Accueil » Propos sur le langage. Un autre regard sur une réalité menacée (iie partie)

Par Neiss Benoît

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SOCIÉTÉ
«Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant »
(P. Léon Le Prévost).

Résumé : Après avoir exposé ce qui nous paraît être la véritable nature du langage1, réalité plus profonde, plus précieuse, plus méconnue qu’on ne pense généralement, tentons de faire comprendre plus concrètement quelle sorte de maux affligent actuellement notre langue et, élevant encore le débat, de faire saisir quels enjeux sont finalement à prendre en considération, donc à quel étage il faut se hausser pour avoir une vue exacte et complète de ce qui se joue devant nous. Depuis que nous réfléchissons à cette étude, notre attention a été attirée par deux phénomènes opposés,  l’un négatif : la multiplication des symptômes de maux graves affectant le langage, l’autre positif et même encourageant : de plus en plus de prises de conscience, de cris d’alarme poussés de différents côtés par des gens qu’il faudrait qualifier de « lanceurs d’alerte », mais qui à notre sens remontent trop rarement jusqu’à la source première de cet état de fait, ce que pour notre part nous voudrions entreprendre.

« La grande pitié des parlers de France »

Le lecteur aura reconnu la formule célèbre de Barrès parlant de l’état des églises d’alors, qui s’applique parfaitement à notre propos – et pas seulement en notre pays – en premier lieu du fait d’un fléau qui s’abat de tous côtés et à tout instant sur le langage, celui de la tyrannie de la quantité ; de nos jours, c’est une masse incroyable de mots qui sans cesse sont jetés dans l’espace public, oral ou écrit. Il n’est pas une minute dans la vie actuelle où l’on n’entende des slogans, commerciaux ou politiques, diffusés par haut-parleurs dans les rues et les magasins, par radio et télévision dans les maisons, par écouteurs dans les oreilles partout, « semper et ubique » (non en l’occurrence pour louer Dieu, mais pour imposer des vérités purement temporelles !).

Dans nos villes, mais aussi sur les routes dans la campagne, notre œil est constamment sollicité par des affiches, des publicités, des indications routières ou touristiques. Nulle part ni à aucun moment l’oreille ou le regard ne connaissent de répit, et cela vaut bien évidemment aussi pour la pensée. Se représente-t-on bien l’effet produit sur une société, sur une civilisation par un tel état de choses, qui n’aura jamais existé dans les siècles antérieurs ? Que l’on compare un instant cette situation avec la pratique des ermites de jadis, des célèbres solitaires dans les déserts du Moyen Orient, ou simplement de nos pâtres d’Auvergne ou d’autres montagnes, qui passaient des mois entiers avec leurs troupeaux dans la solitude, sans croiser âme qui vive, sans téléphone ni tablette à la main. Un abîme sépare ces deux univers, et surtout, dans l’absolu, songeons quelle pente a été ainsi descendue ! Quand verra-t-on un Jules Verne de notre temps écrire quelque ouvrage intitulé : « Vingt mille mots soûlent l’air » ?…

À côté du danger que représentent pour la santé de la langue l’inflation maladive et le nombre de son emploi, il y a évidemment celui du mauvais usage qu’on en fait ; l’auteur de ces lignes ne décolère pas (souvent au grand dam de son entourage…) en suivant les émissions radiodiffusées ou télévisées, les réunions publiques, les conférences et même les sermons dans les églises, tant notre langue y est constamment malmenée, cela gravement et sans aucune honte. Les politiciens pérorent tels des bateleurs de rue, les présentateurs et animateurs d’émissions multiplient les fautes de toute sorte (nous en détaillerons quelques-unes ci-après), alors qu’en bonne logique on ne devrait admettre à la fonction de locuteurs officiels que des gens maîtrisant sans défaut les lois de la parole publique. Comme nous en voilà loin ! En vertu des nouvelles conditions existantes, ceux qui ont permission de s’adresser à de vastes publics jouent le rôle des véritables maîtres d’école d’aujourd’hui, car ils éduquent les masses actuelles, ils forment (ou déforment) leur goût, en jouant le rôle de transmetteurs du patrimoine de la culture collective. Très lourde responsabilité.

Il y a toutefois plus grave encore, c’est le grief de tromperie générale qu’on peut adresser au langage tel qu’il est utilisé de nos jours ; non seulement le mensonge, qu’il soit à but idéologique ou commercial, s’insinue partout empoisonnant la confiance naturelle qu’on doit à la parole humaine, mais il s’est établi une pratique invariable de détournement systématique du sens des mots. Le langage, expression parlée et écriture, a été complètement asservi aux puissances d’argent par le moyen des plus éhontées publicités commerciales, mais également à la propagande idéologique et bassement utilitariste. Les premières déroulent leur insupportable babil sur les murs et les panneaux, à chaque page de nos journaux et magazines, sans exception entre les émissions radio et au milieu des projections de films, la seconde use d’un vocabulaire sciemment faussé, recourt à mille formules invariablement trompeuses, à des termes subtilement changés de sens.

Qu’on songe aux slogans lancés sans relâche à tous vents, assénés comme des vérités révélées : « déni de démocratie », « valeurs citoyennes », « transparence », « personnage mythique », « légende vivante » etc. mais les trémolos dans la voix n’ajoutent pas un pouce de vérité à ces clichés, dignes des pires forfaitures verbales des dictatures du XXe siècle. Nous nageons ainsi, sans en mesurer toujours la perversité, dans un océan de mensonge généralisé, semblable à ces cours d’eaux de nos cités industrielles, charriant une eau noire et souillée de détritus plus immondes les uns que les autres. Croit-on que la pollution morale soit moins grave pour la santé d’un peuple que la situation biologique et matérielle ?

 « Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ? »

On se rappelle ce cri du Booz de Victor Hugo quand lui est annoncé en songe un descendant alors que « le chiffre de (ses) ans a passé quatre-vingts » : les mêmes mots incrédules ne seraient-ils pas à mettre dans la bouche de l’Enseignement en France qui, après des siècles d’excellence, doit assister à la débâcle présente ?

Ce vénérable ancêtre, héritier des écoles médiévales, riche du legs inestimable de la pensée, de la poésie, de toute la littérature accumulée par des générations de clercs et d’artistes, ne peut qu’être effondré en constatant le niveau intellectuel affligeant de la génération actuelle. Il est inutile de s’étendre ici sur l’état de notre « Instruction Publique », bien souvent dénoncé par les voix les plus autorisées. Ce que l’on sait moins, c’est qu’affaiblir la force de résistance d’une langue de qualité entre dans les desseins cachés de la grande Babylone moderne qui, pour réussir le nivellement généralisé en marche, a besoin devant elle d’un terrain lisse, sans nul reste de rempart culturel ou spirituel. Nous y reviendrons car il nous faut également faire justice du reproche de « complotisme » lancé à la hâte pour éviter tout débat par les chiens de garde du mondialisme.

Autre cause de l’affaiblissement de la langue, la maladie du tout numérique et du tout mécanique qui sévit intensément dans tous les secteurs de la vie publique et privée. René Guénon en son temps (1945) dénonçait déjà Le Règne de la quantité et les signes des temps ; que dirait-il en constatant à quel point en tous domaines le chiffre est devenu le seul critère d’appréciation d’une réalité – pas seulement mathématique ou commerciale – et comment la statistique étend sur la moindre observation politique, scientifique, médicale, humaine en un mot, son empire sans contestation possible ! Ajoutons qu’après le clavier de la machine à écrire s’est imposée partout la domination exclusive de l’ordinateur pour rédiger tous les textes imaginables de la vie courante, et que cela modifie à coup sûr le rapport intime de l’homme au langage, tout comme l’usage exclusif du micro, de la sonorisation, de l’outil téléphonique et manuel entraîne sans que l’on s’en doute des modifications essentielles dans le rapport de l’homme d’aujourd’hui au parler oral.

Allons plus loin : la même chose serait à observer dans le simple acte d’écrire à la main, encore que sur ce point nous risquions de susciter plus difficilement l’accord unanime des lecteurs. Durant des siècles, on le sait, on ne pouvait écrire qu’au moyen d’une plume d’oie, plongée régulièrement dans l’encrier, et en guise de buvard on ne disposait que d’une pincée de sable répandue sur la page humide.

Les aînés parmi nous se souviennent de la plume en métal qu’on fixait au bout du porte-plume à l’école, des heures passées à calligraphier avec soin ses devoirs. Eh bien, depuis une ou deux générations, cette ère est passée et l’on n’emploie plus que le stylo à bille (quand du moins on écrit à la main…). S’imagine-t-on que cette pratique n’a aucun effet sur l’acte d’écrire, et même sur la pensée qui conduit la main en train de tracer les mots sur le papier ? Quant à nous, nous pensons que non, l’ayant expérimenté tant de fois et nous trouvant personnellement incapable d’écrire soit une lettre personnelle soit quelque texte sérieux que ce soit autrement qu’avec un stylographe à l’ancienne. Peut-on se représenter Flaubert, Proust ou Montherlant rédigeant leurs volumineuses correspondances avec un instrument à bille ? Ce n’est donc pas seulement le téléphone ou le courrier électronique qui signent l’arrêt de mort de ce noble art que fut la correspondance, mais également le recours exclusif au nouvel engin, glissant trop facilement sur une surface lisse, sans répondre à la main par le contact avec le grain vivant d’un papier digne de ce nom.

Dans le même ordre d’idées, affirmons que lire une œuvre sur un écran ou sa tablette n’a plus rien de commun avec le fait de le faire dans un vrai livre, qu’on tient dans sa main, dont on tourne les pages et touche le papier et même respire l’odeur… Modifications infimes, périphériques diront les rationalistes, que leur étroitesse d’esprit ferme en définitive à l’intelligence de toute réalité supérieure !

« Madame se meurt, Madame est morte… »

La clameur qui résonna au XVIIe siècle lors du trépas d’une princesse et qu’une des fameuses Oraisons Funèbres du grand Bossuet nous rapporte, ne serait-elle pas à pousser aujourd’hui devant le mal sur le point d’emporter une autre personne auguste, reine elle-aussi dans son ordre, la langue française ? Si « le français se meurt, le français est mort », il est une dernière cause à relever à cette situation, c’est l’invasion de cette langue par les idiomes étrangers, au premier rang desquels et presque exclusivement l’anglais, disons plus exactement l’anglo-américain.

Nous faisons à chaque instant l’expérience de cette invasion verbale, tout comme nous constatons hélas quotidiennement la submersion de nos pays européens par les vagues de populations allogènes. Inutile d’insister longuement sur ce phénomène, mais nous voudrions insister sur le fait que l’«immigration» linguistique est non seulement l’image de la seconde, mais peut-être son explication et en dernière analyse sa clef. L’affirmation demanderait à être davantage étayée, ce serait la matière de tout un article ; nous y reviendrons plus loin en abordant la partie du « 3e ordre » annoncée. Pour l’instant, en nous tenant au niveau des deux premiers étages, affinons simplement notre diagnostic et précisons notre analyse.

Nul autour de nous, et pas seulement dans le discours public, ne peut plus prononcer une phrase sans la truffer d’expressions venues d’ailleurs ; qui entendez-vous encore vous dire « d’accord », « bonne fin de semaine », « envoyez-moi un courriel », « je pars camper », « je vais faire des emplettes » ? Quel magasin arbore comme enseigne le bon vieux terme d’« échoppe », de « libre-service », propose à la vente des « pains garnis », des « saucisses chaudes en tranche de pain », et pourquoi ne peut-on enclencher l’ « alarme » de sa voiture ou « dresser un état » (une liste, si l’on préfère) des clients ou adhérents d’un groupe sans recourir à un affreux terme en « –ing », comme il en pullule dans notre langage, telle une invasion de vermine dans nos remises ? Nos jeunes et jusqu’à nos tout petits enfants arborent dans leur immense majorité, au logis, à l’école comme à la ville, des blousons, des chemisettes, des casquettes portant immanquablement une inscription en anglais, et cela en un pays indépendant, souverain, riche d’une vieille et noble tradition linguistique. Comment enfin qualifier pareille étrangeté, pareille monstruosité ? Est-il concevable qu’un Français d’aujourd’hui ne puisse plus suivre ses habitudes propres ni prononcer une phrase sans user de tournures imposées par le voisin, donc penser à partir de concepts qui ne sont pas les siens ? Quelle surprenante dépossession de notre bien propre, à la lettre : quelle aliénation !

« Hortus maleficiorum »

Herrade de Landsberg, abbesse du Mont Sainte-Odile au XIIe siècle, avait composé une célèbre encyclopédie intitulée Hortus deliciarum, « Le Jardin des délices » ; ne devrait-elle pas aujourd’hui, à la lumière de ce que nous disons, modifier son titre en « Jardin des maléfices » en considérant l’état dans lequel est tombée notre langue ? Cela n’est pas dû exclusivement à des causes extérieures, soyons justes, mais aussi à une anémie générale venue de l’intérieur. Il n’est pas question de dresser ici un tableau exhaustif des maux dont souffre le français, oubli des liaisons, accords défectueux, autres fautes de grammaire, etc. ; contentons-nous d’en retenir les plus emblématiques, souvent inaperçus même des puristes quand il s’agit de virus aussi néfastes que les fautes grossières généralement stigmatisées. Alors que notre langue est caractérisée par la variété du timbre de ses voyelles, par la finesse distinguant un éd’un è, vous n’entendez plus guère les gens faire la différence entre le futur « j’irai » et le conditionnel « j’irais », entre l’adverbe « là » et la note de musique « la », le son « lundi » confondu avec « l’indifférent », un « pêcheur à la ligne » et un « pécheur ». Appauvrissement non uniquement mélodique mais aussi de signification, de précision dans la pensée. À l’inverse, on assiste à une inflation insupportable du superlatif utilisé à tout propos : tout est qualifié de « très, très bon », « très, très beau », « très, très juste », de même que fleurissent à tout propos l’adverbe « extrêmement » et ses équivalents. D’autre part, symptôme d’ailleurs voisin, on ne cesse de souligner dans les discours tous les deux ou trois mots (« Il nous faut d’urgence prendre les mesures qui s’imposent, faire face aux défis de notre temps », etc, et immanquablement on le fait, même si l’on n’est pas un orateur public, sur les premières syllabes alors que le génie du français place l’accent verbal sur les dernières syllabes du mot. Prend-on conscience du dommage subtil que cela entraîne à la longue sur la bonne tenue de la langue, donc aussi sur la santé de l’âme ? Car, réaffirmons-le fermement, une langue n’est pas seulement un outil, un objet défini par ses caractéristiques extérieures, c’est une composante irremplaçable de l’identité intime d’une personne comme d’une société.

Bien d’autres transgressions linguistiques seraient à énumérer ; contentons-nous d’en signaler trois encore, qui nous paraissent préoccupantes, parce qu’emblématiques d’une faiblesse dépassant l’ordre grammatical : le mode impératif n’est pratiquement plus utilisé, remplacé régulièrement par le simple présent de l’indicatif. Que de fois avons-nous entendu dans la rue une institutrice lancer à sa classe : « Vous vous arrêtez ! » au lieu de dire : « Arrêtez-vous ! », ou bien « Vous venez ici » au lieu de la formule attendue. Ce ne sont pas seulement les maîtres d’école qui s’expriment ainsi, mais dans ce cas, quel mauvais pli prennent dès leur jeune âge les enfants qui n’entendent que cela ! On sait que dans une phrase interrogative la règle veut qu’en français correct on utilise l’inversion du sujet ; mais qui demande encore : « Viendrez-vous ? » ou bien : « Que faites-vous cet après-midi ? » Non, c’est l’inacceptable tournure telle que « Vous pensez quoi de cela ? » qui partout triomphe et le lourd et inélégant « est-ce que » qui s’impose. De plus en plus dans les négations on supprime le « ne », par contre on ajoute des pronoms là où il n’en faudrait pas : « le maître, il dit que », « la France, elle veut que »…Plus préoccupante nous paraît la disparition quasi totale de la forme verbale du futur ; vous n’entendez jamais dire : « je partirai demain », « je viendrai vous voir », mais toujours « je vais partir », « je vais venir vous voir ». Qu’on vérifie nos dires en écoutant les prévisions météorologiques lors des informations télévisées du soir ; c’est sans exception « le temps va être mauvais demain », « les nuages vont couvrir l’Est du pays », etc. L’usage de cette expression, loin de n’être qu’un tic de langage superficiel, trahit un affaiblissement de la perception du temps, une fragilité mentale en profondeur qui ne saurait laisser indifférent. Une remarque analogue serait à faire à propos de la prolifération des sigles envahissant le langage comme font les mauvaises herbes dans un parc autrefois bien tenu. Qui passera enfin la débroussailleuse dans cette jungle ?…

« Sursum corda ! »

Il est temps de nous élever enfin à l’étage du troisième ordre que nous annoncions, et qui jouerait le rôle du bon vin gardé par l’époux, dans l’épisode évangélique, pour la fin du repas…

N’oublions cependant pas de rappeler que selon Péguy « le spirituel couche dans le lit de camp du temporel », donc que toute démarche religieuse voulant monter vers le ciel doit d’abord reposer sur un socle humain irréprochable. Notre langage, considéré comme destiné en fin de compte à s’adresser à Dieu par-delà toutes les étapes seulement humaines, se doit d’être correct, de même qu’on doit revêtir le vêtement de noces pour entrer dans la salle du festin. On devrait à ce propos se souvenir du soin avec lequel la vraie liturgie multipliait les prières de purification à l’entrée du sacrifice eucharistique, exigeant des assistants qu’ils élèvent leur cœur. Si l’on estime ce rapprochement trop osé, qu’on songe du moins, au simple plan des réalités humaines, au cadre impeccable qui entourait le château de Versailles, préparant au face-à-face avec le Roi-Soleil. Le français est en vérité un jardin à la française, qui n’est lui-même que s’il reste parfaitement correct, distingué, élégant, un idiome porté à la perfection, comme le fut dans le domaine musical à un degré éminent la musique d’un Mozart. S’il y a un devoir de simple piété naturelle à le traiter en le parlant avec les égards dus à un héritage inestimable reçu de nos ancêtres (nous devons ainsi tous être des Énée portant notre père sur nos épaules, en dépit de l’exil obligé vers des temps nouveaux), combien plus important est-il de ne pas oublier le Créateur et destinataire ultime de la Parole, car parler ne saurait être un acte indifférent.

Puisque nous croyons au dogme de l’Incarnation, il est évident que le Christ a parlé la langue des hommes, qu’Il a sanctifié par là même et pour toujours le langage, dont les mots ont passé par Ses saintes lèvres. Soyons sûrs qu’Il n’a jamais mal parlé, que nulle faute ou erreur ne fut proférée par Lui, et que nous devons être « parfaits comme l’est (n)otre Père céleste » : pourquoi pareille injonction ne s’appliquerait-elle pas à notre expression ? N’en devons-nous pas user avec le respect infini dû à la beauté de la Création, au don incomparable fait à l’homme par le ciel de pouvoir parler ? Et pour en rester aux références bibliques, tirons aussi de la parabole des talents la notion de trésor que le Maître nous a confié avant de s’éloigner pour quelque temps, et dont Il nous demandera de rendre compte à Son retour.

Celui qui n’aura pas fait fructifier le dépôt, donc mal usé et pas bien conservé la langue reçue, comment affrontera-t-il alors le regard du Souverain Juge ? Autre leçon à tirer de cet épisode, plus dérangeante encore sans doute : chaque serviteur n’a pas reçu la même somme en garde ; ce qui signifie dans notre cas que toutes les langues ne sont pas interchangeables, n’ont pas la même valeur. Chaque peuple est tenu de garder et de faire fructifier ce qu’il a reçu, quel qu’en soit le montant.

Le Prince de ce monde

Contre le respect de cet ordre naturel, contre la volonté de Dieu qui a imprimé à Sa Création une ordonnance parfaite, ainsi qu’en témoigne le Livre de l’Ecclésiastique :

« Les œuvres du Seigneur subsistent telles qu’Il les disposa dès l’abord,
Et, dès la création, Il en a distingué les parties,
Il a mis en Ses ouvrages un ordre inaltérable
Et ses ordonnances sont à l’épreuve du temps2 »,

eh bien, contre cette loi, il était normal que le Malin tente par tous les moyens de la combattre, en suscitant toutes les transgressions possibles, entre autres celles qui procèdent de l’usage de la langue. Comme il est le Prince du mensonge, c’est donc en détournant le sens et le contenu du langage qu’il exerce avant tout sa malfaisance. La modernité à elle seule résume en notre époque du moins, toute l’entreprise de subversion de l’ordre naturel qui nous submerge, et le moyen d’expression par excellence de cette force universelle de corrosion des valeurs est sans contestation possible… la langue anglaise ! Elle affirme tous les caractères de la volonté de domination sans partage, à voir sa mainmise obstinée sur tous les secteurs de notre vie, dans tous les cantons de la pensée, de la parole et des échanges. Son attitude impérialiste exige le monopole dans les rapports internationaux, se veut le seul idiome scientifique, prétend remplacer le français comme langue diplomatique, culturelle, olympique en Orient comme en Occident, bref se comporte en tout comme le nouveau maître du monde.

Cette arrogance se fonde avant tout sur l’appât du gain, sur la volonté forcenée des marchands de vendre leurs produits, sur celle des puissances d’argent de régner en gardant fermement en mains les cordons de la bourse, en tenant en laisse les responsables de la planète par le moyen de l’intérêt. Comment ne pas voir dans cet état de choses un équivalent frappant, dans le registre humain, du fléau des défoliants dans le domaine végétal ? Les deux sont le fruit de l’action moderne, volonté forcenée de niveler tout ce qui était sain, normal, traditionnel. Et comment ne pas conclure que le Maître tirant les ficelles (de moins en moins dans l’ombre) ne peut être que le démon, car à l’évidence c’est « Satan qui mène le bal » ?

Dans les tableaux que nous brosse Proust des milieux parisiens distingués, on relève souvent, comme une élégance ou une curiosité, l’emploi d’un vocable anglais, qui sonnait « chic » dans la bouche du beau monde ; un siècle plus tard, ce ne sont plus des mots lancés négligemment dans les conversations, « comme une faucille d’or dans le champ des étoiles » eût dit Victor Hugo, mais des marées entières qui se jettent sur nos rivages, jonchant les plages de détritus sans nombre, où alors on ne voit même plus la couleur du sable d’origine. Si cette langue est l’expression fidèle du matérialisme moderne, du mercantilisme qui passe pour être la marque de la mentalité anglo-saxonne, elle doit aussi son succès à un trait de psychologie humaine, l’instinct grégaire, le suivisme, la tentation de faire comme tout le monde, surtout pour être à la mode ou pour réussir dans les affaires – et dans presque tous les autres domaines.

On devrait aussi mentionner la griserie qu’il y a à glisser sur la pente générale, or qu’est la mentalité moderne sinon un mouvement général de glissement vers le bas dans l’ordre humain, culturel, religieux ? Dans le réquisitoire que nous formulons à l’adresse de l’anglais, un point précis doit nous interpeller ; chacun a remarqué que de plus en plus les blousons, chemisettes et autres habits à la mode portent ostensiblement une inscription en cette langue sur leur devant. Nos jeunes arborent invariablement la même chose sur leur casquette ; détail insignifiant ?

Non, impossible à soutenir, c’est à l’évidence un signe de soumission au Maître du monde, surtout si l’on relit la page de l’Apocalypse déclarant : « tous, petits et grands, riches et pauvres, hommes libres et esclaves, on leur met une marque sur leur main droite ou sur leur front, pour que personne ne puisse acheter ou vendre, sinon celui qui a la marque, le nom de la Bête, ou le chiffre de son nom3. »

Terrifiant avertissement, qui jette une lumière inédite sur les pratiques modernes et qui dispense de tout autre commentaire.


À la lumière de ces remarques qui, nous l’espérons, auront fait comprendre à plus d’un que l’acte de parler n’est pas à prendre à la légère, nous savons que notre devoir humain, moral et chrétien est d’user d’un langage toujours correct, de ne pas nous abaisser au niveau du laisser-aller général, en particulier de garder irréprochablement le français pour notre part. Question de discipline personnelle sans doute, mais aussi conscience de nos devoirs de chrétiens, ainsi que le clamait saint Léon le Grand :

« Agnosce, o christiane, dignitatem tuam ! »

S’adresser impeccablement à autrui est non seulement la première forme de politesse naturelle, c’est encore une affirmation d’ordre spirituel, un hommage rendu au vrai Maître de l’Univers. Outre l’engagement de nous garder dorénavant de commettre nous-mêmes aucune faute de langue, prenons celui de lutter de toutes nos forces, à notre place, pour la maintenance d’un français correct, élevé, sain, donc combattons la submersion de notre pays et de l’univers par l’idiome du Prince de ce monde, « qui circuit quærens quem devoret », commele dit saint Pierre (« votre adversaire, comme un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant qui il pourra dévorer ») ; même si cet idiome est exalté par toutes les puissances installées, il n’en est pas moins un chemin de perdition nous enfonçant toujours plus dans les marécages de l’impiété et de l’oubli des lois divines. Craignons-nous d’être trop faibles pour avoir une chance de succès dans ce combat de résistance ?

Certes, notre rôle est modeste mais le sort de notre langue est entre nos mains et, comme l’a écrit Saint-Exupéry, le simple berger « qui veille modestement quelques moutons sous les étoiles, s’il prend conscience de son rôle […] est une sentinelle. Et chaque sentinelle est responsable de tout l’empire4. »

Tous désormais, chacun à sa place, soyons de telles sentinelles.


1 Voir dans Le Cep n°80, p. 58, la première partie de cet article.

2 Si 16, 22.

3 Ap 13, 17.

4 Terre des Hommes, Œuvres, éd. Pléiade p. 256.

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