L’induction et la répression des enzymes

Par Hubert Saget

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« Les rationalistes fuient le mystère pour se précipiter dans l’incohérence » (Bossuet)

L’induction et la répression des enzymes1

Résumé : Parmi les faits montrant comment la finalité à l’œuvre dans les organismes vivants est « pré-adaptée », la répression des enzymes donne un exemple particulièrement démonstratif. Ainsi la galactosidase et la perméase (qui permettent l’assimilation du sucre) sont des molécules très lourdes et beaucoup plus complexes que le glucose ou le saccharose. La « cause » apparente du phénomène ne peut donc expliquer l’effet. Il faut que préexiste une organisation élaborée suscitant à point nommé l’apparition des enzymes adéquates, lorsque lui parvient l’information qu’un sucre est présent. En pratique c’est un gène régulateur qui, en temps normal, réprime la production de galactosidase, pour suspendre son action juste le temps nécessaire à l’assimilation du sucre. Qui nierait dans ce magnifique enchaînement la signature d’une Intelligence transcendante ?

Dans un grand article de synthèse, consacré aux « Mécanismes de régulation bactériens » (Bull. de la soc. de chimie biologique, n°12, 1964), l’un de ceux qui leur ont valu le prix Nobel, Jacob et Monod faisaient observer que les phénomènes d’« induction » et de « répression » enzymatiques avaient pu paraître « assez naturels », et être « clairement interprétés du point de vue physiologique et fonctionnel ».

Rappelons que l’induction consiste, pour un corps assimilable par l’organisme bactérien, à susciter l’apparition d’une enzyme qui lui soit fonction­nellement adaptée, et qui en permette l’assimilation.

Ainsi, en l’absence de galactoside, on n’observe que des traces infinitésimales de « galactosidase ».

Si l’on introduit le galactoside dans le milieu, au bout de trois minutes on constate la présence de « milliers de molécules de galactosidase », ainsi que d’une autre enzyme, la « perméase », ainsi nommée parce qu’elle « permet » le passage du sucre à travers la membrane extérieure du colibacille.

Que disparaisse le sucre, les enzymes de son assimilation disparaissent également, trois minutes après.

C’est donc la réponse du berger à la bergère , très claire en effet « du point de vue physiologique et fonctionnel », comme le soulignent les éminents auteurs ‑ très claire du point de vue de son sens et de sa valeur.

Quoi de plus satisfaisant pour l’esprit, en effet, que l’introduction d’un sucre dans le milieu qui contient des bactéries capables de s’en nourrir, provoque de la part de celles‑ci la production des enzymes qui en permettent l’assimilation ?

C’est bien de cette « clarté » qu’il est encore question dans cette autre phrase de l’article : « Plus claires encore, toujours du point de vue physiologique, sont les propriétés de certaines enzymes bactériennes participant à la synthèse de métabolites essentiels ».

Ces phénomènes étaient connus de longue date, et avaient en effet pu paraître très clairs, tant qu’on ne s’était pas interrogé sur leur mécanisme. Tout changea quand on commença à se poser cette question. C’est ce que précise la suite de l’article.

« Mais si l’interprétation physiologique de ces effets est claire, si leur rôle apparaît d’une extrême importance, ils peuvent paraître, au premier abord, poser de véritables paradoxes chimiques ».

En effet, s’il semble normal, donc aisément compréhensiblequ’un corps assimilable provoque la production de ses enzymes d’assimilation et de pénétration dans la bactérie, ce phénomène devient autrement paradoxal dès que l’on considère que ces enzymes, fonctionnellementadaptées à ce corps, lui sont pourtant chimiquement hétérogènes, ne présentent avec lui aucune analogie de structure, et semblent pourtant surgir à point nommé pour jouer le rôle intégrateur qu’on attend d’elles.

Entre la cause (galactoside) et l’effet (galactosidase, perméase), il y a donc à la fois adaptation, harmonie de fonction, dysharmonie de structure. Car autant le sucre est de formule simple, autant les protéines enzymatiques sont de structure très complexe et de poids moléculaire élevé. L’effet est donc à la fois parfaitement adapté à sa cause, et sans aucune ressemblance avec elle.

Très facilement compréhensible, mais très malaisément explicable, voilà comment se désigne au premier abord ce phénomène : nous sommes donc en présence d’un phénomène qui s’éclaire par son sens, mais s’obscurcit par son mécanisme.

L’explication fut cependant trouvée, et ce fut l’une des gloires de l’équipe Jacob, Monod et Lwoff.

Il faut, pour que ce tour de magie s’accomplisse, qu’aux « gènes de structure », qui contiennent la formule des enzymes, « galactosidase »

et «perméase », vienne s’ajouter un autre gène, dit régulateur .Cegène produit en tous temps un corps chimique, nommé répresseur.Ce répresseur, en l’absence de sucre, « réprime » l’expression des gènes de structure en agissant sur encore un autre gène, appelé « opérateur » ;cet opérateur tient sous sa dépendance l’ensemble des gènes de structure impliqués dans une même opération (ici galactosidase et perméase).

‑ Que survienne le galactoside : il se combine avec le répresseur, qui lève alors l’inhibition qu’il exerçait sur les gènes enzymatiques, lesquels sont alors admis à s’exprimer, le tout s’effectuant très vite; et c’est pourquoi en trois minutes apparaissent des milliers de molécules.

‑ Que disparaisse le galactoside : le répresseur recommence de réprimer la production des enzymes, qui disparaissent de l’horizon en trois minutes également.

« On ne peut qu’être émerveillé, écrivait le biologiste Wintrebert (Le vivant créateur de son évolution) qu’il existe en une simple bactérie un dispositif aussi merveilleux d’à propos et d’efficacité, qui dépasse la puissance d’intelligence la plus grande. »

Ce phénomène était donc au premier abord compréhensible, il portait la marque de l’esprit.

Il se révèle, à l’analyse, également explicable.

Mais cette explication est‑elle liquidatrice, résolutive, réductrice ?Supprime‑t‑elle la faculté qu’il avait de nous émerveiller ? Nullement, car le propre d’une telle explication est de requérir à son tour une explication au second degré.

On explique en effet une fonction par une structure préexistante, gènes de structure, opérateur, régulateur, répresseur, pour ne citer qu’eux.

Mais alors la question se re‑pose : comment cette structure s’est‑elle constituée avec tant d’à‑propos ?

C’est ici que l’explication par le hasard se révèle une fois de plus inopérante ; car à quoi peut servir le régulateur s’il n’y a pas d’opérateur sur quoi il puisse agir ? A quoi serviront les gènes de structure s’il n’y a pas d’opérateur pour les contrôler ni de répresseur pour les réguler ?

Comment concevoir que chacun de ces éléments se construise par hasard, que, par hasard encore, tous les rouages de la machinerie sans exception soient construits, et que chacun arrive à trouver exactement sa place dans 1’ensemble et se mette à fonctionner ?

Tout le problème de l’origine de la Vie se retrouve là dans cet instant où l’unité, la centralisation, la subordination se fait. C’est une exigence de tout système complexe, que tous les éléments soient mis en place tous ensemble, et dans l’instant.

Et c’est pourquoi l’on peut soutenir que ce n’est pas la structure qui explique la fonction, mais que c’est tout au contraire la fonction qui implique la structure qui lui permet de s’exercer.

C’est pourquoi aussi de telles propriétés de la vie se laissent comprendre, beaucoup plus qu’elles ne s’expliquent : pour reprendre la terminologie pascalienne, on peut avancer que beaucoup plus qu’à l’ordre des corps, ils appartiennent déjà à l’ordre de l’esprit ; c’est pourquoi l’esprit se reconnaît si naturellement dans leur déterminisme valorisé.

La répression enzymatique :

Plus extraordinaire encore est le phénomène de «répression enzymatique », découvert beaucoup plus récemment.

Il concerne, non plus des éléments, produits initiaux destinés à être consommés, mais les produits terminaux d’une chaîne métabolique, normalement synthétisés, qui entrent dans la constitution du corps de la bactérie, comme des acides nucléiques ou des protéines.

Supposons un colibacille qui fabrique un acide aminé tel que le tryptophane ; si on lui apporte gratuitement cet acide aminé, il cesse immédiatement de le produire, et les enzymes qui président à cette fabrication, telle la « tryptophane‑synthétase », disparaissent du milieu.

Tout se passe comme si l’être vivant, pourtant si élémentaire, avait « compris » qu’il était ainsi dispensé de produire de façon coûteuse en énergie, une substance qui lui est gracieusement fournie.

Ici encore, le phénomène est très clair du point de vue physiologique et fonctionnel, aisément compréhensible ; c’est seulement quand on s’enquiert de son mécanisme, qu’il devient difficilement explicable. Il l’est cependant, par un dispositif analogue à celui de l’induction, agissant de façon inverse. Explication dont on peut dire encore qu’elle n’explique rien, car la mise en place de l’appareil répresseur est elle‑même inexplicable.

On peut encore noter à ce propos que, tout comme l’homme, la vie a trouvé le moyen d’échanger l’information contre l’énergie (comme un bureau de petites annonces épargne de longues et coûteuses recherches).

Ici, le corps nommé « répresseur » joue le rôle d’un système capteur de signaux, qui lui permet d’être informé de la présence ou de l’absence, dans son environnement, des valeurs dont l’organisme a besoin pour vivre. Moyennant quoi, la bactérie ainsi informée devient capable de ne déclencher la synthèse des enzymes d’assimilation qu’en présence du corps qui leur correspond, de l’inhiber en son absence, bref d’économiser la précieuse énergie, force vitale par excellence.

Faute de ces dispositifs protecteurs contre les aléas du milieu (présence ou absence des valeurs), véritables dispositifs d’ « anti‑hasard », la bactérie serait obligée de produire en tous temps toutes les enzymes d’assimilation ou de construction, épuisant ainsi ses réserves beaucoup trop rapidement pour que sa survie soit possible.

Mais cette faculté de riposte contre le hasard doit être payée par un surcroît de complexité, de « néguen­tropie structurale », comme on dit aujourd’hui.

On voit par là que le raffinement, la sophistication des appareils biologiques, même à ce niveau, n’est pas un luxe : ils sont au contraire une nécessité absolue pour que la vie se perpétue dans un milieu hostile ; j’entends par là un milieu où les « valeurs », pour le colibacille comme pour l’homme, sont « rares », difficilement accessibles, rendant ainsi indispensables les précautions techniques dont elle est obligée de s’entourer.

Un fait purement fortuit, la rencontre d’une tuile qui tombe et de la tête d’un passant, s’explique sans résidu par ses causes, qui sont des déplacements d’objets dans l’espace. En revanche, il n’y a en lui rien à « com­prendre », aucun « signe » de la présence de l’esprit.

Un phénomène vital, inversement, se « comprend » comme investi d’un sens et d’une valeur, qui est la perpétuation de la vie. Il s’explique aussi, certes, par une technicité, une complexité  biologique qui, elle, requiert encore une explication seconde.

La vie, encore engagée dans l’ordre des corps, appartient donc déjà à l’ordre de l’esprit.


1 H. Saget La Science et la Foi, D. Guéniot, Langres, 1996 (cf. Le Cep n°26 et 27)

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