Partager la publication "Don d’organes, ultime acte de charité ou euthanasie ?"
Par Penot David
SOCIÉTÉ
«Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant. »
(P. Le Prévost)
Résumé : Du point de vue du donneur volontaire, le don d’organe est perçu comme un acte altruiste puisqu’il va permettre de sauver ou d’améliorer des vies. Mais la réalité du prélèvement soulève de nombreuses questions, à commencer par la définition de la mort clinique. En 1968, un article publié à Harvard fit de l’arrêt des signaux cérébraux le critère de la mort. Du coup, on put disposer de reins, cœurs, foies, etc. en bon état en vue de les greffer, si bien que la transplantation d’organes devint une opération chirurgicale courante. Mais le corps humain n’est pas une machine et deux questions majeures restent irrésolues : l’acte de prélèvement n’est–il pas celui qui rend irréversible une « mort cérébrale » qui n’était qu’un passage à vide ? Savons-nous regarder la mort pour ce qu’elle est : un simple passage vers l’au-delà ?
Lors d’un séjour à Munich il y a plusieurs années, je fus abordé sur la place du centre-ville par un groupe de jeunes militants. Point de programme politique ! C’était contre le don d’organes que ces jeunes manifestaient et invitaient les passants à venir à une conférence. Je riais en moi-même : il faut être fou pour s’opposer à ce qui est une forme de civisme ! Pourquoi ne pas laisser après sa mort quelques organes à un malheureux, surtout quand on n’a soi-même plus rien à perdre ? Mais la conférence, à laquelle j’assistai quelques jours plus tard, me fit très vite changer d’avis. Bouleversé, j’achetai une brochure : Don d’organes – ultime acte de charité ou euthanasie1 ? Les articles étaient signés par plusieurs scientifiques éminents : Paul A. Byrne, Josef Seifert2, etc.
L’auteur de la préface était Wanda Półtawska, une psychiatre polonaise, amie intime de Jean Paul II3. Internée au camp de concentration de Ravensbrück pendant la Seconde Guerre mondiale, elle fut de ces femmes sur lesquelles les médecins nazis pratiquèrent diverses expériences.
Depuis, je milite, dans la mesure de mes moyens, contre la transplantation d’organes à partir de donneurs en état de mort cérébrale.
Les dessous du don d’organes
Il est aujourd’hui commun de prélever sur des personnes au cerveau mort les organes et tissus sains transplantables (cœur, reins, poumons, pancréas, cornées oculaires, etc.) pour les implanter sur des patients souffrant de maladies incurables. Les premières transplantations datent des années 1950 ; le premier cœur a été transplanté en 1968. Depuis, le progrès technique a su améliorer les procédés et les résultats.
Si le receveur vit encore quelques années en bonne santé physique et psychique, on ne peut que s’en réjouir. Mais la réalité est autre : le patient reste jusqu’à sa mort précoce à la merci de traitements lourds, destinés à lutter contre le rejet de l’organe par son propre corps. Certaines personnes se plaignent de troubles psychiques, de changements de personnalité ou de sentiments de culpabilité.
La transplantation elle-même pose un problème médical et technique : pour que l’organe soit de bonne qualité, le mort doit être “frais”, c’est-à-dire décédé depuis peu et toujours irrigué de sang et d’oxygène.
Ce sont les morts dits « encéphaliques », dont le seul organe mort serait le cerveau ; la personne étant donc forcément morte, prétend-on. Le plus souvent, il s’agit d’accidentés de la route, victimes d’AVC, d’infarctus, d’étouffements, etc. Pour faire face à une demande croissante, la loi française a adopté le principe du « consentement présumé » : tout citoyen est considéré comme un donneur potentiel tant qu’il ne s’est pas inscrit au Registre national des refus du don d’organes4. En 2007, l’Agence de bioéthique a lancé dans certaines villes de France le projet expérimental « Prélèvement à cœur arrêté ». Dans ce cadre, la mort encéphalique n’est pas requise pour un prélèvement.
Un exemple. Un homme s’évanouit dans la rue. Les secours arrivés sur place peinent à le réanimer. Pendant le trajet à l’hôpital, la question de la possible exploitation de ses organes est déjà évoquée. Le patient et donneur potentiel entre au service de réanimation : assistance respiratoire, traitements stimulants et/ou sédatifs, surveillance cardiovasculaire, hormonale, etc. Mais les écrans restent muets, le cerveau ne montre plus d’activité. Pourtant, nombre de fonctions vitales sont intactes : le cœur bat, le corps est chaud, transpire et digère. La personne est-elle morte ou encore vivante ? Une série de tests (qui ne sont pas toujours les mêmes, selon les pays d’Europe et d’ailleurs) permet de répondre à la question.
Lors du dit « test d’apnée » — l’assistance respiratoire est coupée pour voir si le patient fait des efforts autonomes de respiration —, on a l’habitude de constater des épiphénomènes : le mort bouge les avant-bras ou les bras, peut les croiser sur la poitrine, agripper l’intubateur, ou un membre du personnel, lever le buste ou s’asseoir carrément. C’est le « signe de Lazare » : des impulsions issues de la moelle épinière… qui ne seraient bien sûr pas des signes de vie. Si rien ne s’oppose à l’explantation, les soins changent de but sans forcément changer de nature. Avant l’opération, le mort reçoit un traitement relaxant ou est anesthésié, parfois même attaché, pour éviter des mouvements de sa part qui gêneraient l’opération. Dès lors, il faut récupérer le maximum d’organes. Le corps est incisé du menton jusqu’au pubis.
Au même moment, on constate une accélération de son pouls, une montée de la tension artérielle, une sudation et une poussée d’adrénaline qui disparaissent au moment où les organes vitaux sont sectionnés.
Dans une interview diffusée en 1995 sur la chaîne TV bavaroise BR, le Dr Heinz Angstwurm, grand spécialiste de la transplantation en Allemagne, admet — par sa non-réponse à la question du journaliste — l’extrême pénibilité psychique pour toute l’équipe médicale de chaque opération d’explantation5.
Histoire du pour et du contre
La définition clinique courante de la mort repose essentiellement sur un article publié en août 1968 par l’École de médecine de Harvard (JAMA, vol. 205/6). Les auteurs, une équipe composée ad hoc, proposaient la « mort cérébrale » (l’inactivité du cerveau) comme nouveau critère de la mort, la mettant (par raccourci) sur le même plan que le « coma irréversible ». À sa sortie, l’article indigna une bonne partie de la communauté médicale.
Un des premiers à s’être élevé contre cette nouvelle conception de la mort fut le philosophe allemand Hans Jonas (1903-1993). Dans une conférence donnée en septembre 1968, il dénonçait l’esprit utilitariste de cet article qui, d’après son analyse, ne servait qu’à libérer les acteurs de leurs responsabilités et à justifier une quête de l’organe inconsidérée. Pourtant, en décembre, loin de heurter les esprits, la première transplantation du cœur réussie par le Dr Christiaan Barnard remporta les faveurs de l’opinion mondiale. L’équipe de Harvard avait gagné…
Depuis, bien des autorités contestent les « Harvard criteria » et publient des articles tels que « Brain death – an opposing viewpoint », JAMA, 1979 ; « On the difficulty of neurosurgical end of life decisions », JME, 2006 ; Controversies in the Determination of Death, Washington DC, 2008, etc. Signalons aussi l’article de Lucetta Scaraffia, « I segni della morte », L’Osservatore Romano, 2008.
Le 19 février 2009 à Rome, un congrès international Signs of Life : is “brain death” still life ? réfutait les critères de Harvard et dénonçait la pratique abusive et mondialement répandue de la transplantation d’organes, son cadre légal insuffisant, les enjeux économiques et publicitaires, et l’incompétence fréquente des praticiens dans le diagnostic de la mort. Parmi les conférenciers, il faut citer Paul A. Byrne (néonatologue, USA), Cicero Coimbra (neurologue, Brésil), John A. Armour (neurocardiologue, Canada), Jan Talar (médecin en réanimation et thérapeute, Pologne), Mercedes A. Wilson (militante pro-famille, USA) et Josef Seifert (philosophe, Liechtenstein). La communication du Dr Talar consista en une longue liste de patients, déclarés morts encéphaliques, qu’il a pu ramener à la vie. Depuis qu’il s’en est fait une spécialité, Jan Talar fait face à des sanctions professionnelles et reçoit des menaces de mort. Dans un entretien réalisé en marge du congrès, le Dr Coimbra disait à propos du « test d’apnée » : « […] nous tuons les patients pour nous assurer qu’ils sont morts. » (« …by performing those tests, that are so called “diagnostic tests”, we are killing patients to make sure that they are dead6. »)
Les 25 et 26 février 2012, un autre congrès, toujours à Rome, Ai confini dell’ umano, évoquait la même thématique (cf. L’Homme Nouveau, n° 1 513). Les deux congrès furent soutenus par le Saint-Siège.
Comme je le disais au début, c’est en Allemagne que j’ai découvert ce sujet. Depuis 1984, une journaliste de la chaîne TV publique allemande ARD, Sylvia Matthies7 (assistée à partir de 2008 par le Dr Regina Breul), fait un travail remarquable de collecte de témoignages : médecins, thérapeutes, personnel soignant, aumôniers d’hôpital, et particuliers heureux d’avoir retrouvé un proche déclaré mort ou regrettant de l’avoir abandonné aux chirurgiens. Les récits sont choquants, déchirants parfois, et nombreux.
Beaucoup de ses vidéos, en allemand et en anglais pour la plupart, sont disponibles sur Gloria.tv, Youtube ou autres moteurs de recherche vidéo8.
En France, le sujet reste peu connu. Dominent surtout l’enthousiasme devant le progrès technique et la solidarité qu’il rend possible. À ma connaissance, seul un article, dans Le Monde du 11 juin 2008, rapporte un fait divers de ce type : « Le donneur d’organes n’était pas mort. » À Paris, un homme s’était écroulé sur le trottoir. Pris pour mort et immédiatement transporté à l’hôpital, il s’est réveillé sur le billard, juste à temps pour ne pas être disséqué.
Position de l’Église catholique
Le Catéchisme de l’Église catholique, qui, a priori, ne s’oppose pas au don d’organes, pointe néanmoins le problème : « La transplantation d’organes est conforme à la loi morale et peut être méritoire si les dangers et les risques physiques et psychiques encourus par le donneur sont proportionnés au bien recherché chez le destinataire. » La condition posée par « si » interdit dans la pratique le prélèvement d’organes sur un mort encéphalique, qui au mieux est un mourant, jamais un cadavre ! Et de poursuivre : « Il est moralement inadmissible de provoquer directement la mutilation invalidante ou la mort d’un être humain, fût-ce pour retarder le décès d’autres personnes. » Quant au principe du consentement présumé, en vigueur en France, il est d’emblée clairement condamné : « La transplantation d’organes n’est pas moralement acceptable si le donneur ou ses ayants droit n’y ont pas donné leur consentement éclairé » (CEC, n° 2 296).
Saint François d’Assise, modèle des mourants
Permettez-moi de conclure par une anecdote sur saint François d’Assise. Cet amoureux de la vie avait aussi un regard très juste sur la mort.
Quand vint pour lui l’heure de mourir, saint François dit à son médecin : « Courage, frère médecin, dis-moi que la mort est imminente ! Pour moi, elle est l’entrée à la vie ! » Et à ses frères : « Quand vous me verrez à la dernière extrémité, déposez-moi sur le sol, nu, tel que vous m’avez vu avant-hier. Et quand je serai trépassé, laissez-moi encore par terre, le temps qu’il faut à un homme pour parcourir un mille sans se presser9. »
Bibliographie
[Ad Hoc Comittee of the Harvard Medical School to Examine the Definition of Brain Death], « A Definition of Irreversible Coma », Journal of the American Medical Association (JAMA), 5 août 1968, vol. 205/n° 6, p. 337-340.
Armagnac Marie, Dr, « Aux frontières de l’humain », L’Homme Nouveau, n° 1 513, 10 mars 2012, p. 9.
Bertrand Delphine, Le donneur d’organes, un malade en réanimation comme les autres ?, travail d’intérêt professionnel, Reims, École d’IADE du CHU, 2011.
Byrne Paul A., O’Reilly Sean & Quay Paul M., « Brain death – An opposing viewpoint », JAMA, 2 novembre 1979, vol. 242/n° 18, p. 1 985-1 990.
Catéchisme de l’Église catholique (= CEC), Cité du Vatican, Libreria Editrice Vaticana, Paris, Mame/Plon, 1992.
Controversies in the Determination of Death, Washington D.C.: The President’s Council on Bioethics, déc. 2008.
Jonas Hans, « Against the stream. Comments on the definition and redefinition of death », in Hans Jonas, Philosophical essays, University of Chicago Press, 1980, p. 132-140.
Jonas Hans, Technik, Medizin und Ethik, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp Verlag, 1985. Un extrait de ce livre a été publié sous le titre L’art médical et la responsabilité humaine (trad. par Éric Pommier), Paris, Éd. du Cerf, 2012.
Müller Sabine, « Revival on the brain death debate », Ethik in der Medizin, 22/n° 1, 2010, p. 5-17.
Nau Jean-Yves, « Le donneur d’organes n’était pas mort », Le Monde, 11 juin 2008.
Organspende – Letzter Liebesdienst oder Euthanasie?, Walter Ramm (éd.), Abtsteinach, Derscheider Verlag, 2e éd., 1995.
Scaraffia Lucetta, « I segni della morte. A quarant’anni dal rapporto di Harvard », L’Osservatore Romano, 3 sept. 2008.
Schaller Carlo & Kessler M., « On the difficulty of neurosurgical end of life decisions », Journal of Medial Ethics (JME), 32 (février 2006), p. 65-69.
Squifflet Jean-Paul, Don d’organes et transplantation. Recueil des procédures en matière de prélèvement d’organes, Bruxelles, Clinique U.C.L. Saint-Luc, 1997.
1 Organspende – Letzter Liebesdienst oder Euthanasie ?, Walter Ramm (éd.), Absteinach : Derscheider, 1995. L’éditeur a dédié cette brochure à Max Thürkauf que les lecteurs du Cep connaissent bien.
2 Les lecteurs du Cep retrouveront ce nom dans les n° 39, 41 & 43.
3 Ndlr. Collaboratrice de Mgr Wojtiła, alors évêque auxiliaire de Cracovie, Wanda Półtawska fut atteinte d’un cancer en 1962. L’évêque écrivit au Padre Pio pour en demander la guérison. Dix jours plus tard, la tumeur était entièrement résorbée (cet épisode est repris dans la bande dessinée sur Jean-Paul II donnée par les Éd. du Triomphe). C’est par son intermédiaire qu’une délégation du CEP fut invitée à assister à la messe privée du pape Jean-Paul II le 24 octobre 2002, en marge du Symposium catholique international sur la Création organisé à Rome par le Centre Kolbe (N.B. Les Actes de ce Symposium (450 p., en anglais) sont disponibles auprès du CEP pour 25€ franco).
4 Cf. http://www.dondorganes.fr/046-comment-exprimer-son-refus
5 Sylvia Matthies, Tot oder lebendig: Hirntoddiskussion, film documentaire, diffusé sur Bayerisches Fernsehen (BR), sept. 1995, 19h30, 45 mn.
6 youtube.com/watch?v=AJBWBENLJyA (à la minute 0:38).
7 Site internet : silvia-matthies.de/.
8 Une recherche sur Google/vidéos (mots-clés « Brain death » ou « Silvia Matthies ») donne de meilleurs résultats à partir de : google.de.
9 Cf. Thomas de Celano, Vita seconda di San Francesco d’Assisi, cap. CLXIII, n° 217.