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Par Ferrara Christopher A.2
Rebelles sans raison… mais non sans mobiles1
Résumé : Beaucoup des Pères fondateurs en vinrent à reconnaître que « l’expérience américaine » était un échec qui avait dégénéré presque immédiatement en « démocratie » de masse tyrannique, bien pire que la société hiérarchique traditionnelle qu’elle avait remplacée. Pourtant, les catholiques libéraux persistent à promouvoir le mythe d’une Révolution Américaine « conservatrice ». Il importe de dénoncer cette fraude intellectuelle.
Le projet fondamental des catholiques libéraux, condamnés par le bienheureux pape Pie IX, comprenant lord Acton et son mentor excommunié, l’abbé Dollinger, était d’inciter les catholiques à accepter comme compatible avec la foi la notion moderne de la « liberté » : un État laïc pluraliste ne professant aucune religion, mais donnant à tout homme la « liberté » de pratiquer tout ce qui lui paraît être vrai, bon et utile ; mais naturellement pas d’instaurer un ordre social catholique qui imposerait des limites à la « liberté ». Aujourd’hui, le catholique libéral, à l’œuvre dans des organisations « libertariennes » telles que l’Acton Institute et le Von Mises Institute, poursuit le même projet.
Le mythe libéral d’une Révolution « conservatrice »
Le projet catholique libéral contemporain comprend la promotion du grand mythe selon lequel la Révolution américaine fut un mouvement « conservateur » pour la protection des « droits individuels » donnés par Dieu – droits de vie, de liberté et de propriété – un mouvement dont le « conservatisme » peut être facilement soutenu par les catholiques fidèles. Par exemple, dans son étude sur la Révolution américaine, le Professeur Gordon Wood, lauréat du Prix Pulitzer, observe que :
« Nous autres, Américains, aimons à croire que notre révolution n’était pas de nature radicale ; en fait, le plus souvent nous la tenons purement et simplement pour conservatrice… Mais si nous mesurons le radicalisme par la quantité de changement social qui eut lieu… alors la Révolution américaine ne fut pas du tout conservatrice ;au contraire, elle fut aussi radicale et aussi révolutionnaire que n’importe laquelle dans l’Histoire… En fait, ce fut l’une des plus grandes révolutions que le monde ait connues, un bouleversement capital qui non seulement altéra fondamentalement le caractère de la société américaine, mais affecta de façon décisive le cours de l’Histoire ultérieure… En détruisant la monarchie et en instaurant la république, ils [les révolutionnaires américains] changeaient leur société ainsi que leur gouvernement, et ils le savaient3. »
Contrairement à ce que les manuels scolaires déclarent solennellement, la Révolution américaine ne fut pas une révolte légitime contre « la taxation sans représentation ».
Les contre-propagandistes Tory démontrèrent facilement que « tout citoyen anglais est taxé et pas un sur vingt n’est représenté4 » L’idée de gouvernement par « représentation » que Pierre Manent appelle « une catégorie fondamentale de la pensée libérale », est une fiction qui cache simplement le remplacement d’un souverain par un autre. Dans le cas de la Révolution, le roi George III fut d’abord remplacé par les révolutionnaires eux-mêmes, dont les Comités de correspondance et le Congrès Continental ne furent élus par personne pour « représenter » le peuple en général. Ce souverain par intérim auto-proclamé fut à son tour remplacé par la « volonté souveraine du peuple » pour former le gouvernement national, lequel très rapidement (et malgré des « élections » de pure forme) surpassa les pires excès de la Couronne et du Parlement, exactement comme les pamphlétaires Tory l’avaient prédit avant la Révolution.
La Révolution américaine ne fut pas davantage une révolte légitime contre la « tyrannie » du roi George. Comme le note le Professeur Wood, « Il ne devrait plus y avoir aucun doute à ce sujet : les colons américains blancs n’étaient pas un peuple opprimé; ils n’avaient pas à se débarrasser de lourdes chaînes impériales5 ». Même un commentateur libertarien, abandonnant quelque peu la version libertarienne des « Fondateurs » assurant les droits de propriété lockéens et « l’auto-détermination » pour les colons, a admis la légèreté du prétexte fondamental des révolutionnaires selon lequel le roi George et le Parlement étaient des « tyrans » :
« D’accord, les Anglais ont fait quelques trucs odieux. Ils ont envoyé des régiments à Boston, fermé le port et logé des soldats dans les maisons des colons. Mais c’était seulement après que des tentatives répétées d’apaiser les colonies n’avaient abouti à rien et eurent seulement engendré davantage de défiance. Il n’y a aucune comparaison, absolument aucune, entre les mesures répressives anglaises et ce qui se produit dans la « libre » Amérique. Les Bostoniens ont eu ce qu’ils demandaient.
Non, les taxes de la Vieille Angleterre n’étaient pas populaires par ici. Mais quand l’Amérique se plaignit, Londres écouta. La loi du timbre [Stamp Act] de 1765 fut abolie par le Parlement dès l’année suivante, après que les colons eurent protesté. Le Parlement essaya de nouveau en 1767 avec les lois Townsend taxant les importations de verre, de papier, de plomb et de thé. Les colonies hurlèrent de nouveau et les Anglais reculèrent encore, abolissant tout, sauf la taxe sur le thé, en 1770. Pourtant, ce sont ces créatures qui sont traitées de tyrans ! Des tyrans ?! Plût à Dieu que nos Congrès et Présidents soient aussi réceptifs aux souhaits du peuple américain6. »
La Révolution, donc, n’était pas le soulèvement du citoyen contre l’oppression politique et économique de despotes d’au-delà des mers. Au contraire, comme Wood l’observe, « les colons savaient qu’ils étaient plus libres, plus égaux, plus prospères et moins accablés de [prétendues] lourdes restrictions féodales et monarchiques que dans aucune autre partie de l’humanité du XVIIIe siècle7 ». Dans son gigantesque hymne à la Révolution, Conçu en Liberté, le gourou libertarien Murray Rothbard « montre clairement que…les Américains voulaient se battre contre la coercition britannique, mais que beaucoup, sinon la plupart se considéraient comme des sujets britanniques combattant des lois injustes ; retirez les lois et ils deviendraient à nouveau de paisibles sujets8 ».
Pourquoi alors la Révolution se poursuivit-elle lorsque les lois injustes furent abolies ? La réponse est que la Révolution fut poussée à son cœur idéologique par la haine de ses leaders radicaux envers les traces de l’ordre social chrétien que représentait une monarchie alliée à une Église établie. La Révolution française fut également une attaque contre l’ordre social chrétien qui existait encore dans l’Ancien régime. David Hume, l’empiriste écossais qui mourut l’année même du début de la Révolution américaine, résuma l’esprit révolutionnaire du 18e siècle comme étant le rejet de la sujétion séculaire de la société civile à l’autorité religieuse : « De tous temps les prêtres ont été les ennemis de la liberté… La liberté de penser et d’exprimer nos pensées est toujours fatale pour le pouvoir des prêtres…et, à cause du lien infaillible prévalant entre toutes les sortes de liberté, on ne peut jouir de ce privilège… que sous un gouvernement libre9. »
Par « gouvernement libre » Hume entendait tout simplement un état laïc. L’Amérique deviendra le premier État de ce genre dans l’histoire de l’Occident, non pas à cause d’une réaction conservatrice contre des injustices, mais à cause de l’inévitable progression, spécialement dans les colonies du nord, du principe protestant que toute autorité, tant civile que religieuse, provient des jugements privés d’individus autonomes, qui doivent avoir la liberté de s’opposer à l’ordre établi chaque fois qu’ils sont poussés à le faire. Voilà ce que les radicaux entendaient finalement par Liberté. Comme le déclara Edmund Burke dans son discours au Parlement en 1775 :
« Tout protestantisme, même le plus froid et passif, est une sorte de dissidence. Mais la religion qui domine dans nos colonies du nord est un raffinement du principe de résistance ; c’est la dissidence de la dissidence, et le protestantisme de la religion protestante.
Cette religion, sous une variété de dénominations en accord sur rien sauf sur la communion de l’esprit de liberté, prédomine dans la plupart des provinces du nord10… » 11
Ainsi, c’était l’existence même d’une monarchie alliée à une Église qui justifiait la révolution dans l’esprit des meneurs radicaux – c’est-à-dire la perfection du protestantisme, pour ainsi dire – même si les monarques dont l’autorité était rejetée étaient eux-mêmes très doux et en fait positivement bienveillants, comparé à ce qui allait suivre.
Le problème en Amérique, cependant, était que « l’ancien et obsolète idéal Whig d’indépendance virtuelle sous un roi potiche d’Angleterre et d’Amérique ne pouvait être détruit que si le roi était attaqué personnellement12 ». Arrive le grand agitateur radical, Thomas Paine. Ce fut Paine, écrit Rothbard, qui devint « la voix de la Révolution américaine et la plus grande force pour la pousser à son terme et à l’indépendance13 ». Sidney Hook, autre dévot libéral de la Révolution, juif, loue pareillement Paine comme l’homme qui « inspira deux des plus grandes révolutions de l’histoire humaine, l’américaine et la française14 ».
Dans Common Sense Paine montre que la Révolution américaine était nécessaire pour faire disparaître « les restes de la tyrannie monarchique en la personne du roi » et il n’importait pas que le roi George lui-même fût en fait un tyran.
Dans les Rights of Man, Paine justifia plus tard la Révolution française malgré « la modération naturelle » de Louis XVI, celle d’un monarque « peu disposé à l’exercice de ce genre de pouvoir. » Comme l’écrivit Paine, en termes applicables tant à la France qu’à l’Amérique : « Ce ne fut pas contre Louis XVI, mais contre les principes despotiques du gouvernement, que la nation se révolta… Le monarque et la monarchie étaient des choses distinctes et séparées; et c’était contre le despotisme de celle-ci, et non contre la personne ou les principes du premier, que la révolte commença et que la Révolution fut accomplie. »15 De tels arguments valurent à Paine la citoyenneté française honoraire et un siège à la Convention, bien qu’il n’échappât que de peu à l’exécution, pour avoir voté contre le régicide pur et simple de Louis XVI.
Nourrir la haine du « papisme »
Pour les colons radicaux, la monarchie de George III et son alliance avec l’Église d’Angleterre était un rappel vivant de « l’esclavage » de l’ordre social catholique sous lequel les Français continueraient à souffrir jusqu’à leur « libération » en 1789. Dans son étude de la Révolution, le Pr Bernard Bailyn, Prix Pulitzer, observe que, pour les révolutionnaires américains, ce n’était finalement pas la question de mesures fiscales particulières de la Couronne comme le Stamp Act, mais plutôt « que l’intention réelle derrière le Stamp Act était un effort pour fonder le lien fatal entre les despotismes civil et religieux », constamment traités de « papisme » par les propagandistes et les démagogues révolutionnaires. Le papisme ne désignait rien d’autre que « l’union de l’Église de Rome avec une autorité civile agressive… » Les révolutionnaires voyaient cela « comme la plus grande menace, la menace classique » envers ce qu’ils appelaient Liberté16.
Comme le prétendit John Adams, l’Amérique était destinée à « l’instruction de l’ignorant et à l’émancipation de la partie servile de l’humanité partout dans le monde », y compris l’Europe catholique, mais à moins que les colons ne s’unissent contre le Stamp Act, « il s’établirait en Amérique la même tyrannie civile et ecclésiastique dont les hommes s’étaient libérés par la Réforme protestante17 ». En fait, « partout les colons avaient par tradition une antipathie, une méfiance et même une peur du catholicisme romain », qui étaient facilement exploitées en soulevant le spectre d’une Église anglicane quasi catholique, établie en Amérique, même s’il « n’y avait pas de danger réel de la voir s’établir18 »…
Compte tenu de cette motivation idéologique, l’Acte de Québec (1774) constituait un prétexte beaucoup plus sérieux de révolution que n’importe quelle mesure fiscale19.
Cette loi fut citée parmi les « lois intolérables », précisément parce qu’elle accordait un statut légal à l’Église catholique et étendait « les frontières d’une province « papiste »20 menaçant par là les colons d’une horde d’esclaves papistes dans le nord et dans l’ouest21… ». L’Acte donna aux propagandistes révolutionnaires « leur vraie opportunité de jouer sur la haine de Rome » en amplifiant les soupçons sur « les desseins papistes du gouvernement britannique ». En outre, prétendait-on, en autorisant l’installation du catholicisme au Québec, le roi George, le crypto-catholique, « avait délié les colons de leur allégeance envers lui, car il avait rompu son serment du couronnement. » L’idée que « le roi et le Parlement avaient l’intention d’établir le papisme sur tout le continent nord-américain » était « assidûment propagée » par les propagandistes révolutionnaires et « fit beaucoup pour préparer les gens à la Déclaration d’Indépendance, car la haine du catholicisme romain était réelle22 ».
L’Amérique se déclare elle-même État laïc
Finalement, la Révolution américaine, motivée largement par la haine de ses meneurs envers la monarchie, envers le papisme et l’ordre social catholique, n’était pas une affaire conservatrice. Bien plutôt, c’était une entreprise radicale qui érigea le premier régime pluraliste non-monarchique de l’histoire occidentale, un régime dont le gouvernement ne reconnaissait aucun principe chrétien dans sa fondation.
Alors, aucun catholique ne sera surpris d’apprendre qu’en 1797 le jeune Sénat des États-Unis ratifia à l’unanimité le Traité de Tripoli, signé par le Président John Adams, qui déclara aux musulmans de Tripoli que :
« Vu que le Gouvernement des États-Unis d’Amérique n’est, en aucune façon, fondé sur la religion chrétienne ; vu qu’il n’a aucun caractère d’hostilité envers les lois, la religion ou la tranquillité des Musulmans…il est déclaré par les parties qu’aucun prétexte provenant d’opinions religieuses ne produira jamais l’interruption de l’harmonie existant entre les deux pays23. »
Le vote de ratification fut le troisième vote unanime dans l’histoire du Sénat, sur les 339 votes effectués jusqu’alors. Le commentateur qui nota ce fait, le cita en faveur de la proposition évidente que « Notre nation fut fondée non sur des principes chrétiens, mais sur ceux des Lumières. Dieu n’est entré en jeu que comme un joueur très mineur, et Jésus-Christ était ostensiblement absent24 ». Comment pourrait-il en être autrement quand l’intention expresse des idéologues révolutionnaires était d’abolir l’ordre chrétien, un vestige du « papisme » ?
Les Fondateurs eux-mêmes désillusionnés
Il est comique de voir que, tandis que les catholiques libéraux d’aujourd’hui essaient de nous persuader que la Révolution américaine était compatible avec les principes catholiques, beaucoup des Fondateurs manifestèrent un écœurement chrétien devant les résultats de leur expérience.
Comme Benjamin Rush l’a noté avec un dégoût évident, l’ordre politique que la Révolution avait créé comportait déjà des choses comme celles d’un Thomas Jefferson se moquant ouvertement du christianisme au Congrès, en s’opposant à une journée nationale de jeûne, ou bien « le culte idolâtre du nom de George Washington par toutes les classes et par presque toutes les parties de nos citoyens, manifesté par l’association impie, à son nom, de noms et d’épithètes qui ne sont attribués dans l’Écriture qu’à Dieu et à Jésus-Christ25 ». Beaucoup parmi les Fondateurs, dont John Jay, Elias Boudinot, Noah Webster et John Randolph « finirent par abandonner les Lumières pour devenir des chrétiens enthousiastes26 ». Un Rush désillusionné écrivit à John Adams pour exprimer une conviction qui avait été le fondement même de l’ordre social catholique : « Rien sinon l’Évangile de Jésus Christ n’accomplira le formidable travail de rendre les nations heureuses27. »
Comme Wood le remarque : « Les principaux meneurs révolutionnaires moururent tous moins que satisfaits des résultats de la Révolution28. » Ils avaient réussi à renverser le « tyran » d’alors seulement pour le voir vite remplacé par une démocratie de masse vraiment tyrannique, poussée de-ci de là par des politiciens démagogues, associée à une économie de masse corruptrice contrôlée par les banques. « Les Américains – pensait Rush – n’avaient pas de caractère national et peu de vraisemblance d’en acquérir jamais ». « Nous sommes vraiment – disait-il en 1812 – une nation de banque, de whiskey et de dollar29. »
« L’expérience américaine – admettait Rush moins de quarante ans après son début – sera certainement un échec. Elle a déjà déçu les espoirs de ses amis les plus ardents et les plus optimistes30. »
Ce fut donc bien tard que ces révolutionnaires désabusés comprirent qu’ils avaient été réellement des rebelles sans raison. La Liberté qu’ils avaient recherchée s’avéra n’être rien : une simple absence de contrainte pour l’action humaine, s’achevant en tyrannie de la majorité dans une société, radicalement nivelée, de sectes se multipliant et d’un commerce culturellement avilissant sans limite morale.
Échanger un Léviathan pour un autre
L’expérience américaine du « gouvernement limité » de Locke s’est inévitablement révélée être le « grand Léviathan » de Hobbes sous une autre forme, car les deux régimes sont gouvernés par un souverain absolu. L’État bourgeois proto-capitaliste de Hobbes, dans lequel le souverain absolu perpétuel, non seulement édicte les lois civiles, mais définit le canon des Saintes Écritures et les exigences de l’orthodoxie chrétienne en vertu du « contrat » implicite avec ses sujets de se soumettre à la règle absolue, n’était qu’un pas intermédiaire du mouvement libéral révolutionnaire loin de l’autel et du trône et vers l’État pluraliste accompli de Locke.
Dans cet État, inauguré en ce pays, le souverain absolu est le gouvernement « représentatif ». Dans un marché hobbesien, la multitude, toujours implicitement, consent à être le sujet d’un souverain absolu, même si elle vote de manière convenue pour les « représentants élus » qui vont tirer les ficelles du « grand Léviathan » jusqu’à la prochaine élection.
Il y a cette différence cependant : dans la politique de Locke, l’homme pluraliste nu – i.e. l’homme qui accepte que la religion et les vérités de la Révélation soient une affaire strictement privée n’ayant aucun pouvoir contraignant sur le plan politique –, pour la première fois dans l’histoire, se trouve entièrement à la merci d’un gouvernement laïc libéré de toutes les exigences de la religion chrétienne. Et cela, de son propre consentement.
Les libertariens catholiques refusent d’admettre que le régime de Locke « d’auto-détermination individuelle » et « de droits individuels », sans un ordre social catholique soutenu par l’autorité intégrale de l’Église, doit dégénérer en une tyrannie édifiée par la volonté populaire. Pour remédier à ce « défaut », les libertariens radicaux offrent la solution risible « d’abolir le gouvernement » afin d’éliminer tout « monopole de la force » qui permettrait à la volonté populaire de compromettre la Liberté. Mais l’utopie anarchique ainsi proposée, que l’homme n’a jamais vue et ne verra jamais, ne serait soumise qu’au caprice de la même volonté populaire qui a consenti au « monopole de la force » en premier lieu !
Faudrait-il devoir mentionner la tendance naturelle donnée par Dieu à l’homme, reconnue par toute la tradition occidentale (cf. La Politiqued’Aristote et Diuturnum illud du pape Léon XIII), d’organiser les sociétés politiques sous des dirigeants communs, chose que les libertariens considèrent comme une perversion qui peut être chassée par une éducation appropriée à la Liberté ?
L’État et le pluralisme des confessions
Au moins quelques catholiques libéraux, cependant, ont fini par comprendre qu’au nom de la Liberté un peuple autrefois catholique a été persuadé d’accepter l’athéisme comme religion de l’État, et que cet État en réalité confessionnel est maintenant engagé dans la persécution religieuse des chrétiens.
Ainsi, en réponse à la législation récente de l’Union européenne ordonnant que tous les États de l’UE, y compris Malte la catholique et la relativement catholique Pologne, légalisent les mariages homosexuels, on vit Rocco Buttiglione, évincé comme Commissaire élu des droits de l’homme de l’UE, regrettant que l’UE « veuille avoir une religion d’État. C’est une religion athée, nihiliste, mais c’est une religion obligatoire pour tous31 ».
Tout à fait. Mais le remplaçant de Buttiglione, le catholique de nom Franco Frattini, est un pluraliste lockéen convaincu. Comme l’a noté le Journal de Bruxelles, « Frattini est devenu Commissaire Européen l’année dernière parce que l’UE mit son veto au catholique Rocco Buttiglione car, en tant que catholique il n’approuvait ni l’homosexualité ni l’avortement. »
Ainsi, Buttiglione est un hérétique qu’il fallait excommunier, mais Frattini est un membre loyal de l’Église du Pluralisme de l’UE, dont les dogmes l’emportent sur les dogmes révélés par Jésus Christ et même sur la loi naturelle ! Alors, Frattini, tout en protestant (dans un autre contexte) : « Je suis moi-même catholique ! », insista pour que la nouvelle loi soit « applicable immédiatement » et que « les États membres dussent faciliter l’entrée et le séjour de partenaires dans une relation durable après une évaluation concrète. Cette nouvelle disposition facilitera la situation des couples homosexuels en Europe. »
La Rome du pluralisme
Il est temps pour les catholiques sérieux de reconnaître que Washington D.C. est la Rome de l’Église Pluraliste Universelle dont les persécutions envers les catholiques réfractaires en Europe sont contestées par Buttiglione (député s’exprimant – quelle ironie ! – depuis la Rome géographique).
Le gouvernement qui nia toute fondation chrétienne dans le Traité de Tripoli pour gagner la faveur des musulmans est, dans ses principes fondamentaux, ce même gouvernement qui a fait la guerre à l’Irak et tué des dizaines de milliers de civils afin d’implanter un régime shiite à la place d’un régime sunnite plus modéré, tandis que notre Président soutient que l’Islam est « une religion de paix ».
Comme la débâcle en Irak devrait le démontrer, les catholiques, qui se prêtent à la promotion mondiale par Washington du culte de la Liberté, ne peuvent que finir par trahir la foi et se ridiculiser dans l’affaire. À preuve, par exemple, le spectacle d’un néo-conservateur catholique connu proclamant George Bush comme « le second Président catholique… et peut-être le premier » au récent troisième National Catholic Prayer Breakfast annuel à Washington.
C’est seulement à Washington, la Rome du Pluralisme, qu’un homme, intelligent par ailleurs, peut devenir assez confus pour penser qu’un Méthodiste libéral qui soutient l’avortement dans certains cas, dont l’Administration finance le Planning familial et qui déclare des guerres insensées et injustes est un leader catholique. Les 1 600 catholiques éminents présents au Prayer Breakfast ont donné à M. Bush une ovation enthousiaste à la même réunion où divers orateurs ont porté aux nues « Jean-Paul le Grand », bien que les politiques de Bush soient, sur nombre de points (le moindre d’entre eux étant la guerre d’Irak), ouvertement contraires à la foi. Le Pape du Pluralisme régnant comme le Pape de Rome décédé ont donc tous deux reçu l’accolade de ces serviteurs de deux maîtres.
Le pape Bush profita de l’occasion pour faire un bref discours sur la théologie américaine de la « liberté » en déclarant : « la Liberté est un don du Tout-Puissant parce qu’elle est [sic] et parce qu’elle est universelle, notre Créateur l’ayant inscrite dans toute la nature », y compris apparemment les animaux et les objets inanimés.
Le pape Bush, faisant un clin d’œil au pape Benoît, déclara en outre que l’Église catholique « offre une vision de la liberté et de la dignité humaines enracinée dans les mêmes vérités évidentes que celles de la fondation de l’Amérique. »
Que Notre Seigneur n’ait pas prêché un Évangile de révolte armée contre un doux roi pour obtenir la libération du « papisme » assimilée à « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur »32, semble être passé par-dessus la tête de l’auditoire catholique. Tous applaudirent ce discours insensé.
À ce même National Catholic Prayer Breakfast, le pape Bush fut suivi par l’évêque Robert C. Morlino, de Madison, Wisconsin, qui, par soumission au dogme du pluralisme, rejeta expressément le règne social du Christ dans la société américaine : « Notre réponse n’est pas de chercher l’incorporation des croyances spécifiquement catholiques dans la loi civile », dit-il. Les catholiques américains doivent plutôt limiter leur activisme politique aux exhortations à certains principes de la loi naturelle « en tant que loi naturelle et non en tant que doctrine spécifiquement chrétienne ou catholique ». Ici, Morlino faisait référence « aux documents fondateurs de notre pays évoquant la nature et le Dieu de la nature », un Dieu qui n’est certainement pas le Christ en chair qui nous donna en personne Sa loi divinement révélée.
Voilà donc pour la loi positive du Christ-Roi, comprenant les conseils évangéliques par lesquels les hommes en état de grâce sanctifiante sont guidés dans la vie de charité qui distingue la nation chrétienne de la néopaïenne. Voilà pour l’enseignement constant de l’Église, reflété même dans l’enseignement ambigu de Vatican II sur « le devoir moral des hommes et des sociétés envers la vraie religion et envers l’unique Église du Christ »33, c’est-à-dire le devoir de professer et de défendre la religion catholique.
Et comment la société pourra-t-elle maintenir même son adhésion aux préceptes de la loi naturelle lorsque les révolutionnaires cherchent à les saper par la législation, si la société n’est pas soumise à l’ultime autorité morale et au pouvoir temporel indirect de l’Église catholique ?
L’évêque Morlino ne s’est peut-être jamais posé la question, mais nous connaissons déjà la réponse : la société ne le peut pas et elle sombrera inexorablement dans le barbarisme néopaïen. L’évêque Morlino cependant, ayant implicitement accepté le dogme du pluralisme, est d’accord pour réduire le rôle de l’Église fondée par le Dieu incarné à se joindre aux autres groupes pour faire pression sur « la souveraine volonté du peuple » pour qu’il suive la loi naturelle.
L’évêque Morlino soumettait ainsi le Christ Lui-même aux demandes de la politique américaine, Le dépouillant de toute autorité pour commander à la vie de cette nation, comme roi de cette nation, par la mission enseignante de Son Église. L’évêque Morlino ne se contentait pas de soutenir que la Royauté sociale du Christ, avec ses exigences concrètes, est inaccessible en Amérique. Au fond, il renonçait par principe à cette vérité que, de droit divin, le rôle de l’Église catholique dans la société politique ne peut pas se limiter à une simple persuasion morale comme celle des autres institutions, ni se confiner à la sphère de la loi naturelle, à l’exclusion de la révélation divine.
L’exclusion totale de la vérité révélée dans la politique, en faveur de conventions purement humaines pour observer quelque conception limitée (et invariablement défectueuse) de la « loi naturelle » – avec, au mieux, une référence à un « Dieu de la Nature » qui ne nous parle pas avec autorité par quelque Église – est une idée essentiellement protestante dont la première réalisation achevée fut la République américaine. Pourtant cette conception protestante de l’État fut facilement adoptée par un évêque de l’Église catholique, s’adressant à des catholiques lors d’un grand rassemblement catholique qui était censé être une manifestation publique de leur foi. Il n’est pas étonnant que ces catholiques soient devenus si embrouillés qu’ils prennent Bush pour un catholique !
Pour eux, Bush est vraiment un « catholique », un Républicain américain catholique, dont le dogme suprême est un pluralisme qui l’emporte sur toutes considérations religieuses, même celles qui sont révélées par Dieu Lui-même en la personne de Jésus-Christ.
La Révolution américaine et l’Église
Tel est donc l’état de l’Église militante en Amérique après 200 ans de « l’expérience américaine ». Les Fondateurs ont certainement atteint l’un au moins de leurs objectifs : le bannissement total du papisme de nos rivages, même chez les membres de l’Église elle-même !
Évidemment, le papisme a aussi été banni dans le reste de l’Occident, le Vatican postconciliaire abandonnant même la doctrine de la Royauté sociale. Mais tout avait commencé ici. Et d’ici l’esprit de la Révolution américaine gagna le second concile du Vatican, entrant dans l’Église par le document conciliaire sur la liberté religieuse, Dignitatis Humanæ (DH).
C’est à bon droit que le schéma pour DH fut appelé le « schéma américain », car écrit par le libéral américain John Courtney Murray puis agressivement promu par une phalange d’évêques américains. Comme le Pr Michael Davies l’a noté, après l’adoption par le Concile de DH, Murray fut enchanté de remarquer que « l’enseignement de l’Église sur l’objet ou le contenu de la liberté religieuse avait été fait identique à la Constitution américaine » et que DH « aligne l’Église, fermement et irrévocablement, sur le mouvement et la conscience historique des hommes de notre époque34 ».
Les libertariens contemporains sont naturellement enchantés de cette évolution. Par exemple, l’abbé Robert Sirico, de l’Acton Institute, essayant vainement de faire passer Centesimus Annus de Jean-Paul II pour une lettre en faveur du capitalisme du laissez faire (que le feu Pape n’a pourtant jamais cessé de critiquer pour ses excès immoraux), déclara :
« Cette dernière encyclique passera dans l’histoire, avec Dignitatis humanæ de Vatican II, sur la liberté religieuse, pour représenter l’impact que l’expérience américaine a eu sur l’enseignement de l’Église universelle. Ce que DH a fait pour ouvrir l’Église aux droits de la conscience et de la liberté religieuse, Centesimus Annus le fera pour ouvrir l’Église à un dialogue complet et vigoureux avec l’idée de liberté économique35. »
Qu’à Dieu ne plaise ! Mais les traditionnalistes ne doivent pas oublier que c’est l’acceptation même du « modèle américain » de politique par les ecclésiastiques catholiques, depuis le Vatican jusqu’en bas, qui a contribué grandement à la crise dans l’Église et à la crise de civilisation qui l’accompagne. La Révolution américaine dans l’Église eut des conséquences alarmantes tant pour l’Église que pour l’État, comme l’effondrement de tous les États restés catholiques après le Concile devrait le rendre évident.
Enlever le bandeau
La grande mission intellectuelle faisant face au mouvement traditionnaliste aujourd’hui est d’aider les catholiques à reconnaître le dogme du pluralisme pour ce qu’il est : le fondement d’une contre-religion de l’État qui séduit même les catholiques tandis qu’elle opprime tout ce qui était la chrétienté.
C’est seulement lorsque les catholiques parviendront à comprendre cela qu’ils seront capables, comme le dit John Rao, « d’enlever le bandeau » de la modernité de leurs yeux.
Une évolution encourageante à cet égard est le grand et croissant nombre d’études, la plupart par des catholiques non-traditionnalistes (e.g. Cavanaugh, McIntyre, Rowland, Manent) et même par des non-catholiques (e.g. Millbank et Pickstock), qui commencent à montrer le caractère intellectuellement frauduleux du pluralisme de style américain comme un régime sociopolitique « religieusement neutre » et procurant la « paix sociale ». Mais les traditionnalistes doivent mener à terme ces études et plaider contre le pluralisme en se référant au Magistère constant de l’Église dont l’enseignement sur la constitution chrétienne de l’État est, comme l’a déclaré le pape Léon XIII, « tiré des principes les plus élevés et les plus vrais, confirmé par la raison naturelle elle-même36 ».
En vérité, notre tâche est précisément un appel à la raison adressé aux catholiques professant déjà la foi mais qui, par illogisme, rejettent ce que cette foi demande logiquement pour le bon ordre de la société politique, et par là embrassent, fût-ce involontairement, une foi opposée qui est aujourd’hui la source de tout le mal politique et social en Occident.
1 Repris de « Rebels without a cause », The Remnant du 15 mai 2006 (PO Box 1 117, Forest Lake, MN 55 025). Aimablement traduit par Claude Eon.
2 Christopher A. FERRARA, né en 1952, avocat et journaliste, activiste « pro-vie », a fondé en 1990 l’Association des Juristes catholiques américains (ACLA). Catholique intransigeant, sa plume acérée a participé à nombre des combats de sociaux qui traversent la société américaine.
3 Gordon S. WOOD, The Radicalism of the American Revolution, New York, Vintage Books, 1993, pp. 1-5.
4 Philip DAVIDSON, Propaganda and the American Revolution, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1941, p. 271; citant Soame JENYNS in Massachusets Gazette.
5 G. WOOD, op.cit. p. 4.
6 John ATTARIAN, Hurrah for King George ! à lewrockwell.com
7 G. WOOD, op.cit., p. 4.
8 Robert KLASSEN, Conceived in Liberty : a Review.
9 Cité dans Bernard BAYLIN, The Ideological Origins of the American Revolution, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1967, p. 99.
10 Edmund BURKE, Speech on Conciliation with the Colonies, The Founders’ Constitution, Volume I, Chapter 1, Document 2.
11 NdT. « Nos démocraties d’aujourd’hui continuent à défendre avec insistance l’idée selon laquelle la conscience humaine constitue l’autorité dernière à laquelle seule il revient de décider en dernière instance. Mais elles ont tranché le fil qui reliait la conscience à la divinité… » (Rémi BRAGUE, Modérément moderne, Paris, Flammarion, Champs essais, 2014, p. 170).
12 KLASSEN, op.cit. citant et expliquant Conceived in Liberty deROTHBARD.
13 Conceived in Liberty, vol.IV, p. 137 ; cité dans KLASSEN, op. cit.
14 Common Sense, the Rights of Man and Other Essential Writings of Thomas Paine, New York, Meridian Books, 1984, Introduction, p. ix.
15 Ibid. p. 27 (de Common Sense), p.133 (de The Rights of Man).
16 BAILYN, op. cit., p. 98, n.3, 99.
17 DAVIDSON, op.cit., p.123, citant et expliquant les arguments d’ADAMS.
18 Ibid., p. 122.
19 Quebec Act.Après le Traité de Paris (1763), qui cédait le Canada aux Anglais, les Canadiens qui choisirent de ne pas partir devinrent sujets britanniques. Mais pour occuper des fonctions publiques, ils devaient prononcer un serment d’allégeance contenant le rejet de la foi catholique. La plupart des Canadiens, étant catholiques, refusèrent de prêter ce serment et furent donc exclus de toute participation aux gouvernements locaux. Ceci provoqua naturellement un mécontentement dans la population. D’autre part les Anglais redoutaient que les Canadiens ne vinssent soutenir la rébellion commençante des Américains des 13 colonies.
Le Quebec Act de 1774 entendait remédier à tout cela. Les principales dispositions de cette loi étaient les suivantes :
– Les frontières de la province ex-française du Québec étaient élargies pour comprendre les territoires dans ce qui est maintenant le sud de l’Ontario, l’Illinois, l’Indiana, le Michigan, le Wisconsin et des parties du Minnesota. Ceci représentait 3 fois la taille de la province française.
– Le nouveau serment ne faisait plus référence au protestantisme obligatoire et autorisait les officiers publics à pratiquer le catholicisme. Il autorisait aussi le retour des jésuites.
– L’Acte confirmait que la loi française continuerait à régir les affaires civiles, mais pas les affaires criminelles qui restaient soumises au droit anglais.
Cet Act fut très mal reçu par les 13 colonies, principalement parce qu’il promouvait l’extension du papisme, mais aussi parce qu’il empêchait l’extension des colonies dans l’Ohio principalement. L’Act est directement mentionné dans la Déclaration d’Indépendance comme « act intolérable » et ce fut certainement une cause accélérant la Révolution.
20 B. BAILYN, op.cit., p. 119.
21John C. MILLER, Sam Adams : Pioneer in Propaganda, Stanford, CA, Stanford University Press, 1964, p. 336.
22 DAVIDSON, op. cit. pp.127-128.
23 Traité de Tripoli, article XI. Le fait que cet article XI a été laissé tomber lorsque le Traité fut négocié 8 ans plus tard, ne change pas le fait que le Sénat et le Président Adams n’ont eu aucune difficulté pour affirmer que l’Amérique n’était fondée « en aucune façon » sur des principes chrétiens, ce qui, après tout, était très évident.
24 Brooke ALLEN, « Our Godless Constitution », The Nation, 21 février 2005.
25 Correspondance avec John Adams, 27 juin 27 et 8 juillet 1812, reproduit dans The Spur of Fame. Dialogues of John Adams and Benjamin Rush, Indianapolis, Éd. Schutz & Adair (Liberty Fund),1966, p. 247, 250.
26 WOOD, op. cit., p. 366.
27 Id.
28 Id.
29 Id.
30 Id.
31 Lifesitenews.com, 2 mai 2006.
32 Ndlr. Mots inspirés de la déclaration d’Indépendance de 1776.
33 Dignitatis humanœ, art.1.
34 Michael DAVIES, The Second Vatican Council and Religious Liberty, Long Prairie, MN, Newman Press, 1992, p. 102-103.
35 « Catholicism’s Developing Social Teaching » : www.libertyhaven.com /noneoftheabove/ religionandchristians/catholicismdeve.html
36 Immortale Dei, n° 16.