Le miracle de Wörgl au Tyrol

Par Alain Lemaître

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Alain Lemaître1

Résumé : Voici encore un exemple concret qui montre l’efficacité étonnante d’une monnaie servant uniquement de moyen d’échange, à l’opposé de l’argent thésaurisable, si difficile à réguler.

         Dans la vallée de l’Inn, au Tyrol, sur la ligne d’Innsbruck à Kufstein, se trouve un gros village hier connu seulement de quelques touristes et qui, aujourd’hui, est en train de devenir célèbre dans les deux hémisphères.

         En 1932, Wörgl, avec environ 4300 habitants et plusieurs usines, se trouvait dans une situation économique tout à fait déplorable, comme partout en Autriche, en Allemagne et dans le monde entier.

         C’est ainsi que 3500 personnes se trouvaient à l’assistance publique, dont 1500 chômeurs enregistrés. Les finances communales étaient dans une situation catastrophique : les fabriques étaient  abandonnées et le commerce stagnait. La misère la plus noire régnait, ainsi qu’une grande détresse humaine. Les arriérés d’impôts locaux s’élevèrent, de 1926 à 1931, à environ 118 000 schillings et les recettes fiscales diminuaient constamment.

         M.Unterguggenberger, maire de Wörgl, avait connaissance des expériences de monnaie franche selon Silvio Gesell . Il organisa un Comité d’urgence municipal, afin de créer des emplois. Très intelligemment, il comprit qu’il fallait expliquer aux membres du Comité comment on pouvait sortir de la crise et en même temps effectuer nombre de travaux publics nécessaires. Mais, puisque malheureusement la commune ne disposait pas d’argent, tout en ne pouvant en fabriquer elle-même, il proposa que la ville de Wörgl fasse imprimer des attestations de travail d’une valeur de 1, 5 et 10 schillings. Et qu’elle paye ainsi les employés et les ouvriers de la municipalité. Ces attestations seraient dénommées exactement « bons de premiers secours de Wörgl, certificat de travail en valeur« .

         Ceux-ci ne seraient pas vraiment de l’argent au sens habituel mais ils devaient avoir valeur de moyen d’échange local. Et ils seraient grevés d’une taxe de 1%  par mois pour avoir comme effet naturel une circulation ininterrompue et constante des bons.

         Comme le Comité de secours municipal était constitué en particulier d’hommes d’affaires, d’entrepreneurs et d’employés de banque, tous les conseillers municipaux prirent donc connaissance de la possibilité d’écarter la terrible crise de déflation. Ils purent ainsi prendre leur décision.

         Conformément à un plan d’action décidé à l’unanimité du Conseil, le 1er août 1932, 30.000 schillings furent émis sous forme de certificats de travail. On s’aperçut bientôt que ce montant avait été considérablement surestimé par rapport aux besoins véritables.     

         C’est pourquoi, par la suite, près des deux tiers de cette somme furent retirés de la circulation et mis en réserve, de telle manière qu’en réalité ce n’est qu’environ 9.000 schillings qui ont été mis en libre circulation, en tant que bons de travail.

         Cette habile mesure de l’administration municipale se révéla très avantageuse. Car de cette manière le pouvoir d’achat de sa monnaie – les bons de travail – restait au même niveau que le schilling officiel. Chaque mois la retenue de 1% était concrétisée à l’aide de timbres collés sur les certificats. Ces timbres étaient vendus par la commune et apportaient une recette fiscale nette.

Plein emploi et consommation

         Quel fut le résultat de l’introduction de ce moyen d’échange (les bons de travail) qui se trouvait ainsi mis en circulation forcée ? Premièrement, les chômeurs obtinrent presque tous du travail et retrouvèrent par la même occasion un pouvoir d’achat. L’usine de cellulose embaucha 350 ouvriers. La fabrique de ciment 400. Une plage à aménager requit 100 ouvriers. On construisit des routes et des canaux. Les travailleurs reçurent des salaires. Dans les magasins, on acheta de nouveau. Partout l’on commença à s’enrichir, puisque le nouvel argent remplissait son devoir naturel, en circulant sans arrêt dans la population. Dès l’année 1932, les recettes fiscales passèrent de 93.000 à 121.000 schillings sans augmentation d’impôts. Les lourds arriérés furent en grande partie réglés. Des paiements anticipés d’impôts pour 1933 furent même effectués !

          La municipalité put créer des emplois de fonctionnaires, toujours sans emprunt ni augmentation d’impôts, alors que seulement 9.000 schillings avaient été émis sous forme de bons de travail, mais avec une dynamique intrinsèque. C’est ainsi que « l’argent générateur de prospérité« , comme l’appelait le professeur américain d’économie politique Irving Fisher, fit son effet.

         Mais en janvier 1933, le gouvernement du Tyrol, par ordonnance du bureau du chancelier fédéral d’Autriche, interdit l’émission de ces bons de travail. Le conseil municipal de Wörgl décida de porter plainte en référé contre cette interdiction, auprès du tribunal administratif. Dans sa plainte, il exposa que, grâce à cette monnaie franche, la commune avait pu faire rentrer la totalité des arriérés d’impôts des années écoulées ; qu’ultérieurement , la recette fiscale de la ville avait augmenté de plus de 17.000 schillings sans aucune augmentation d’impôts ; que la commune avait pu mener à bonne fin une série de travaux importants, restés en souffrance ; que le chômage avait pu être à peu près totalement résorbé. Enfin l’avocat de la commune souligna qu’il s’agissait pas de numéraire proprement dit dans l’émission de monnaie franche, puisqu’il manquait aux bons le caractère le plus important d’un billet : la possibilité de thésaurisation.

         Un fait particulier mérite d’être signalé : Irving Fisher, professeur d’économie politique à l’université de Yale, avait envoyé en décembre 1932 ses assistants à Wörgl pour étudier l’expérience. Un des assistants de son institut, Hans Cohrssen, prononça le 17 février 1932, à la radio de New-York, une grande conférence pour toute l’Amérique du Nord sur cette expérience de monnaie franche. Il dut la recommencer deux fois. Finalement, sous la direction du professeur Fisher et sur l’exemple de Wörgl, de tels certificats de travail furent émis comme argent de secours dans 22 Etats des Etats-Unis, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de villes comptant plusieurs millions d’habitants.

Un jugement tranché

         Le tribunal administratif rejeta la plainte de la municipalité de Wörgl, n’émettant néanmoins pas de jugement sur le fond, dans la mesure où cela concernait un domaine de théorie financière et où cette plainte exposait la nécessité et l’effet favorable des bons.

         L’autorité avait perçu dans la démarche de la municipalité de Wögl une illégalité, en ce que les bons représentaient des assignats de numéraire utilisés comme monnaie. Ainsi le droit exclusif de la Banque Nationale d’émettre des billets de banque avait-il été violé.

         Pour le tribunal, les bons n’étaient pas acceptés pour leur valeur mais pour leur faculté d’être ultérieurement transmis comme moyen d’échange. C’est pourquoi ils avaient pris la fonction des pièces de monnaie ou des billets. Même si leur valeur oscillait à l’intérieur d’un certains laps de temps, à cause de la taxe, ils avaient en réalité une valeur et pouvaient trouver emploi ailleurs qu’à Wörgl, quand des gens qui n’y habitaient pas avaient à y effectuer des paiements aux commerçants ou aux habitants de cette ville.

         En fait, l’approche du tribunal administratif est particulièrement caractéristique : il a refusé d’emblée de prendre connaissance de l’effet extraordinairement bienfaisant procuré aux gens de la commune et au peuple en général. Par ailleurs, aucun préjudice n’avait été causé à quiconque. Mais le tribunal a énoncé sans vergogne tout un paragraphe législatif et a considéré qu’ici il y avait eu infraction à la loi. Et peu importe si, par cette interdiction, la famine et la misère du chômage allaient réapparaître dans la commune de Wörgl.

         Aujourd’hui à Wörgl, un pont porte l’inscription « construit en 1933 avec l’argent libre » ; une rue porte le nom de Silvio Gesell.

Un modèle qui dérange

         Cet exemple pratique concernant le système monétaire nous offre des leçons très importantes. Il faut admettre qu’un moyen d’échange pur qui a perdu tout attrait de thésaurisation grâce à une taxe sur l’immobilisation, exerce une influence bénéfique tout à fait étonnante sur le circuit économique. Mais il y a nécessité absolue et évidente qu’un tel argent – pur moyen d’échange – soit émis par une collectivité publique et soit indexé. Seule une gestion indexée de la monnaie peut en garantir le pouvoir d’achat. Si un Etat règle son système monétaire de cette manière, il apporte  à son peuple « l’argent qui fait la prospérité » (selon l’expression du Professeur  I.Fisher), sans déflation ni inflation, avec des conséquences favorables à peine imaginables du point de vue économique et social.


1 L’auteur peut être contacté à : Troc en stock, asbl Cauris, rue Emile Wauters

      114, 10 210 Bruxelles

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