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Par François Vigouroux
Le parallélisme dans la poésie biblique1
Résumé : Nombre des livres bibliques sont écrits dans le langage de la poésie, en particulier les Psaumes. Mais le poème hébraïque obéit à des règles très différentes de celles de la rime et de la mesure qui caractérisent le poème français. Le parallélisme est le trait principal de la poésie hébraïque ; il se rapporte au sens plus qu’à la forme. L’auteur expose ici quelles sont les différentes manifestations du parallélisme, afin de nous faire mieux apprécier les livres poétiques de la Bible. Il explique aussi comment la poésie hébraïque, par exception, était prédestinée à être traduite dans toutes les langues.
C’est Lowth qui, le premier, dans ses Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux, publiées en 1753 à Oxford, où il était professeur, a établi l’existence du parallélisme dans la poésie hébraïque. Il n’avait pas été soupçonné par les anciens ; du moins ne l’ont-ils pas signalé en tant que mécanisme poétique, et n’en ont-ils tiré aucun parti pour l’interprétation de l’Ecriture.
Lowth définit le parallélisme : la correspondance d’un vers avec un autre. Il l’appelle le parallélisme des membres, parce que la répétition de deux ou trois membres parallèles est un caractère constitutif de la poésie hébraïque, où il n’y a jamais de vers isolé. C’est une sorte de rime de la pensée, une symétrie de l’idée, exprimée ordinairement deux fois, ou quelquefois trois, en termes différents, tantôt synonymes, tantôt opposés.
Langue du-juste argent choisi
Cœur des-méchants sans valeur (Prov. X 20).
On a comparé le parallélisme au balancement d’une fronde ; on pourrait le comparer peut-être plus justement au mouvement d’un balancier qui va et revient sur lui-même.
Ces répétitions de la même pensée décèlent un trait du caractère oriental qui est plus lent que vif, qui n’a jamais attaché au temps la même valeur que nous, et s’est toujours complu dans la méditation des mêmes idées. Il faut d’ailleurs reconnaître que le parallélisme est jusqu’à un certain point dans la nature des choses, au moins pour le chant, puisque les refrains sont de toutes les époques et de tous les pays.
Nous avons dit qu’on peut comparer le parallélisme au mouvement d’un balancier. Rien n’est plus monotone en soi que la régularité de ce va-et-vient qui ne change jamais. La variété est cependant un élément nécessaire de la beauté. La monotonie ne devait-elle donc pas devenir l’écueil fatal de toutes les compositions poétiques d’Israël ? Ce danger a été évité beaucoup mieux que dans nos poèmes en vers alexandrins, grâce à la souplesse du génie hébraïque et à la diversité des combinaisons qu’il a su introduire dans le parallélisme. Il y en a quatre espèces principales, qu’on appelle parallélisme synonymique, antithétique, synthétique et rythmique.
Le parallélisme est synonymique quand les membres parallèles se correspondent en exprimant en termes équivalents le même sens. Assez fréquemment, il y a gradation dans la pensée, quoiqu’elle reste substantiellement la même dans les deux membres. On trouve de nombreux exemples de cette espèce de parallélisme dans les Psaumes. Lowth a signalé déjà comme un des plus beaux. le Psaume CXIV (selon l’hébreu, première partie du Psaume CXIII selon la Vulgate) :
Quand Israël sortit de l’Egypte,
La maison de Jacob, [du milieu] d’un peuple barbare,
Juda devint son sanctuaire,
Israël, son royaume.
La mer [le] vit et elle s’enfuit,
Le Jourdain recula en arrière,
Les montagnes bondirent comme des béliers,
Les collines, comme des agneaux.
Pourquoi t’enfuir, ô mer?
[Pourquoi], Jourdain, reculer en arrière?
[Pourquoi], bondir comme des béliers, ô montagnes.
[Et vous], collines, comme des agneaux?
Tremble devant la face du Seigneur, ô terre!
Devant la face du Dieu de Jacob,
Qui change la pierre en sources abondantes,
Et le rocher en ruisseaux d’eau [vive].
2) Le parallélisme est antithétique quand les deux membres se correspondent l’un à l’autre par une opposition de termes ou de sentiments. Cette espèce de parallélisme est surtout usitée dans les Proverbes, parce qu’elle est conforme à l’esprit de la poésie gnomique : l’antithèse fait ressortir la pensée qui est le fond de la sentence et de la maxime
Les coups de l’ami sont fidèles,
Les baisers de l’ennemi sont perfides.
L ‘homme rassasié dédaigne le miel,
L ‘affamé [trouve] doux même ce qui est amer.
(Prov. XXVII, 6-7)
On en rencontre aussi de beaux exemples dans les Psaumes :
Ceux-ci se confiaient dans leurs chariots, ceux-là dans leurs [coursiers];
Et nous dans le nom de YHWH, notre Dieu.
Ils ont fléchi, ils sont tombés;
Et nous, nous sommes debout, nous sommes fermes.
(Ps. XIX, 8-9)
3) Le parallélisme est synthétique quand il consiste seulement dans une ressemblance de construction ou de mesure :
Les mots ne correspondent pas aux mots et les membres de phrase aux membres de phrase comme équivalents ou opposés par le sens, mais la tournure et la forme sont identiques : le sujet répond au sujet, le verbe au verbe, l’adjectif à l’adjectif et la mesure est la même.
La seconde partie du Psaume XXVIII (XXIX), Coeli enarrant gloriam Dei, contient des exemples remarquables de parallélisme synthétique :
La loi du Seigneur est parfaite,
Récréant l’âme;
Le précepte du Seigneur est fidèle,
Instruisant le simple;
Les commandements du Seigneur sont justes,
Réjouissant le cœur;
Le décret du Seigneur est pur,
Eclairant les yeux…
Plus désirable que l’or,
Que des monceaux d’or;
Plus doux que le miel,
Que le rayon de miel.
4) Le parallélisme est néanmoins quelques fois simplement apparent et ne consiste que dans une certaine analogie de construction ou dans le développement de la pensée en deux vers. Il est alors purement rythmique et se prête par là même à des combinaisons infinies :
Heureux ceux qui gardent ses préceptes [du Seigneur],
Qui le cherchent de tout leur cœur…
Tu as donné tes commandements
Pour qu’on les observe avec soin…
Je veux garder tes ordonnances;
Ne m’abandonne pas entièrement. (Ps. CXVIII 2, 4, 8)
Les poètes hébreux en font un usage assez fréquent, et c’est surtout par lui et par les formes multiples qu’ils savent lui donner qu’ils ont réussi à éviter la monotonie à laquelle semblait les condamner fatalement la forme même de la poésie hébraïque.
Ils ont su introduire la variété dans toutes les formes de parallélisme par une multitude de procédés ingénieux dont nous n’énumérerons qu’un petit nombre.
1° Tantôt le verbe exprimé dans le premier membre est sous- entendu dans le second :
Quand Israël sortit de l’Egypte,
La maison de Jacob — [du milieu] d’un peuple barbare,
Juda devint son sanctuaire,
Israël — son royaume. (Ps. CXIII, 1-2).
2° Tantôt le sujet du premier hémistiche devient régime du second :
Dans l’iniquité j’ai été formé,
Et dans le péché ma mère m’a conçu. (Ps. I, 7).
3° Ou bien le discours direct est substitué à l’indirect :
Il est bon de louer IHWH,
Et de chanter ton nom, ô Très-Haut. (Ps. XCI, 2).
4° Le parallélisme strict est rompu par l’emploi de diverses figures, de l’inversion, de l’interrogation, de l’exclamation, de l’ellipse
Mon âme est troublée, beaucoup,
Et toi, Seigneur, jusqu‘à quand ? (Ps. VI, 4)
Ils crient au secours… et point de sauveur.
Vers le Seigneur… et il ne leur répond pas.(Ps. XVII,42)
5° Le sens, suspendu dans le premier membre, n’est terminé que dans le second, et le parallélisme est indiqué par la répétition des mêmes mots
Louez, serviteurs du Seigneur,
Louez le nom du Seigneur. (Ps. CXII, 1)
Ces moyens de varier le parallélisme, empruntés à la grammaire et à la rhétorique, ne sont pas les seuls qu’aient employés les poètes d’Israël. Ils ont eu recours à d’autres, qui modifient davantage la forme poétique et produisent une diversité plus grande.
1° La pensée que veut exprimer le poète embrasse quelquefois quatre membres, et alors, par un procédé analogue à celui de nos vers à rimes mêlées ou croisées, les membres parallèles ne se suivent pas deux à deux, mais sont intervertis, de sorte que, par exemple, le premier est parallèle avec le dernier et le second avec l’avant-dernier.
Mon fils, si ton cœur est sage,
Mon cœur se réjouira.
Mes reins tressailliront d’allégresse,
Quand tes lèvres proféreront des paroles sensées.
(Prov. XXIII, 15-16)
Dans l’exemple suivant, le premier membre répond au troisième, et le second au quatrième:
J’enivrerai mes flèches de sang,
Mon épée se nourrira de chair,
Du sang des morts et des captifs,
De la tête des chefs ennemis. (Deut. XXXII, 42)
2° Les parallélismes synonymique et antithétique sont quelque fois employés simultanément :
La vérité germera de la terre,
La justice poindra des cieux. (Ps. LXXXIV, 12)
3° Le nombre des membres parallèles peut être multiplié et porté à trois ou même à quatre. Il est de trois dans cette imprécation de David, Ps. VII, 6 :
Que l’ennemi me poursuivre et m ‘atteigne,
Qu‘il foule ma vie aux pieds,
Qu‘il me réduise en poussière!
Le Psaume XC, 5-6, nous présente quatre membres parallèles consécutifs, combinés deux à deux avec beaucoup d’art :
Ne crains point les terreurs de la nuit,
Ni le flèche lancée dans le jour,
Ni le peste qui s ‘avance dans l’obscurité,
Ni la contagion qui exerce ses ravages en plein midi.
4° Enfin la diversité de mesure dans le vers, c’est-à-dire du nombre de mots ou de syllabes mesurées qui le composent régulièrement, permet d’introduire un nouvel élément de variété dans le parallélisme, en alternant les vers de diverses mesures ou en les mêlant au gré du poète. Nous en avons cité plus haut un exemple, tiré du Psaume Coeli enarrant gloriam Dei, à propos du parallélisme synthétique ; en voici un autre, emprunté au Ps. XIV (Vulgate, XIII) :
L‘insensé a dit dans son cœur;
Dieu n ‘est pas.
Ses œuvres sont corrompues, abominables;
Nul n ‘agit bien.
Seigneur, du haut du ciel, jette les yeux
Sur les enfants des hommes,
Pour voir s’il est un homme sage,
Cherchant Dieu.
Tous ont dévié, tous sont pervertis;
Nul n’agit bien !
Tout ce que nous avons dit jusqu’ici du parallélisme montre clairement quel avantage offre cette forme particulière de la poésie hébraïque, pour faire passer cette dernière dans une langue différente, sans lui enlever complètement son cachet.
Celles des formes poétiques qui consistent exclusivement dans la mesure prosodique ou la rime des mots, disparaissent nécessairement dans les traductions ; au contraire le parallélisme existant d’ordinaire, non dans les sons, mais dans la pensée même, peut être aisément conservé. On dirait que Dieu, qui voulait que les poèmes qu’il avait inspirés aux chantres d’Israël devinssent le chant et la prière de l’Eglise universelle et du monde entier, voulut aussi qu’ils fussent jetés dans un moule poétique capable d’être facilement transporté dans toutes les langues parlées sous le ciel.
L’étude du parallélisme a donc une véritable importance littéraire, et puisque Dieu a voulu qu’une partie de la parole révélée nous fût transmise sous forme de poèmes, il ne peut pas être indifférent pour un chrétien de connaître les règles et les lois qui le régissent. Mais là n’est pas cependant le principal intérêt de cette étude. Elle a une utilité plus grande encore. S’il nous est avantageux de connaître les beautés littéraires de la Bible, il l’est bien davantage d’en pénétrer le sens. Or, la connaissance du parallélisme est un moyen puissant de mieux saisir la signification d’un grand nombre de passages, qu’on rencontre précisément dans les livres les plus obscurs et les plus difficiles de la Sainte Ecriture. Bien des endroits des Psaumes, par exemple, deviendront clairs et intelligibles à qui leur appliquera pour les comprendre les règles du parallélisme synonymique ou antithétique. Ainsi le sens d’in virtute tua, dans le passage suivant du Ps. CXXI, 7 :
Fiat pax in virtute tua
Et abundantia in turribus tuis2
’est déterminé par le parallélisme.
Puisque in virtute correspond à in turribus, il doit avoir un sens analogue et désigner par conséquent ce qui fait la force de Jérusalem et lui assure la paix, c’est-à-dire ses murailles, comme l’a traduit saint Jérôme dans sa version des Psaumes sur l’hébreu, in muris tuis. De même, Ps. LXXV, 3 :
Et factus est in pace locus ejus,
Et habitatio ejus in Sion3,
Le mot in pace doit désigner Jérusalem, Salem, séjour de la paix, parce qu’il correspond à Sion. Le parallélisme sert même quelque fois à déterminer la vraie leçon. Ainsi il prouve que dans le verset 17 du Ps. XXI, qui a une si grande portée, il faut lire, avec notre Vulgate, Kâ’arou, “ils ont percé”, et non kâ’ari, “comme un lion”, ainsi que le porte le texte massorétique*, parce que cette dernière leçon détruit le parallélisme :
Ils ont percé mes mains et mes pieds,
Ils ont compté tous mes os.
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(*)Note. A cette dernière remarque de F. Vigouroux il nous semble utile d’apporter quelques précisions.
Le grec et le latin se traduisent ici
v. 17 Car des chiens nombreux m’ont environné,
Un concile de méchants m’assiège4
Ils ont percé5 mes mains et mes pieds,
v. 18 Ils ont compté tous mes os.
Ces 4 vers forment deux parallélismes synonymiques successifs, à cheval sur les versets 17 et 18.
La version hébraïque en usage dans le judaïsme (texte établi par les massorètes au 4ème siècle après Jésus-Christ) donne pour le troisième vers de ce quatrain :
“Comme un lion, mes mains et mes pieds”
La traduction officielle du rabbinat français (Zadoc Kahn) rend cette version intelligible en intercalant un verbe sous-entendu
« Comme le lion [ils meurtrissent] mes mains et mes pieds”
Or la locution kâ’ari (“comme un lion”) est surmontée d’un astérisque qui indique une “correction des sages” (tikoun sôferim) : la modification du texte original par les rabbins, entérinée par les massorètes.
F. Vigouroux porte en note à la traduction de ce verset : “Il faut renoncer à toutes les lois de la critique et de l’herméneutique, pour traduire avec les Juifs, “comme un lion, mes mains et mes pieds”
Quand on considère quel est le personnage célèbre dont les mains et les pieds ont été transpercées, l’intention à l’œuvre derrière cette “correction des sages” est plus qu’évidente : il fallait faire disparaître tout indice de la messianité du Christ, dans ce psaume 21 dont le premier vers est cité par Jésus en croix, selon son ultime parole, si déconcertante à première lecture : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?“ (Mat. 27:46).
Outre toutes les considérations que les Pères de l’Eglise et les théologiens ont pu tirer de cette exclamation, il est bon de rappeler que l’usage était de désigner les passages de l’Ecriture par leurs premiers mots. Lorsque le Christ ou les apôtres citent quelques mots de l’Ecriture devant des auditeurs qui connaissent par cœur la Torah et les Psaumes, il faut toujours considérer la totalité du verset, voire tout le passage qui suit, pour bien comprendre l’allusion. En citant les 4 premiers mots du psaume 21, le Christ désigne aussi l’ensemble du psaume et notamment ce prophétique verset 17 qui s’applique beaucoup mieux au Christ (et donc à l’Eglise) qu’à David en ses tribulations. En particulier on y retrouve (v. 9) la phrase que saint Matthieu met dans la bouche des grands prêtres : “Il a mis en Dieu sa confiance ; qu’Il le délivre à présent, s’il l’aime ! » (Mat. 27:43).
C’est dire avec quelle attention nous devons méditer chacun de ces ponts entre l’Ancien et le Nouveau Testament, dans lesquels l’Ecriture révèle sa profonde unité6.
1 La Sainte Bible polyglotte, Roger et Chernoviz, Paris, 1902, t. 3, p.826-830.
2 Que la paix règne dans tes murs, et l’abondance dans ta tour.
3 Sa tente s’est fixée dans la paix (Salem), et sa demeure en Sion.
4 En latin : “Concilium malignántium obsédit me” en grec : “συvαγωγη ποvηρευομεvωv περιεσκοv με”.
5 En latin : “Foderunt manus meas et pedes meos”; en grec des Septante “Ωρυξαv χειραs μου και ποδαs .
6 Dans le même esprit, nous renvoyons à l’article d’Antonio Ammassari “Sur les origines du calendrier de Noël” (Le Cep n°1, pp. 58-62). L’auteur y montre comment certains passages de saint Luc ou des Actes remémorent le psaume du jour, souvent prophétique, tel qu’il figurait dans la liturgie alors célébrée dans le Temple.