Lettre d’Adam Sedgwick à Darwin

Par Adam Sedgwick

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« Si l’homme est libre de choisir ses idées, il n’est pas libre d’échapper aux conséquences des idées qu’il a choisies. »
(Marcel François)

Lettre d’Adam Sedgwick1 à Darwin2

Résumé : Sedgwick, ancien président de la Geological Society, enseignait la géologie à Cambridge, lorsque le jeune Darwin y étudiait en vue, tout d’abord de devenir pasteur. Un été, ils avaient parcouru ensemble les montagnes d’Ecosse. Trente ans plus tard, il était bien placé pour pressentir où menaient la thèse darwinienne d’une évolution machinée par la sélection naturelle et mue par le hasard : la réduction de l’homme à ses pulsions animales et l’anéantissement de toute authentique civilisation.

Cambridge, 24 décembre 1859

Mon Cher Darwin,

Je vous écris pour vous remercier de votre livre sur l’Origine des Espèces. Je l’ai reçu, ce me semble, dans les derniers jours de la semaine passée, mais il est possible qu’il soit arrivé quelques jours plus tôt, et qu’il ait été oublié parmi mes paquets de livres, car il s’écoule souvent quelque temps avant que j’ouvre les paquets, lorsque je suis paresseux ou occupé.

Dès que j’eus ouvert votre livre, je me mis à le lire et, après un grand nombre d’interruptions, je l’ai terminé Mardi.

Voici l’emploi de ma journée d’hier : 1° j’ai dû préparer ma leçon ; 2° assister à une réunion de mes confrères, afin de discuter la proposition finale des commissaires parlementaires ; 3° faire ma leçon ; 4° entendre la conclusion de la discussion, et la réplique du collège à la suite de laquelle, selon mes désirs, nous avons accepté la proposition des commissaires ; 5° dîner avec un vieil ami à Clare College ; 6° assister à la réunion hebdomadaire du Ray Club : j’en suis sorti à 10 heures du soir, fatigué comme un chien et à peine capable de grimper mon escalier. Enfin j’ai parcouru le Times, afin d’être au courant de ce qui se passe dans ce monde agité.

Je ne vous raconte pas ceci pour remplir un vide (bien que je croie que la nature en a réellement horreur), mais afin de vous prouver que je vous envoie ma réponse et mes meilleurs remerciements aussitôt que j’ai l’opportunité de ce faire : encore celle-ci est-elle limitée. Si je ne vous savais doué d’un bon caractère et de l’amour de la vérité, je ne vous dirais pas que (en dépit du grand savoir, de l’accumulation des faits, des vues remarquables sur la corrélation des diverses parties de la nature organisée, des suggestions admirables sur la diffusion, à travers les régions étendues, d’une foules d’êtres organisés alliés les uns aux autres), j’ai lu votre livre avec plus de peine que de plaisir. J’ai admiré sans restriction certaines parties, d’autres m’ont fait rire jusqu’à en avoir mal aux côtes ; j’en ai lu d’autres avec une profonde tristesse parce que je les crois erronées, d’autres encore m’ont causé un réel chagrin, parce que je les crois entièrement fausses et très nuisibles.

Après avoir pris au début la route qui mène à toute vérité physique solide, vous avez trahi la vraie méthode inductive3, et vous avez enfourché une machine aussi folle que la locomotive de l’évêque Willkins qui devrait, selon lui, nous transporter dans la lune.

Bon nombre de vos vastes conclusions sont basées sur des assertions qui ne peuvent être ni prouvées ni réfutées4 : pourquoi alors les exprimer dans le langage et la disposition propres aux inductions philosophiques ? Quant à votre grand principe, la sélection naturelle, qu’est-ce sinon une conséquence secondaire de faits primaires supposés ou connus ? Développement serait un terme préférable, parce qu’il se rapproche davantage de la cause du fait. Car vous ne niez pas la causation.

J’appelle (dans l’abstrait) causation, la volonté de Dieu ; et il m’est facile de prouver qu’il agit pour le bien de ses créatures. Il gouverne aussi par des lois que nous pouvons étudier et comprendre. Agir d’après la loi et en vertu des causes finales, voilà en somme votre principe tout entier. Vous parlez de la sélection naturelle comme si elle opérait consciemment sous l’influence de l’agent qui choisit. Ce n’est qu’une conséquence du développement5 présupposé, et de la lutte subséquente pour l’existence. Vous établissez admirablement ce côté de la nature, qui, il est vrai, a été admis par tous les naturalistes, et que les personnes douées de sens commun ne sauraient nier. Nous admettons tous le développement comme un fait historique ; mais d’où provient-il ? Arrivés à ce point, nous sommes arrêtés net dans la langue aussi bien que dans la logique. Il y a dans la nature une composante morale ou métaphysique à côté de la part physique.

L’homme qui nie cela s’enfonce dans les marais dela folie. La couronne et la gloire de la science organique, c’est qu’au moyen des causes finales elle unit l’ordre matériel à l’ordre moral, et elle ne nous permet cependant pas de confondre ces deux ordres dans notre première conception des lois, ni dans notre classification de ces lois , que nous considérions l’un ou l’autre de ces côtés de la nature. Vous avez ignoré ce lien, et il me semble même, si je vous comprends bien, que tous vos efforts, dans deux ou trois cas capitaux, tendent à le briser.

S’il était possible d’anéantir ce rapport (Dieu soit loué, cela ne se peut !), il en résulterait pour l’humanité, selon moi, un mal qui pourrait la rabaisser à l’état de brute et l’enfoncer à un degré de dégradation plus grand que tous ceux qui nous ont été signalés par les annales de l’histoire. Prenons le cas des cellules des abeilles. Si votre développement produisait la modification successives de l’abeille et de ses cellules (ce qu’aucun mortel ne peut prouver), la finalité tiendrait bon en tant que cause dirigeante sous l’influence de laquelle les générations successives ont agi et se sont graduellement perfectionnées.

Il y a dans votre livre certains passages, comme ceux auxquels j’ai fait allusion (il en est d’autres presque aussi mauvais) qui ont très vivement choqué mon sens moral. Je crois que, dans vos hypothèses sur la descendance organique, vous attribuez trop d’importance aux preuves géologiques, et pas assez lorsque vous parlez des anneaux brisés de l’arbre généalogique de la nature. Mais j’ai noirci presque tout mon papier et il me faut aller à mon amphithéâtre. Pour finir donc, j’ajouterai que le chapitre final me déplaît fort, non comme résumé, – car à ce point de vue je le trouve bon,- mais je n’en aime pas le ton de confiance triomphante avec lequel vous en appelez à la jeune génération (j’ai déjà reproché ce ton à l’auteur des Vestiges), ni la prophétie de choses qui ne sont point encore dans le sein du temps, et qui ne se trouveront jamais que dans l’imagination fertile de l’homme (si nous nous en rapportons à l’expérience accumulée du sens humain et aux inductions de la logique).

Et maintenant, pour terminer, un mot sur un fils de singe qui est en même temps un de vos vieux amis : je dirai que je suis mieux, beaucoup mieux que l’année dernière. J’ai fait mes leçons trois fois par semaine (autrefois j’en faisais six), sans trop de fatigue ; mais la perte de ma mémoire, de mon activité, l’amoindrissement de ma puissance de production me prouvent que mon corps terrestre s’affaiblit et s’incline lentement vers la terre. Mais j’ai des visions du futur. Elles font partie de moi-même, aussi bien que mon estomac ou mon cœur, et leur réalisation, c’est la jouissance intense de tout ce qu’il y a de meilleur et de plus grand.

Mais ceci à une seule condition, c’est que j’accepte avec humilité la révélation de Dieu faite par ses œuvres et sa parole, et que j’agisse de mon mieux pour me conformer à cette connaissance ; ce à quoi lui seul peut m’aider. Si nous agissons tous deux ainsi, nous nous retrouverons au ciel.

Je vous écris précipitamment, mais avec un esprit d’affection fraternelle : ainsi donc, pardonnez-moi les phrases que vous n’aimerez pas, et croyez-moi, en dépit de nos divergences sur quelques points du plus profond intérêt moral, votre vieil ami du fond du cœur.


1 Le Révérend Adam Sedgwick, Woodwardian Professeur de Géologie à l’Université de Cambridge. Né en 1785, mort en 1873. La géologie lui doit notamment l’identification du Cambrien (en 1835) et l’étude du Dévonien (1839). Dans sa thèse, Daniel Becquemont note : « Personne n’a mieux exprimé que Sedgwick les enjeux à la fois moraux, religieux et scientifiques, représentés par la théorie darwinienne » (p.330)

2 Cette lettre figure dans la « Vie et correspondance de Ch. Darwin, publiée par son fils M. François Darwin ; Paris, Reinwald, 1888, t. I. pp.91-95. Pour certains passages nous avons préféré à cette traduction due à Henry C. de Varigny la traduction récente donnée par Daniel Becquemont dans sa thèse « Darwinisme et évolutionnisme dans la Grande-Bretagne victorienne » soutenue à Lille.

3 Sedgwick reproche à Darwin de ne pas s’être cantonné à la stricte induction passant des faits observés à des hypothèses plus générales. Car Darwin avançait des hypothèses non prouvées et demeurait sans justifications expérimentales de sa théories. Dans ses notes, publiées en 1960 par le Bulletin du British Museum, on trouve cet énoncé de sa méthode : « La ligne d’argumentation souvent poursuivie dans ma théorie est d’établir un point comme une probabilité par induction et de l’appliquer comme hypothèse à d’autres parties pour voir s’il les résoudra« (Notebook III, vol. 2, n°4). De là ce reproche que formulera Béchamp à l’encontre du transformisme : « On suppose toujours, et de supposition en supposition on finit par conclure sans preuves » (Sur l’état présent des rapports de la science et de la religion au sujet de l’origine des êtres vivants organisés, Lille, Quarré, 1877, p.9)

4 Selon l’épistémologie actuelle, inspirée de Karl Popper, la « réfutabilité » est un critère nécessaire permettant de qualifier une théorie de « scientifique ». A l’évidence il ne peut s’appliquer au darwinisme, théorie « purement langagière – non mathématisée » selon les termes du mathématicien René Thom (« Pour ou contre Darwin« , science n°1, n°4, p.57)

5 On dirait aujourd’hui « l’évolution », mais Darwin n’employait pas le mot dans ce sens.

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