Partager la publication "Philosophie et Idéologie : ce que c’est que de penser pour les classiques et pour les modernes"
Par Polin Claude1
Résumé : On évoque couramment les « idéologies » politiques, comme si l’homme était depuis toujours invité à imposer ses idées aux sociétés. Cette attitude aurait profondément répugné à la pensée classique, tout adonnée à rechercher, pour l’homme, une communion avec l’ordre de l’univers. >
Au fond, l’humanisme du XVIe siècle relève d’un désir de se libérer de la nature intrinsèque des choses. Bien avant 1789, il fit de la liberté individuelle, guidée par la seule raison, le nouvel impératif, tant de la pensée que de l’action. Relisons donc selon cette perspective égocentrique les différentes idéologies politiques modernes, aussi bien le marxisme que le libéralisme. Nous comprendrons ainsi pourquoi l’adhésion aux idéologies relève si souvent de l’affectivité et conduit ipso facto à nos sociétés systématiquement conflictuelles.
Il y a quelques années la mode était à annoncer la fin des idéologies. Par la bouche d’un D. Bell ou d’un R. Aron, le libéralisme modéré prédisait l’affadissement des antagonismes idéologiques et la naissance d’un juste milieu réaliste propice à réconcilier en particulier les deux idéologies majeures de l’époque, le libéralisme et le communisme. C’était là méconnaître et la nature même de ce qu’on appelle une idéologie, et ce que les idéologies ont de consubstantiel à la modernité.
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Le concept de modernité est loin d’être flou malgré ce qu’il a de général.
Pour ma part je crois que l’un des caractères essentiels de cette modernité, sinon son essence, est d’avoir inventé une nouvelle religion, la religion du Moi érigé en Dieu – une religion évidemment étrangère au monde classique, et à laquelle il aurait viscéralement répugné.
S’il est en effet une conviction ou une intuition qui fut comme la matrice de la mentalité tant de l’Europe païenne que chrétienne, c’est bien que l’homme est une simple partie d’un univers qu’il n’a pas fait. Certes il sait y occuper une position plus exaltée qu’un caillou sur le bord d’un chemin, mais il sait aussi n’y occuper pourtant jamais qu’une place assignée, dont il a la charge et dont, comme un acteur qui remplit son rôle, si humble soit-il, il a pour devoir de s’acquitter de son mieux.
De cette intuition fondamentale, dont on ne prendra jamais assez conscience, procédait d’une certaine conception de ce que c’était que penser. Penser les choses n’était certes pas y être comme englué, c’était au contraire être capable de distance par rapport à elles, la pensée devenant l’une des formes, sinon le principe même de la liberté humaine, mais afin de mieux les appréhender, c’est-à-dire d’un côté comme un donné essentiellement indépendant de soi ou de la connaissance qu’on pouvait en prendre, et de l’autre comme un donné compréhensible, c’est-à-dire qui ne pouvait pas ne pas avoir un sens : la nature, jugeait-on, ne faisait jamais rien en vain, tout être dans l’univers y avait sa raison d’être.
Raison d’être qui, à moins de supposer que l’univers fût un chaos, ne pouvait être isolée de celle des autres êtres : pour le classique, tout se tenait dans l’univers, l’essence de chaque chose enveloppait sa relation aux autres. Penser était donc concevoir un ordre dans les choses, et donc croire que cet ordre existait.
Penser l’ordre ne pouvait pas ne pas inciter à percevoir qu’il avait quelque chose de mystérieusement providentiel, c’est à dire à le respecter. Mais les classiques n’étaient pas sans savoir combien l’homme était capable d’attenter à l’ordre, d’obéir à ses passions plutôt qu’à sa raison.
Il leur semblait donc que l’homme eût à maîtriser son affectivité et à respecter les choses : c’était dire que la nature n’était pas seulement de l’être mais du devoir être, pour les uns produit d’une raison éternelle, pour les autres œuvres de Dieu. Philosophie et théologie étaient les deux modes essentiels et supérieurs de la pensée humaine
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Un fait domine manifestement l’histoire culturelle de l’esprit européen : le grand schisme de ce siècle, le XVIe, où l’on voit les modernes s’opposer aux classiques, et une Europe massivement et profondément imprégnée de raison païenne ou de foi chrétienne se renier et se diviser contre elle-même. Ce schisme ne doit pas être envisagé seulement sous les espèces d’une rupture entre la foi réformée et l’orthodoxie romaine. Cette rupture est seulement la forme la plus visible d’une révolte non seulement contre les normes de l’orthodoxie catholique, mais contre l’idée même que puissent exister ces normes auxquelles le catholicisme ne cessait de se référer, c’est-à-dire une nature des choses, un ordre naturel des choses. La Renaissance fut ce moment où l’on crut que les temps étaient venus pour l’humanité de renaître : l’esprit humain devait retrouver une liberté progressivement étouffée sous les sédiments des dogmes, principes, coutumes et préjugés auxquels l’habitude, et non la raison, donnait seule quelque fondement, et les citoyens devaient cesser d’obéir à des pouvoirs auxquels ils n’obéissaient jamais que parce qu’ils leur avaient toujours obéi. Tout l’humanisme défendu par l’esprit de l’époque ne fut qu’incitation à une liberté dont le principe est : rien n’est vrai, rien n’est bon, rien n’est beau que ce qu’il plaît aux hommes de dire tel. La liberté était devenue une fin en soi. La grande révolution européenne ne fut peut-être pas celle de 1789 mais d’abord et avant tout celle de la Renaissance. Déterminer les causes de ce renversement du tout au tout constitue l’une des questions les plus essentielles que le philosophe peut se poser aujourd’hui, mais pour le présent propos il suffira de mentionner une rupture d’autant moins contestable que les contemporains ont eux-mêmes fait état de leur volonté de la consommer.
Les européens se mirent donc à penser en des termes radicalement nouveaux. D’un côté, ils mirent assez de confiance en leur raison pour la juger capable de faire d’eux les seigneurs et possesseurs de la nature, de l’autre ils furent pris d’un prurit d’utopies morales et sociales, mus par l’idée que l’homme était le seul architecte légitime de sa vie individuelle et collective. Dès l’instant que l’univers ne leur parut plus être un ordre dans lequel leur propre nature les portait à s’insérer, ils jugèrent tout naturellement que, quelque ordre qu’il y régnât, il ne pouvait venir que d’eux.
Et même de chacun d’eux : n’y ayant plus de norme transcendant l’homme même, il n’y eut plus d’unité réelle du genre humain, il n’y eut plus que des individus réputés capables chacun de juger de tout par lui-même, dont la raison ne servît plus à déceler des normes universelles car naturelles, mais à en créer qui idéalement convinssent à chacun. Chaque homme devint à lui-même sa propre norme, et l’univers ce qu’il plaisait à chacun qu’il fût. Un peuple d’égotistes satisfaits d’eux-mêmes se mit à remplir la planète.
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Les temps étaient mûrs pour que naisse ce qu’on pourrait appeler le mode de penser idéologique.
Qu’est-ce en effet qu’une idéologie, ou qu’un discours idéologique ?
Le mot lui-même passe pour avoir été inventé au début du XIXe siècle pour désigner une nouvelle science, qui fit de nombreux adeptes en son temps. Très curieusement, il s’agissait déjà, bien avant Marx, de comprendre les opérations de l’esprit comme les effets d’une cause extérieure à lui (par exemple la physiologie du cerveau), principe que, en des termes fort différents, on retrouve cependant chez un Feuerbach, pour qui une idée (telle celle de Dieu) constitue une représentation des choses inconsciente de sa propre source (Dieu, c’est l’homme).
Tout se passe comme si on s’était soudain accordé pour considérer que les représentations que les hommes se font des choses n’atteignaient plus leur réalité, et même d’une certaine manière ne pouvaient jamais y parvenir.
Si le contenu d’une pensée n’était donc plus la chose qu’elle était supposée décrire, alors il ne pouvait plus être, d’une manière ou d’une autre, que la simple expression de celui qui l’a formulée. Et c’est bien ce qu’a jugé Marx, qui a popularisé cette conception et qui a donc tout naturellement été l’un des principaux responsables de l’acception contemporaine du terme. Selon lui une idéologie n’est pas une pure fantasmagorie, non plus qu’une pensée erronée, c’est une vision du monde, mais une vision particulière, parce que relative au sujet qui appréhende le monde et qui le juge à son aune. Ainsi Marx ne dit pas que la vision bourgeoise des choses est fausse, il dit qu’elle est bourgeoise, c’est-à-dire qu’elle représente un point de vue bourgeois sur les choses ; elle est, si l’on peut dire, objectivement relative. Aussi bien les prolétaires ont eux aussi leur idéologie, qui est l’idéologie prolétarienne.
Sous la critique des idées bourgeoises se trouve en réalité avalisée l’idée qu’il n’y a rien que de naturel à se représenter la réalité en fonction de la situation particulière qu’on y occupe, étant contestable seulement le fait de prendre cette situation particulière pour universalisable. En d’autres termes ce qui est sous-jacent à la notion d’idéologie, telle qu’elle est aujourd’hui utilisée, c’est l’idée qu’il n’est pas de représentation des choses qui ne procède d’un point de vue subjectif, c’est-à-dire qui ne soit relative aux individus qui se les représentent.
Il appartient évidemment au marxisme de considérer que cette subjectivité tient à ce que la conscience que tout individu prend des choses est commandée par sa situation matérielle (ce n’est pas la conscience qui détermine la vie … Etc.). Cependant il est difficile de ne pas s’apercevoir que Marx, loin d’être un précurseur, ne fait que reprendre à sa manière des conceptions en vogue depuis déjà deux siècles : depuis la Renaissance on faisait de l’homme la mesure de toute chose, et penser les choses n’était plus en devenir en quelque sorte le reflet, mais s’en faire l’idée que l’on se croyait fondé à en avoir. Se représenter les choses n’était plus se soumettre à la réalité mais projeter sur elle l’image que l’on croyait bon de s’en faire. C’était déjà là affirmer le caractère subjectif de toute conception des choses, c’est-à-dire en somme que toute pensée était idéologique.
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Cela étant, il convient de bien concevoir ce que cela signifie de parler d’une vision subjective des choses. Un homme juché sur une colline ne verra pas le paysage comme l’homme demeuré dans la vallée, mais leurs visions respectives, quoique relatives à leur situation, n’en sont pas pour autant à proprement parler subjectives. Elles le deviennent seulement à partir du moment où chacun estime que sa vision, loin de ne lui permettre qu’une vue partielle de la réalité, suffit au contraire à lui en donner une vision exhaustive. En d’autres termes il y a idéologie seulement lorsque le sujet juge qu’il n’y a pas d’autre manière de voir authentiquement les choses que la manière dont il se les représente lui-même, c’est-à-dire quand il confond son regard sur les choses avec la réalité de ces choses, quand pour lui il n’y a pas d’autre vérité que ce qu’il décide qu’est la « vérité ».
Ce qui veut dire qu’au principe de toute idéologie, il y a cette attitude caractéristique de la modernité tout entière, qui consiste, pour chaque individu, à vouloir être à lui tout seul la mesure de toute réalité en même temps que servir de mesure à tous les autres. Au principe de toute vision idéologique, il y a non seulement un individualisme radical, c’est-à-dire la conviction qu’a l’individu d’être le centre du monde, mais un individualisme animé par une volonté de toute-puissance. Une idéologie est tout simplement une vision égocentrique du monde qui se moque des autres. C’est au fond une des modalités de la révolte de l’homme, non pas seulement contre Dieu mais contre l’idée même de Dieu : le monde n’est pas ce que Dieu l’a voulu, le monde est, devrait être ou sera ce que moi je veux qu’il soit.
Si cette définition est exacte, on peut soutenir qu’il n’y a plus de place dans le monde moderne pour la philosophie, mais seulement pour des idéologies : le philosophe cherchait fondamentalement à déterminer la nature et donc la place de l’homme dans un univers dont le sens le transcendait, alors que, exactement à l’inverse, le sectateur d’une idéologie se borne à juger que le monde est ce qu’il en voit au travers du prisme étroit de sa subjectivité.
Ainsi on peut interpréter le libéralisme comme une idéologie affirmant que le monde appartient à tout individu qui a l’énergie de se l’approprier, cependant que le socialisme peut être vu comme une idéologie affirmant tout autant que le monde appartient à l’individu, mais que tout lui est dû sans qu’il ait à se donner le mal d’aller le chercher. De même le catholicisme moderniste a quelque chose d’idéologique, car prêcher l’amour inconditionnel de l’autre, quel qu’il soit, c’est l’encourager à être ou à penser ce qu’il lui plaît, et même proclamer que tous ont pour devoir de l’aider à n’être que ce qui lui plaît.
De même encore il peut y avoir de l’idéologique dans le nationalisme, non certes quand il exige de l’individu qu’il se reconnaisse une dette à l’égard d’une communauté dont il n’est qu’une partie et non le maître, mais lorsqu’il représente une manière pour l’individu de s’attribuer la puissance qui est celle du groupe. De même le racisme est évidemment idéologique lorsqu’il consiste à se conférer une éminence facile (chose qui, n’en déplaise au « politiquement correct », n’est pas le monopole des blancs), mais l’antiracisme est tout aussi idéologique pour autant qu’il déguise, sous l’affirmation affichée du droit de chaque homme à un égal respect de tous les autres, le désir inavoué mais profond d’être respecté de tous les autres sans avoir à faire autre chose pour mériter ce respect que d’être ce qu’on se plaît à être.
Etc.
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On doit alors se demander pourquoi les individus croient en leur idéologie dès lors qu’ils n’hésitent pas à affirmer qu’elle est la leur propre – quitte à soutenir que c’est leur point de vue qui est le bon.
Ainsi Marx, logique avec lui-même, ne nie pas que l’idéologie prolétarienne en soit une, mais il ne laisse pas de la considérer comme, en quelque manière, plus vraie que les autres. Paradoxe, contradiction ? Non pas. D’un côté en effet c’est parce que les idéologies représentent essentiellement une vision subjective du monde qu’aucune n’est plus crédible qu’une autre. Mais d’un autre côté, c’est précisément parce qu’il est proclamé que toute vision du monde est subjective – qu’il n’existe ni nature, ni vérité – qu’il n’y a aucune raison pour que les tenants de chaque idéologie ne préfèrent pas la leur aux autres, c’est-à-dire la tiennent pour vraie et les autres pour fausses. Comment un individu enfermé dans sa subjectivité ne serait-il pas spontanément porté à penser qu’il détient la vérité ?
C’est d’ailleurs, je crois, la raison pour laquelle et le mot et son sens péjoratif sont apparus bien après l’attitude intellectuelle qui leur a donné naissance. Être libre de voir les choses comme on l’entend a d’abord passé pour une victoire de l’esprit sur l’obscurantisme, de la liberté de pensée sur l’idée reçue et le dogme imposé. Et puis chacun a naturellement tenu son discours pour le bon, de sorte que la tentation se fit tout naturellement jour, pour chaque subjectivité, de réserver le qualificatif dans son sens péjoratif à tous les propos incompatibles avec les siens propres. Idéologique s’entend chez l’un de tout ce que l’autre dit de contraire.
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Il faut faire un dernier pas. Car dès l’instant qu’un individu, consciemment ou non, se prend lui-même pour seule et unique norme de toutes choses, – pour un tout parfait et solitaire comme disait Rousseau – alors il est bien clair qu’il ne dispose plus d’autre repère, aussi bien pour agir que pour penser, que ce qui lui est le plus propre, c’est-à-dire son affectivité.
Que peut-il vouloir, que peut-il comprendre s’il n’y a plus de raison dans les choses et s’il n’a plus de nature qu’il se sente tenu d’accomplir ? Un individu qui est à lui-même sa propre loi n’en a plus d’autre que celle de l’inertie : il va où il est poussé à aller par ses instincts, ses sentiments, et d’abord de plaisir et de peine, il n’est plus mu que par les désirs ou les passions que ses instincts ou ses sentiments provoquent en lui. Il ne perçoit plus les choses avec son intelligence mais avec ses tripes. Une idéologie pure c’est la vision des choses d’un homme qui confond sa cervelle avec son estomac ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas dans une idéologie des éléments non idéologiques (Staline a bien utilisé le patriotisme pour défendre le communisme) mais signifie seulement que ce qu’une doctrine a d’idéologique se mesure au degré auquel elle fait appel à l’estomac des individus.
Cela étant, on objectera peut-être qu’il y a eu – et qu’il y aura encore – des hommes qui croient en une idéologie parce qu’elle leur semble être porteuse d’un idéal, constituer la condition et la promesse d’un avenir radieux, pourvu qu’ils soient assez nombreux à y croire. Il y a eu, il y a des communistes idéalistes. Cela n’est pas douteux, mais je poserai néanmoins cette question : ces communistes-là croient-ils au communisme par pur amour de l’humanité, ou se bornent-ils à croire que ce qui est bon pour eux ne peut pas ne pas l’être aussi pour le reste de l’humanité ? Entendent-ils affirmer être indifférents à leur propre sort et lutter pour le seul salut d’autrui, ou se montrent-ils seulement persuadés que leur vision subjective n’est ni égoïste, ni trompeuse, mais généreuse et vraie ?
Pour ma part, la réponse ne fait pas de doute. Une idéologie est ce qui reste de la capacité humaine de penser quand on lui a ôté tout véritable objet : penser consiste alors à peindre le monde avec les couleurs d’une passion et à vouloir que ce monde soit le monde réel. L’idéologie est un produit de l’hybris individuelle que la civilisation classique avait toujours cherché, sinon toujours réussi, à dompter. L’apparition du mode de pensée idéologique est le signe d’une subversion de la nature humaine, de la prévalence en l’homme de son animalité sur son humanité – avec cette circonstance aggravante que chez l’homme la soumission de son logos à son bas ventre (pour parler encore comme Platon) confère à celui-ci une démesure que, borné par ses instincts, tout animal ignore.
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Évitons un contresens possible sur cette définition de l’idéologie. Ce n’est pas parce que le fondement ultime de ce mode de représentation des choses est le sentiment subjectif des individus, que les idéologies ne sont pas, au moins en tant que phénomènes sociaux, des représentations éminemment collectives. C’est dans la subjectivité que la foi en l’idéologie s’enracine, mais c’est pour la même raison qu’on peut la définir avec Marx comme la représentation des choses d’un groupe social.
N’étant plus unis par le haut, par quelque chose qui les dépasse tous mais néanmoins les attire, les hommes ne peuvent plus se ressembler, fût-ce grossièrement, que par le bas, par la similitude de réactions affectives provoquées par une similitude de situation : prolétaires de tous les pays unissez-vous ! Il y a donc fort à parier pour que, plus sont primaires les pulsions individuelles qui stimulent l’idéologie, plus il y a de chances pour que ses adeptes soient nombreux. Le milieu naturel où pousse l’idéologie est celui des foules : tout individu plongé dans une foule y voit son niveau mental descendre au niveau de celui d’une amibe.
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Cependant, quand même l’élément générateur d’une idéologie serait une pulsion épithumiale, pour parler comme Platon, une idéologie n’en constitue pas moins un discours qui se veut système conceptuel, elle ne s’en donne pas moins la forme d’une construction intellectuelle. Pourquoi ?
On doit d’abord, je crois, observer qu’il n’est pas sûr que l’adepte d’une idéologie ait réellement besoin pour y adhérer du discours qui l’accompagne. Car dès l’instant qu’on a compris la nature essentiellement affective d’une idéologie, ce ne peut plus être parce qu’elle est raisonnable qu’elle emporte l’adhésion mais seulement parce qu’elle charrie une charge affective efficace auprès de celui qui y adhère. Ce n’est pas parce que le discours est crédible qu’il est cru, mais tout au contraire c’est parce qu’on y croit qu’il est crédible.
Cela étant, on peut considérer que le discours idéologique remplit deux fonctions principales.
Contrairement à une opinion répandue, je crois que ce discours sert d’abord moins à justifier d’une manière pseudo rationnelle la pulsion génératrice de l’idéologie, qu’à proclamer péremptoirement sa validité absolue. Ce qui est fort naturel. Ou bien les affectivités intellectuelles convergent, et tout discours est superflu ; ou bien elles divergent, et tout discours est inutile : vous êtes bourgeois, je suis prolétaire, nous n’avons rien en commun et rien à nous dire, c’est ma volonté contre la vôtre, le plus fort l’emportera. Ainsi toute idéologie est d’abord un slogan, qui résume le sentiment spontané de ceux qui l’adoptent (les aristos à la lanterne). Tchakhotine2 avait fort bien décrit l’essence d’une idéologie quand il la ramenait à un simple sigle mobilisateur.
Ce qui fait que toute idéologie est essentiellement agressive et conflictuelle. Marx ne veut pas convertir les bourgeois, il affirme qu’ils sont condamnés à l’extinction (moyennant une reconstruction de l’histoire dérivée du présupposé axiomatique que le prolétaire est la forme achevée de l’homme). Le langage traditionnel de l’idéologie a toujours été d’abord celui de la force pure et simple, et son mode d’action la violence (fût-elle plus ou moins visible, car il y a eu des guerres froides). Il est tout à fait remarquable qu’en dernière analyse l’argument marxiste soit simplement que les bourgeois sont condamnés à devenir de plus en plus minoritaires, et les prolétaires de plus en plus majoritaires (la société sans classes est simplement une société de laquelle tous les non prolétaires ont été éliminés).
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Il n’y en a pas moins une idéologie qui échappe à la norme générale, et dont le mode d’action est moins l’attaque frontale que l’attaque à revers, la subversion : il s’agit moins d’écraser l’adversaire que de l’affaiblir de l’intérieur, de lui ôter sa volonté de combattre, d’épuiser en lui ce que les militaires appellent souvent l’esprit de défense. Cette exception me paraît très explicable.
S’il est vrai, en effet, qu’au cœur de toute idéologie il y a un moi dévoré de volonté de puissance, alors il y a finalement une idéologie générale sous-jacente à toutes les idéologies particulières, une sorte de mère de toutes les idéologies, une idéologie matricielle, celle qui proclame le refus absolu non seulement de toute nature mais de l’idée même qu’il puisse exister une nature, que ce soit des choses ou des hommes, le droit de l’individu à être ou à penser ce qui lui plaît, le droit de tout moi à une liberté absolue. Je suis ce que je suis, honni soit qui y trouve à redire, le premier des idéologues c’est Montaigne, et la première et la plus fondamentale des idéologies c’est celle des droits de l’homme. De quelque nom qu’on l’affuble, libertarisme, permissivisme, jeunisme, laxisme, progressisme (il n’est pas de carcan plus insupportable que celui du passé), tolérantisme, cosmopolitisme, multiculturalisme, altruisme, humanitarisme, hédonisme, athéisme, laïcisme, ou encore tout simplement nihilisme, les appellations sont légion mais l’idéologie est toujours la même : il s’agit toujours, sous couvert d’ouverture à l’autre, d’élargir l’espace de liberté d’un moi essentiellement égocentré et égocentrique. Cela est aujourd’hui plus que jamais manifeste : l’affirmation qu’il n’y a pas des hommes et des femmes mais seulement des êtres qui peuvent choisir d’être l’un ou l’autre selon leur bon plaisir, n’est jamais que le dernier symptôme en date de cette quintessence de toute idéologie qui est la religion du moi et de son droit à la toute-puissance. Hier Montesquieu se moquait de ceux qui ne concevaient pas qu’on puisse être persan, aujourd’hui il se moquerait de tous ceux qui ne seraient pas capables de penser à l’être.
Or, cette idéologie se trouve être au cœur de la modernité – ou en tout cas, des sociétés modernes occidentales – et singulièrement de la modernité démocratique : la modernité commence avec la divinisation du moi (se préférer à Dieu) et s’accomplit dans un régime dont le principe est la souveraineté absolue de ce même moi. À l’évidence, elle est incompatible avec la survie de n’importe quelle espèce de société qui en mérite le nom. D’une part, elle pose en dogme implicite l’illégitimité de toute contrainte exercée sur l’individu – lors même qu’il n’est pas de société qui n’en impose à ses membres : toute société est répressive, avait fort logiquement affirmé Freud. Mais d’autre part il est dans la nature des droits d’un être indéterminé parce que libre, au moins au sens moderne du terme, d’être eux-mêmes indéterminés, et donc en nombre indéfini : Burke l’avait déjà perçu au dix-huitième siècle. De sorte que cette doctrine est comme une arme de destruction massive noyée dans les fondements mêmes des sociétés occidentales. Leur destin paraît donc être désormais de balancer entre une autodestruction par degrés insensibles, et une destruction accélérée par leurs ennemis, usant de ce discours irréfutable : vous ne pouvez vouer le culte que vous vouez aux droits de l’homme, et refuser, dès l’instant que vous leur reconnaissez leur qualité d’homme, de reconnaître à ceux-là mêmes qui souhaitent vous détruire leur droit à le souhaiter. Alors une idéologie n’est pas seulement l’expression de la volonté de puissance du sujet, mais comme la meilleure ruse d’un diable qui voudrait perdre celui qui s’en fait l’adepte.
Sans principe transcendant qui leur serve à mesurer toutes choses (bref, sans Dieu), les hommes sont condamnés à ne jamais être contents ni d’eux-mêmes, ni des autres : le subjectivisme est le nouveau tonneau des Danaïdes. Il n’est bon qu’à ceux qui savent, pour mener bêtement à bien leurs petites affaires, profiter du déboussolement universel, c’est-à-dire de l’isolement réciproque d’individus farouchement murés chacun dans sa subjectivité.
1 Collaborateur régulier du CEP, notamment par ses conférences dont plusieurs vidéos sont en ligne, le regretté Claude Polin enseigna la philosophie politique en Sorbonne (Paris IV).
2 Serge TCHAKHOTINE, Le viol des foules par la propagande politique (1939), rééd. Paris, Gallimard, 1952, 608 p. Ndlr. : ouvrage dédié à I.P. PAVLOV et H.G. WELLS. L’édition originale avait paru 2 mois avant la guerre, mais les passages jugés hostiles à Hitler et Mussolini avaient été censurés (dans un pays où la censure n’existait pas) à la demande du Ministère des Affaires étrangères. Le livre fut confisqué et détruit en 1940, suite à l’Occupation, mais une édition canadienne et une traduction américaine le diffusèrent outre-Atlantique.