biblique du monde1
Tout périra, le feu réduira tout en cendre.
Tu le sais dès longtemps : mais sauras-tu m’apprendre
Par quel caprice un Dieu détruit ce qu’il a fait ?
Que n’avait-il du moins rendu le tout parfait ?
S’il ne l’a pu ce Dieu, qu’a-t-il donc d’admirable ?
S’il ne l’a pas voulu, te semble-t-il aimable ?
[…] J’en vois assez, et vais t’apprendre sa leçon,
Qui console à la fois le cœur et la raison.
Oui, le tout doit répondre à la gloire du maître :
L’univers est son temple, et l’homme en est le prêtre.
Le temple inanimé, sans le prêtre est muet.
Cet immense univers, de la main qui l’a fait
Doit par la voix de l’homme adorer la puissance,
Et rendre le tribut de la reconnaissance.
Ce tribut dura peu : l’ordre fut renversé,
Quand, par le prêtre ingrat, le Dieu fut offensé.
La nature perdit toute son harmonie ;
Avec le criminel la terre fut punie,
De l’homme et de ses fils, le déplorable sort
Fut la pente au péché, l’ignorance et la mort.
[…] La terre ne fut plus un jardin de délices.
Ministre cependant de nos derniers supplices,
Et maintenant si prompte à les exécuter,
La mort, sous un ciel pur, semblait nous respecter.
Hélas ! Cette lenteur à prendre ses victimes
Ne fit que redoubler notre ardeur pour les crimes.
Une seconde fois frappant notre séjour
Le ciel défigura l’objet de notre amour.
[…] Oui tout nous est voilé, jusqu’au moment terrible,
Moment inévitable, où Dieu rendu visible,
Précipitant du ciel tous les astres éteints,
Remplacera le jour, et sera pour ses saints
Cette unique clarté si longtemps attendue.
Pour eux-mêmes sévère, ici-bas à leur vue
Il se montre, il se cache ; et par l’obscurité
Conduit ceux qu’autrefois perdit la vanité.
De quoi se plaindre ? Il peut nous ravir sa lumière :
Par grâce, il ne veut pas la couvrir toute entière.
Qui la cherche, est bientôt pénétré de ses traits ;
Qui ne la cherche pas, ne la trouve jamais.
[…] Quel ordre ! Quel éclat ! Et quel enchaînement !
L’unité du dessein fait mon étonnement.
Combien d’obscurités tout à coup éclaircies !
Historiens, martyrs, figures, prophéties,
Dogmes, raisonnement, écrits, tradition,
Tout s’accorde, se suit ; et la séduction
À la vérité même en tout point est semblable.
Déistes, dites-nous quel génie admirable
Nous sait de toutes parts si bien envelopper,
Que vous devez rougir vous-mêmes d’échapper.
Quand votre Dieu pour vous n’aurait qu’indifférence,
Pourrait-il, oubliant sa gloire qu’on offense,
Permettre à cette erreur, qu’il semble autoriser,
D’abuser de son Nom pour nous tyranniser ?
Par quel crédit encor, si loin de sa naissance
Ce mensonge en tous lieux a-t-il tant de puissance ?
De l’Islande à Java, du Mexique au Japon,
Du hideux Hottentot2 jusqu’au transi Lapon,
Nos prêtres de leur zèle ont allumé les flammes ;
Ils ont couru partout pour conquérir des âmes ;
Des esclaves partout ont chéri leurs vainqueurs :
Que leur fable est heureuse à soumettre les cœurs !
Si des rives du Gange aux rives de la Seine,
Entraînés par l’ardeur qui vers eux nous entraîne,
D’éloquents talapoins3, munis d’un long sermon,
Accouraient nous prêcher leur sommonokodon4,
[…] Est-ce de leurs discours la brillante éloquence,
Qui peut à sa pagode arracher un Chinois ?
Quel champ pour l’orateur que la crèche et la croix ?
Le Dieu qui l’a prédit opère ce miracle.
Tout peuple, toute terre entendra son oracle.
Sa loi sainte sera publiée en tous lieux :
Je me soumets sans peine à ce joug glorieux.
Quoique captive enfin la raison qui m’éclaire
N’y voit point de lumière à la sienne contraire.
Mais son flambeau s’unit au flambeau de la foi,
Et toutes deux ne font qu’une clarté pour moi.
Le Verbe s’est fait chair ; je l’adore, et m’écrie :
Trois fois saint est celui qui m’a rendu la vie.
De l’horreur du néant à ton ordre tout sort :
En toi seul est la vie, et sans toi tout est mort,
Ô sagesse, ô pouvoir dont le monde est l’ouvrage,
Du Très-Haut, ton égal, la parole et l’image.
Quand, sous nos traits caché, tu parus ici-bas,
Les ténèbres, grand Dieu, ne te comprirent pas !
Aujourd’hui que ta gloire éclate à notre vue ;
Que ta religion est partout répandue ;
De superbes esprits, ivres d’un faux savoir,
Quand tu brilles sur eux, refusent de te voir.
Leur déplorable sort ne doit point nous surprendre,
Les ténèbres jamais ne pourront te comprendre.
L’aveugle environné de l’astre qui nous luit,
Couvert de ses rayons est toujours dans la nuit.
En vain ces insensés parlent d’un premier être :
Sans toi, verbe éternel, peuvent-ils le connaître ?
1 Extraits tirés du poème La Religion écrit par le fils de Jean RACINE et publié en 1742. Dans sa préface, à propos du chant V où figurent ces passages, Louis Racine (1692-1763) écrit : « Une religion qui me répond plus clairement que la philosophie, et qui se suit avec tant d’ordre,ne peut être une invention humaine. Je n’ai plus de doute, et ma raison n’en trouve point la lumière contraire à la sienne : mais ces deux flambeaux se réunissent, et ne font qu’une clarté pour moi. »
2 Hottentot : peuple d’Afrique australe.
3 Talapoin : prêtre bouddhiste de Birmanie ou du Siam.
4 Sommonokodon : dieu des Siamois.