Le contrôle moteur

Par le Pr Pierre Rabischong

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Le contrôle moteur1

« Les rationalistes fuient le mystère pour se précipiter dans l’incohérence » (Bossuet)

Résumé : Lorsque nous déplaçons un membre, nous n’avons aucune idée de l’appareil complexe que nous actionnons et dont les fonctions sont multiples : contraction de fibres musculaires, contrôle de l’effort, contrôle de la position et, surtout, coordination des ordres donnés aux très nombreux muscles concernés par l’acte visé. La mise au point de robots et les mesures d’influx nerveux nous ont permis de mieux comprendre toute cette « machinerie » étonnante que nous guidons inconsciemment. En particulier la peau, avec ses multiples capteurs sensoriels, joue un rôle décisif pour le contrôle spatial des gestes.   

La commande des muscles est une opération complexe nécessitant une commande simple, eu égard à la possible totale ignorance du pilote. Techniquement, le problème peut être saisi à deux niveaux : celui de la façon dont les actionneurs musculaires sont activés, et celui de la façon dont la décision d’action est exécutée.

Pour le premier point, le muscle strié est formé de fibres musculaires, qui obéissent à la loi du tout ou rien, c’est-à-dire qui n’ont que deux états possibles : ou contracté ou relâché. Pour expliquer la nécessaire proportionnalité des efforts musculaires en fonction des tâches à accomplir, il faut donc que celle-ci soit en rapport avec le nombre de neurones moteurs mis en jeu. En effet, les motoneurones sont reliés aux fibres musculaires par une jonction de type synaptique à transmission chimique. La plaque motrice est une structure complexe, avec des membranes plasmiques pré et post synaptiques, assurant la biosynthèse de protéines intervenant soit directement soit indirectement dans la transmission de la commande neuronale.

Le microscope électronique a permis d’avoir une connaissance précise de tous ces éléments. On parle donc d’unité motrice pour désigner le nombre de fibres musculaires placées sous la commande d’un motoneurone. Cette unité motrice obéit également à la loi du tout ou rien et, de ce fait, la commande globale d’un muscle nécessite l’activation du pool de motoneurones correspondant au muscle.

Ce qui cependant est extraordinaire et correspond bien à une forme d’intelligence technique, est que la valeur de l’unité motrice n’est pas la même pour tous les muscles. En d’autres termes, le nombre de fibres musculaires placées sous la commande d’un motoneurone n’est pas le même pour tous les muscles. Par exemple, les muscles extra-oculaires, qui mobilisent les globes oculaires dans les deux directions principales verticale et horizontale du regard, ont besoin d’un incrément de force très faible pour exécuter leur tâche, qui n’a rien à voir avec ce que doit faire un des plus gros muscles de l’organisme, le grand fessier. En conséquence, l’unité motrice pour les mouvements de l’œil correspond à environ 25 fibres musculaires et pour les mouvements puissants d’extension de la cuisse à environ 6000 fibres musculaires. Il y a donc une proportionnalité de la commande musculaire, exactement adaptée à la qualité du travail à exécuter.

Le second point est le mode de contrôle de l’appareil moteur. On doit d’emblée accepter l’idée de deux niveaux de contrôle dans le système nerveux central, correspondant, d’une part, à la décision d’action, et, d’autre part, à son exécution. La décision s’opère dans un langage global simple et fonctionnel : marcher, prendre un objet, sauter, manger… ; on parle donc de mouvements et jamais de muscles, puisqu’il est prévu de pouvoir fonctionner sans même savoir qu’on a des muscles. Et, bien entendu, celui qui connaît l’anatomie ou la physiologie ne fonctionne pas mieux que celui qui ne la connaît pas. Ceci veut dire qu’il y a obligatoirement une zone dans le cerveau où s’opère la décision, dans ce codage simple, amélioré par l’apprentissage, mais restant de formulation fonctionnelle.

A titre d’exemple, la fixation du regard sur un objet déterminé est une opération que nous pouvons exécuter avec simplicité et nous pouvons même, tout en gardant le regard fixé sur l’objet, déplacer notre tête ou même notre corps, ce qui implique une coordination visuo-motrice complexe.

La commande de la fixation du regard se situe dans l’aire dite prémotorique et on a décrit, chez les patients présentant un accident vasculaire cérébral, une déviation conjuguée de la tête et des yeux, qui objective ce principe. On dit que le malade regarde sa lésion. En d’autres termes, tout est fait dans le cerveau de la mobilité, pour permettre de décider simplement de faire des tâches complexes.

Le second niveau d’exécution est infiniment plus complexe. Le langage n’est plus global et fonctionnel, mais analytique, tenant compte d’impératifs techniques, liés au mode d’activation des actionneurs appropriés pour un programme spécifique. Il y a, au moins, trois problèmes techniques à résoudre : le choix des actionneurs, l’ajustement des agonistes et des antagonistes, et la correction d’erreurs en temps réel. Le choix des actionneurs peut se faire en choisissant sur un clavier moteur, les bons muscles. Wiler Penfield, neurochirurgien canadien, a, en 1920 sur plus de 1000 patients, effectué des stimulations électriques du cortex moteur de l’aire 4, ou gyrus précentral. Il a pu établir une cartographie précise des zones d’activation de tous les muscles du corps, qui a donné lieu à ce qu’on a appelé l’homunculus moteur. La zone de la face, correspondant au langage, ainsi que la main, ont une très large surface, alors que le membre inférieur, qui se projette au niveau du lobule paracentral, dans la scissure inter hémisphérique, a une très faible surface de projection. Ceci correspond au fait que le membre inférieur, pour la locomotion, agit plus dans un domaine semi-automatique, que la main qui nécessite un contrôle cortical, quasi permanent.

Le clavier moteur n’est donc pas attaqué directement par la zone prémotorique de décision. Une longue boucle cortico-corticale va du cortex prémoteur vers le cervelet latéral et son noyau dentelé via les noyaux du pont, avec un retour sur le thalamus ventro-médian, puis sur le clavier moteur de l’aire 4.

Une activation des bons muscles peut se faire par le faisceau cortico-spinal, qui s’articule directement sur la corne antérieure motrice, à chaque étage métamérique.

Cette boucle est aussi une boucle de programmation motrice, car elle se projette à partir du thalamus moteur sur les ganglions de la base ou noyaux gris centraux, avec un retour vers le cortex. Ce système sous-cortical est une véritable bibliothèque motrice, qui stocke des programmes moteurs, quelquefois complexes, comme la pratique du piano.

L’ajustement agoniste-antagoniste est un des problèmes techniques les plus complexes, qui met en jeu de nombreuses structures. En effet, les muscles sont des actionneurs non réversibles, travaillant dans une seule direction, ce qui implique de toujours les coupler pour contrôler le mouvement d’une articulation. L’un doit être activé, pendant que l’autre est relâché et leur contraction simultanée permet de bloquer l’articulation en position. Pour organiser ce mécanisme, il faut que le système nerveux central connaisse l’état des actionneurs. Nous avons, en 1992, créé le terme de robionique, pour désigner l’association de la robotique, de la biologie et de l’électronique, en complément du terme de bionique, introduit par les américains en 1960. On parle maintenant de mécatronique. L’idée était de favoriser un double transfert de connaissance : d’une part, du vivant vers l’artificiel et, d’autre part, de l’artificiel au vivant.

Le premier transfert a été utilisé pour trouver, dans la nature, des exemples de dispositifs techniquement avancés et susceptibles d’être copiés dans des systèmes artificiels. Un exemple est celui de l’œil de la mouche, avec ses 3200 ommatidies, qui sont des micro-unités visuelles, avec un système optique et un système nerveux d’analyse de l’image. La mouche, dotée de ces deux yeux composés, a une capacité énorme d’analyse de l’espace et du mouvement, et certaines de ses ommatidies sont spécialisées dans l’identification d’une direction particulière de mouvement. Elle a, toutefois, malgré ses possibilités réflexes de réaction plus rapides que l’homme, un angle mort arrière d’environ 7°, qui permet de l’attraper exclusivement a posteriori.

Ce système visuel exceptionnel a été copié par l’équipe de robotique de Marseille du Pr Franceschini, pour faire un capteur visuel artificiel multidirectionnel. D’autres exemples peuvent être trouvés dans les créations biomimétiques de pattes, avec ou sans un système spécial d’adhérence comme chez le reptile gecko.

L’autre transfert peut se faire de l’artificiel vers le vivant. En effet, si l’homme n’a pas construit l’homme, il est néanmoins capable de construire des machines qui peuvent prendre des objets. Ces manipulateurs entrent dans le domaine de la robotique.

Le terme robot, qui veut dire travail en tchèque, a été introduit par Karel Tchapek en 1921 dans une pièce intitulée Les robots universels de Rossum. Il a, depuis, été repris et il n’est pas de jeunes, de nos jours, qui ne connaissent les exploits d’anthropoïdes métalliques, ayant inspiré de nombreux films. La robotique industrielle s’est fortement développée dans les années 1970, et la France, par les efforts de ses constructeurs automobiles, a favorisé le développement de manipulateurs programmables, équipés dans leurs versions les plus avancées, de capteurs d’environnement visuels ou tactiles, leur permettant de s’adapter « intelligemment » aux variations de leurs programmes. Or, permettre le déplacement dans un espace tridimensionnel de la pince d’un robot manipulateur ayant 5 à 6 degrés de liberté nécessite d’écrire des équations complexes pour définir les algorithmes de commande appropriés. Il faut connaître deux informations spécifiques pour assurer la coordination : l’état des moteurs et les angles des segments. L’état des moteurs peut être mesuré par l’énergie électrique ou hydraulique alimentant les moteurs. Les angles des segments peuvent être mesurés à l’aide de potentiomètres, soit linéaires, soit angulaires, placés sur les joints du manipulateur. On peut donc penser que le problème technique du contrôle d’un manipulateur dans l’espace est le même que celui de la coordination des différentes articulations des membres humains.

Pour ce qui est des valeurs angulaires de segments corporels, on peut démontrer que les muscles, malgré le diagramme tension/longueur décrit par les physiologistes, ne peuvent pas les fournir.

D’une part parce qu’ils sont viscoélastiques et redondants ; d’autre part parce que le cerveau n’a pas une bibliothèque des insertions de tous les muscles exprimées en coordonnées géométriques, par rapport aux axes articulaires. Ceci permettrait un calcul géométrique des angles articulaires, avec toutefois la condition obligatoire de définir les muscles sous forme de vecteurs.

Il est clair que le cerveau n’entend pas le langage vectoriel qui est réellement une invention humaine. On pourrait penser que les ligaments très riches en mécanorécepteurs pourraient servir de potentiomètres, par leur fixation multidirectionnelle au niveau des articulations.

Mais si on considère une articulation comme le poignet, avec la fragmentation du carpe, on voit mal comment tous ces ligaments, placés dans toutes les directions, pourraient donner une valeur angulaire globale de l’extension ou de la flexion du poignet. Les ligaments doivent plutôt être considérés comme des indicateurs de fin de course, l’entorse douloureuse étant précisément le dépassement de la valeur extrême de positionnement de l’articulation. La solution de la mesure des angles articulaires, qui n’est pas d’emblée évidente, est à rechercher dans la peau. La peau est, en effet, un vêtement-capteur, comportant une quantité impressionnante de capteurs  multiples, tels les Pacini, Meissner, Krause, Merkel…, parmi lesquels se trouvent les seuls récepteurs sensibles à l’étirement, les capteurs décrits par Ruffini en 1894. Ils ont beaucoup de ressemblance avec les organes de Golgi. Ils sont formés par une capsule fibreuse  entourant des faisceaux conjonctifs contenant des fibres nerveuses. Chaque déplacement d’un segment corporel entraîne une déformation cutanée,  avec traction d’un côté et détraction de l’autre.

Le goniomètre cutané n’est pas étalonné en degrés, mais il peut être affiné à l’aide de la vision, qui peut, par éducation, aider la peau à fournir des valeurs goniométriques précises. On peut dire, que, même ignorant tout l’en-soi biologique, nous existons dans notre espace tridimensionnel, grâce à la peau et à la vision. Les danseurs et les kinésithérapeutes connaissent bien le bénéfice fonctionnel qu’ils peuvent tirer de l’utilisation du miroir.

De nombreux arguments cliniques permettent d’affirmer le rôle goniométrique de la peau. Depuis Moberg, chirurgien de la main suédois, nous savons qu’un doigt insensible, qui n’est pas paralysé, puisque le patient peut le mouvoir, n’est plus intégré dans le contrôle moteur, quand il est associé aux autres doigts, pour boutonner une veste, par exemple.

Ceci justifie l’existence, au niveau du cortex cérébral, d’une boucle stato-kinesthésique reliant le clavier moteur de l’aire 4 du gyrus précentral du lobe frontal avec le clavier sensitif des aires 1, 2, 3 du gyrus postcentral du lobe pariétal. Cette boucle nous permet de savoir en permanence où nous sommes et où nous allons, quel que soit le segment déplacé.

Une tumeur du lobe pariétal peut entraîner une asomatognosie, c’est-à-dire la perte du sens positionnel. Le patient, qui en est atteint, peut remuer les membres, car il n’est pas paralysé, mais en l’absence de vision, il ne sait pas localiser ses membres en position et déplacement. Normalement, les yeux fermés, nous sommes capables de localiser tous nos segments corporels par la peau, qui, cependant, passe mal le continu, ce qui explique, en cas d’immobilité prolongée, la perte relative du sens positionnel. Nous avons démontré que l’anesthésie cutanée de la peau de la cheville perturbe les réactions d’équilibration posturale, ce qui confirme également ce rôle primordial de la peau comme goniomètre. La proprioception consciente, qui est précisément ce sens positionnel d’origine cutanée, se double d’une proprioception inconsciente, qui permet  au niveau du cervelet, par un contingent spécial émanant des faisceaux spinocérébelleux, de « peaufiner » l’ajustement agoniste-antagoniste.

Le troisième problème technique est la correction d’erreurs en temps réel. En effet, la programmation et l’exécution d’un mouvement décidé par le pilote, mettent en jeu un nombre important de circuits, parmi lesquels le cortex sensori-moteur fronto pariétal, les noyaux gris centraux, le thalamus moteur ventro-médian, le cervelet latéral pour le choix des actionneurs et le cervelet intermédiaire pour l’ajustement agoniste-antagoniste. La mise en jeu finale des actionneurs est donc une convergence de circuits multiples, pouvant engendrer des erreurs.

Or, nous savons maintenant que l’olive inférieure, vaste complexe neuronal placé dans la partie haute du myélencéphale, joue ce rôle en recevant des informations de la moelle, lieu final d’exécution et du thalamus et du noyau rouge pour la programmation, et en envoyant des informations par les fibres grimpantes vers les noyaux gris centraux du cervelet pour une correction en temps réel.

On voit, donc, une fois de plus, que le pilote, dans son ignorance acceptée, est capable de réaliser des tâches complexes, affinées par l’apprentissage et stockées dans la bibliothèque motrice, sans avoir besoin de connaître le détail d’une machinerie neuronale motrice impressionnante qui mobilise inconsciemment 80 % de la circuiterie nerveuse de la mobilité.


1 Repris du Programme Homme (Paris, PUF, 2003, pp.151-160).

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