La crise : sa cause profonde

Par Claude Rousseau

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Résumé : La crise financière, muée en crise économique, a bien entendu une cause immédiate bien visible : le dégonflement de la bulle immobilière américaine, et la diffusion internationale de dettes insolvables par leur transformation en « titres » véreux placés dans le monde entier.  Mais cette perversion des « outils » financiers n’aurait pas été possible sans l’abandon préalable de la tradition économique héritée de l’Antiquité selon laquelle l’épargne précède la dépense (règle de prévoyance domestique: le mot économie vient du grec oïkos, maison) et l’investissement se porte vers des projets utiles à la collectivité (règle d’une économie subordonnée au bien commun, « citoyenne »). En débridant l’appétit individuel de richesses, en favorisant la surconsommation à crédit, l’économie moderne renverse aussi la vision hiérarchisée de l’homme qui avait fait la grandeur de l’Occident.

L’origine historique de la crise – financière avant de devenir économique – née brutalement l’an dernier aux U.S.A, a été abondamment analysée par les spécialistes de ce genre d’affaires, qui continuent à inonder la presse de leurs articles. Leur accord est total sur le phénomène qui l’a induite:
l’impossibilité pour des acquéreurs à crédit de biens immobiliers de rembourser à leurs banques les prêts qu’elles leur avaient consentis, jointe à l’incapacité de ces établissements, vu la chute des prix du foncier, de compenser leur perte par la revente des actifs de leurs débiteurs insolvables. L’interdépendance des grandes banques, ayant ”titrisé » ces pertes dans le cadre d’une économie financière quasi-mondialisée, a eu pour conséquence, on le sait, une cascade de faillites, dont l’effet sur l’économie « réelle » s’est bientôt fait sentir.

Les  causes occasionnelles de la crise qui viennent d’être évoquées (les seules à intéresser, semble-t-il, les économistes patentés) sont une chose ; sa cause profonde en est une autre.

Cette cause majeure, sur laquelle les médias, depuis un an, veillent à ce qu’on garde le silence, n’est rien d’autre que l’essor prodigieux, depuis quelques années, du crédit à la consommation au sein, notamment, des classes aux revenus les plus modestes de la société occidentale.

Relativement bridé en Europe par une psychologie « socialiste » résiduelle qui rend les gens moins ambitieux, plus précautionneux, plus « sécuritaires », ce type de crédit a trouvé en revanche son univers d’élection en terre anglo-saxonne : ce n’est pas un hasard qu’il ait atteint son paroxysme (et connaisse son point de rupture) aux U.S.A, où la mentalité libérale, c’est-à-dire la mentalité moderne règne encore sans partage.

Le crédit à la consommation, inconnu de nos pères, prolifère nécessairement là où la passion économique, libérée, sent instinctivement en lui le moyen privilégié de se satisfaire, en haut comme en bas de l’échelle sociale. En haut : comment ne pas voir que les élites bancaires – qui tiennent aujourd’hui sous leur dépendance toutes les autres –  trouvent un intérêt majeur dans l’octroi, au plus de gens possible, de prêts immédiatement rémunérateurs, qui vont leur rapporter un maximum d’argent « facile » ? Quand on aime l’argent plus que tout, pourquoi attendre longtemps, en soutenant des Entreprises à l’avenir économique toujours incertain, des bénéfices qu’on peut se procurer rapidement en ponctionnant de façon régulière une masse de petits acheteurs de biens et de services qui, sans vous, ne pourraient jamais y accéder ? En bas, c’est la même chose : comment des aspirants à une jouissance immédiate de toutes les « bonnes choses de la vie » ne plébisciteraient-ils pas un crédit généreux leur permettant de ne plus avoir à attendre, pour y accéder, l’augmentation jamais certaine et en tout cas toujours trop lente de leur ”pouvoir d’achat »? Bref, on comprend que le crédit à la consommation  constitue –  jusqu’aux jours où la crise, dont il était gros, a éclaté –   la toile de fond de la vie économique contemporaine. N’arrange-t-il pas, en effet, tout le monde ?

Ici pourtant, une précision s’impose. Il y a en effet une partie de la population qui en est d’emblée la victime –  comme suggéré à l’instant : celle constituée par tous ces gens dans lesquels Aristote aurait vu les mésoï (du grec mésos = milieu) occidentaux, bourgeois résiduels, retraités honnêtes, travailleurs consciencieux, que n’obsède pas l’hédonisme économique mais qui se désignent par là, précisément, pour payer les pots cassés par les deux catégories précédentes.

Car quand la crise éclate, les banquiers, loin de se voir étatisés par punition, sont au contraire renfloués systématiquement par un régime ne voulant à aucun prix d’un retour quelconque à une rigueur économique qu’il sent impopulaire ; quant aux masses consuméristes, elles voient tôt ou tard (cela se passe déjà en Amérique!) leurs dettes magiquement épongées par un impôt frappant, précisément, ceux qui n’en ont pas contractées. En d’autres termes, le système libéral, générateur endémique d’un état de crise dû au fait qu’en lui on consomme, tendanciellement, plus qu’on ne produit, coalise pour s’en sortir, contre les mésoï (véritables dindons de la farce), les « élites financières » et les catégories sociales inférieures, profiteurs symétriques, dans tous les cas de figure, de la pratique contemporaine du crédit.

Comment ne pas avoir ici la nostalgie de la tradition économique occidentale, marquée par les Anciens, prolongée par les Scolastiques et qui ne s’est vraiment estompée que très tard, c’est-à-dire qu’après la Seconde Guerre mondiale? Voici ses deux règles d’or :

l) En tant qu’individu, on épargne ; à défaut, et à tout le moins, on ne dépense pas plus qu’on a.

2) En tant que citoyen, on ne collabore financièrement qu’avec des groupes accomplissant des tâches que l’État juge utiles à la communauté. Pie XII, peu avant sa mort, déduisait encore de ce genre de principe la nécessité suivante : contraindre la Banque (dont il n’est pas question de se passer) à exercer, sous le contrôle de l’Autorité publique, ses deux fonctions de base :

A) Soutenir, en effet, l’épargne, seule capable d’inciter l’individu à une consommation prévoyante et modérée, compatible avec la vie morale ;

B) Assurer l’investissement (uniquement « entrepreneurial » !), au service des grands intérêts de la Nation. Tout l’inverse de ce à quoi nous incite aujourd’hui, comme diraient les Grecs, une  »chrématistique » (du grec chrêma : richesse) à grande échelle, destructrice de l’humanité de l’homme, avant de l’être peut-être un jour de l’humanité tout court.

Tocqueville, observant les Américains à l’aube de notre modernité, voyait l’appétit économique (la plus basse force de l’âme, selon le vieux Platon) l’emporter déjà chez eux sur tout le reste. Soumis à une pression religieuse résiduelle, ils n’exigeaient pas encore, à cette époque, la reconnaissance d’un droit à pouvoir consommer sans payer. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La laïcisation, quasi-achevée, de l’homo œconomicus libéral a ouvert la voie à une sur-consommation tous azimuts considérée comme normative, et dont le crédit est devenu le moyen obligé. On en voit le résultat. Plus que jamais, comme dirait l’autre, le passé est l’avenir de l’avenir.

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