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Par Dumoulin, Guy2
L’Allemagne : continuité de sa géopolitique. Sa place dans l’Europe1.
Résumé : La France et l’Allemagne eurent souvent des rapports ambivalents, comme des frères ennemis : frères par l’origine historique, ennemis par une psychologie collective si différente qu’elle rend difficile la bonne compréhension mutuelle. Il est donc précieux d’entendre un militaire connaissant bien les Allemands nous décrire synthétiquement les déterminants géographiques et les ressorts politiques de cette nation exceptionnelle par ses réalisations, tant savantes que pratiques.
I. L’Allemagne, son histoire et la géopolitique
1 . Quand on recherche les origines de l’Allemagne, on trouve en même temps celles de la France. En effet, notre histoire commune commence avec les Mérovingiens, dont Clovis, puis les Carolingiens, dont Charlemagne, considéré en France et en Allemagne, comme l’ancêtre commun.
Charlemagne laisse son Empire à son fils Louis le Pieux, qui le transmet à ses quatre fils : Pépin, Lothaire, Louis le Germanique et Charles le Chauve.
Après la mort de Pépin intervient un premier partage entre les trois autres fils au traité de Verdun en 843 ; puis après la mort de Lothaire et celle de son fils Lothaire II, il y a un nouveau partage de l’Empire de Charlemagne entre Louis le Germanique et Charles le Chauve au traité de Mersen en 870. On admet généralement que la coupure entre l’Est et l’Ouest, entre l’Allemagne et la France date de ce traité.
Les descendants de Charles le Chauve nous amènent à Louis V, dernier Carolingien ayant régné en France, et à Hugues Capet. Les descendants de Louis le Germanique nous amènent à Louis IV l’Enfant, dernier Carolingien à régner en Germanie, puis à Otton Ier le Grand, fondateur du Saint-Empire Romain Germanique en 962.
La Saxe régnera alors jusqu’en 1024. Le Saint-Empire finit par se morceler en 350 petits États ou principautés. Charles le Quint (1500-1558), sera le dernier à essayer de redonner à cet ensemble l’apparence d’un royaume unifié.
Je voudrais tout de suite faire une remarque : c’est que les Germains Francs saliens de la région de Mayence ont créé la France avec Clovis devenu roi des Francs. À son tour, Charlemagne a créé l’Allemagne, avec son petit-fils Louis le Germanique (806-876).
Ceci a été exprimé bien avant moi, d’une autre façon :
« La France est issue de la conquête de la Gaule par les Germains Francs ; l’Allemagne est issue de la France par la descendance de Clovis et de Charlemagne. »
J’en tire la conclusion que nous sommes des cousins GERMAINS…
2. Naissance de l’Allemagne moderne :
Après une rivalité qui a duré plus d’un siècle et demi entre l’Autriche (catholique) au sud et la Prusse (protestante) au nord, la victoire de la Prusse sur l’Autriche à Sadowa en 1866, puis sur la France en 1870, a scellé l’unité allemande. La proclamation de l’Empire allemand le 18 janvier 1871, dans la galerie des Glaces à Versailles, marque la naissance de l’Allemagne moderne.
En outre, on admet généralement que le livre du géographe allemand Friedrich Ratzel (1844-1904) intitulé Géographie politique est le premier ouvrage de géopolitique. C’est pourquoi je commencerai cet exposé en 1863, à partir de Guillaume Ier (1797-1888) et de son chancelier Bismarck (1815-1898).
3. Qu’est-ce que l’Allemagne géographiquement ?
Géographiquement, on a coutume de découper l’Allemagne en trois régions :
1/ La grande plaine du nord, venant de Russie et même de Sibérie, qui se prolonge jusqu’en Hollande ;
2/ Le Bassin rhénan ;
3/ Le Bassin danubien.
Pour des raisons d’ordre culturel, linguistique, religieux, on divise aussi souvent l’Allemagne en deux parties : le Nord et le Sud.
4. Qu’est-ce que la géopolitique ?
1/ La géopolitique est une recherche où la géographie et ce qu’elle implique (relief, climat, population, ressources…) est mise au service de la politique d’un État ;
2/ certes, depuis toujours, les chefs d’État ont plus ou moins fait de la géopolitique.
Mais c’est en Allemagne, à la fin du XIXe siècle, qu’est née réellement la géopolitique, ce qui paraît normal, car à cette époque c’est en Allemagne que, pour la première fois, la géographie est devenue une discipline scolaire et universitaire.
C’est pourquoi on a pu dire que la géopolitique est une spécialité allemande.
5. La géopolitique allemande :
1/ Si j’ai pris ces dates de 1866 et 1871 comme points de repères, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont habituellement reconnues par les historiens comme marquant la naissance de l’Allemagne moderne, mais aussi – j’allais dire mais surtout – parce que Bismarck est l’exemple type, qui incarne la géopolitique allemande sous ses deux aspects que je définis maintenant ainsi :
La géopolitique allemande est comme un balancier qui oscille, pour la survie du peuple allemand, entre deux pôles d’attraction qui sont : la défense de la culture, et le combat pour le maintien ou l’extension d’un territoire correspondant à la survie du peuple allemand.
Et Bismarck est aussi le seul dirigeant allemand ayant pratiqué successivement les deux politiques du balancier : défense de la culture d’abord, extension du territoire ensuite.
Je vais vous répéter ces deux expressions en allemand, parce que ce sont deux mots que vous connaissez tous : Kultur Kampf et Lebensraum, ce dernier mot étant traduit habituellement depuis Hitler par « espace vital ». La géopolitique allemande, c’est l’oscillation entre ces deux pôles selon les circonstances.
2/ Dans un premier temps, Bismarck, Chancelier à partir de 1863, pensait que la Prusse n’arriverait jamais à dominer tous les États allemands, et encore moins l’Autriche. D’où une politique de renforcement de la culture pour favoriser l’unité allemande, avec comme idée de base : constituer une Église allemande, réunissant protestants (luthériens et calvinistes) et catholiques. C’est ce que l’on a appelé les lois de Mai. D’où, bien entendu, une tension avec Rome.
Mais après les victoires sur l’Autriche et sur la France, qui manifestement avaient ressoudé le peuple allemand, tout naturellement Bismarck supprima les lois de Mai.
Bismarck entreprit alors une politique d’unité et d’extension territoriale avec annexions d’États voisins où la langue allemande était dominante (annexion des trois provinces Sud du Danemark). Ce sera le début du pangermanisme. Ce pangermanisme vise à réaliser une Allemagne la plus vaste possible, par le rassemblement de tous les peuples où la langue allemande est plus ou moins pratiquée.
Il faut retenir l’idée fondamentale suivante : ce pangermanisme est le début de la Mitteleuropa, qui reste le rêve de l’Allemagne, le rêve des Allemands.
3/ L’unité allemande a créé le pangermanisme. Inversement, le pangermanisme a scellé l’unité allemande.
Cette Mitteleuropa qui s’ébauche en cette fin du XIXe siècle, c’est le programme d’une Europe centrale, danubienne et partiellement balkanique, qui serait le satellite de l’Allemagne.
Curieusement, une fois acquise l’unité allemande, c’est avec la Mitteleuropa que les Allemands prennent conscience d’un nouveau problème : en effet, une double menace se profile à l’Ouest et à l’Est.
D’où ce dilemme qui va dominer toute la politique allemande jusqu’à nos jours : faut-il s’allier avec l’Est contre l’Ouest ou avec l’Ouest contre l’Est ?
La prise en compte de cette double menace est aussi une constante de la géopolitique allemande. Et, là encore, il y aura une oscillation dans le choix de la menace la plus importante, donc celle à traiter en premier.
4/ C’est également en cette fin du XIXe siècle que l’Allemagne fait sa révolution industrielle. Cette politique industrielle fut initiée par Bismarck à partir de 1888, et elle commanda le développement de toute l’infrastructure ferroviaire, en particulier l’abondance des voies ferrées Est-Ouest (ou Ouest-Est si l’on préfère, ce sont les mêmes !) qui sont doublées, triplées, etc., pour le basculement des forces militaires et de leurs matériels d’Est en Ouest, ou inversement, dans les délais les plus brefs…avec, comme plaque tournante, Berlin.
Guillaume Ier meurt en 1888 ; il est remplacé par Guillaume II qui se sépare de Bismarck en 1890. Après le pangermanisme, va commencer, avec Guillaume II, une tentative de « politique mondiale » (Weltpolitik) qui sera au départ plus ou moins calquée sur les politiques coloniales de l’Angleterre et de la France. Après une tentative d’installation en Afrique et en Extrême-Orient (Kiao-Tchéou en Chine) et la construction d’une ligne de chemin de fer de 4 000 km entre Constantinople et Bagdad, et après la défaite de la guerre de 14-18, l’Allemagne abandonne cette Weltpolitik.
Mais depuis le début de mon exposé, il y a un grand absent : c’est le peuple allemand. Or cet effort gigantesque pour l’unification et le développement économique n’a pu se faire qu’avec le peuple allemand, avec ses qualités : goût de l’effort, du travail, amour de l’ordre, acceptation des privations les plus dures, abnégation devant les sacrifices…
II. Le peuple allemand.
1/ Depuis plus d’un siècle, il n’y a aucun autre pays qui, comme l’Allemagne, ait connu tant de bouleversements, tant de régimes successifs, tant de modifications de frontières, qui ait été engagé aussi totalement dans tant de guerres, lesquelles, chaque fois, réduisent l’Allemagne territorialement, anéantissant sa puissance industrielle et économique… mais qui chaque fois renaît cependant, rétablit sa puissance, cherche à refaire la carte de l’Europe, à reconquérir des territoires auxquels elle ne renonce pas.
2/ Depuis 70 ans l’Allemagne a vécu la République de Weimar, le IIIe troisième Reich, la guerre de 39-45 sur les deux fronts à la fois : Est et Ouest, puis la défaite, l’Allemagne coupée en deux parties : République Fédérale, République Démocratique (et même trois avec Berlin).
3/ Depuis cent ans qu’il a fait son unité, ce peuple est toujours à la recherche de structures économiques et politiques qui assureraient non pas sa stabilité – il n’en veut pas –, mais son bonheur, sans trop menacer celui de ses voisins…
Comment expliquer cette insatisfaction qui semble pousser tout un peuple à remettre en question, ou à laisser remettre en question par ceux qui le dirigent, tous les dix ou vingt ans, les résultats obtenus, ce qui le précipite dans des conflits d’où il sort ruiné, détruisant ces richesses matérielles qu’il a accumulées plus vite que bien d’autres par un travail opiniâtre.
Vouloir chercher une explication dans la suite des événements, c’est-à-dire dans l’histoire, pour comprendre, me paraît vain.
Bien sûr, avec des « si » on peut refaire l’Histoire. Par exemple : si les mutineries de novembre 1918 avaient déclenché la révolution ? Si le peuple avait pris le pouvoir ? Si l’unité de la classe ouvrière, qui était en train de se réaliser, avait été accomplie en 1933 ? etc., etc. Ceux qui veulent refaire l’Histoire, ou plutôt faire une nouvelle Histoire avec l’Allemagne, avec le peuple allemand qu’ils ne connaissent pas – et surtout ne veulent pas connaître – sont voués à l’échec.
Non seulement ils ne veulent pas connaître les Allemands, mais ils refusent de voir l’Histoire telle qu’elle a été, car cette histoire-là ne va pas dans le sens de « leur » Histoire.
C’est ainsi que l’unité allemande a été réalisée en 1871 non par la volonté populaire, mais par un régime dominé par les hobereaux prussiens.
En outre, la bourgeoisie allemande, qui détenait alors la puissance économique (les Krupp, les Thyssen…) lorsqu’elle s’est lancée dans la conquête du monde, a eu l’appui du peuple tout entier, y compris la classe ouvrière.
4/ Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’après chaque drame, chaque échec, il y a coupure mais non rupture, que chaque fois l’ordre ancien est rétabli avec l’aide de la classe ouvrière et paysanne qui prête son concours à « la bourgeoisie et aux junkers3 », comme disent nos socialistes.
Ce que ne peuvent comprendre nos hommes de gauche en France… je devrais dire ce que ne peuvent comprendre les Français en général, c’est ce dévouement, cette confiance de l’Allemand de base pour ses chefs, son chef, son führer…
La réponse est simple : c’est que les chefs allemands, militaires, politiques, patrons d’industrie, etc., ont jusqu’à maintenant toujours donné l’exemple, jusqu’au sacrifice suprême. La preuve ? En voici un cas particulier que je prends dans une corporation que je connais bien : l’Armée.
Savez-vous combien de généraux allemands sont disparus au combat (ce que l’on nomme morts au champ d’honneur en France) entre 1939 et 1945 ?
287, plus 65 portés disparus… (ce qui fait déjà 352). De plus 108 se sont suicidés, 25 ont été condamnés à mort par un tribunal allemand, et 37 par un tribunal allié… soit : 170 de plus, donc au total 522…
Du côté allié, les pertes en généraux sont extrêmement faibles ! Je ne compte pas le général Patton, mort dans un « accident » de voiture. En France, il y eut le général Delestraint, mort dans des conditions obscures en camp de concentration. Ces chiffres sont tirés du livre : Die letzen hundert Tage, c’est-à-dire Les Cent derniers jours (de la guerre de 39-45), livre qui date de 1965, et dont le dernier chapitre s’intitule : « DieKatastrophe in Zahlen », « Les chiffres catastrophiques ».
Je crois que les réponses à tous les « pourquoi » que nous pose l’histoire allemande, nous les trouvons dans la psychologie du peuple allemand et dans son désir de réaliser ce pangermanisme qui lui donnerait une puissance extraordinaire, qu’il estime méritée, car il pense être un peuple supérieur aux autres.
5/Mais on n’a encore rien dit sur le peuple allemand tant qu’on n’a pas parlé de sa langue. Car ce qui fait l’unité du peuple allemand, c’est sa langue :
– cette langue possédant 3 auxiliaires : être, avoir, et werden… devenir.
– cette langue de petits mots (prépositions, adverbes, particules…) qui ont une importance considérable puisqu’ils peuvent changer totalement le sens d’une phrase ;
– cette langue où parfois (chez les poètes…) le petit mot que l’on attend, d’après le sens de la phrase, est supprimé, laissant à l’imagination du lecteur toutes les interprétations possibles. L’imagination, c’est encore une spécialité allemande ;
-cette langue où le non-dit a autant d’importance que ce qui est dit ;
-cette langue, ce peuple, où le devenir a plus d’importance que le présent.
En France nous disons : « Un bon »tiens ! » vaut mieux que deux »tu l’auras ! » ». En Allemagne, avec deux »tu l’auras ! », on envoie des centaines de milliers d’individus à la mort.
Ce peuple allemand est capable de tout parce qu’il n’est pas raisonnable ! La raison n’a pas de prise sur lui. C’est le sentiment (l’idée, l’idéalisme… allemand) qui le domine.
Difficile pour nous, cartésiens, de comprendre un tel peuple. Je lui appliquerais volontiers la phrase de Pascal concernant l’homme, en remplaçant le mot homme par le mot peuple : « Quand il s’élève je l’abaisse, quand il s’abaisse je l’élève, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un peuple incompréhensible… »
III. L’Allemagne aujourd’hui.
Dans l’Allemagne d’aujourd’hui je distinguerai 4 périodes :
- Une 1re période qui commence en 1918 et va jusqu’à l’élection d’Hitler en 1933.
- Une 2e période, la période hitlérienne de 1933 à 1945.
- Une 3e période qui va de 1945 jusqu’à l’élection de Gerhard Schröder, le 27 septembre 1998.
- Une 4e période qui commence avec l’élection de G. Schröder jusqu’à ce jour.
Ce qui caractérise les trois premières périodes, c’est la continuité absolue, totale, de la géopolitique allemande oscillant selon les circonstances entre la défense de la culture et l’extension, ou plus exactement la récupération des territoires, mais aussi l’émergence d’une nouvelle composante qui est l’ethnopolitique.
Quant à la quatrième période, elle est encore trop récente, il me semble, pour pouvoir porter un jugement définitif.
- La 1re période commence le le 11 novembre 1918, avec la défaite allemande et le traité de Versailles, le Diktat de Versailles comme l’ont appelé les Allemands, qui amènera la République de Weimar. Les clauses du traité de Versailles étaient telles qu’elles allaient amener la misère dans tout le pays (« l’Allemagne paiera ») : ce n’était que justice quant aux dégâts qui avaient été commis en France.
Dans un premier temps, pour payer, les Allemands se sont mis au travail, comme des forcenés, comme eux seuls savent le faire.
- Les Allemands travaillaient – nuit et jour – et voilà que, dans les années 24-25, « on » s’est aperçu qu’ils remboursaient méthodiquement la dette, comme prévu, mais en fourniture, en matériels !
- Les grandes banques internationales ont alors imposé à l’Allemagne [de demander] un crédit, pour 1’obliger à rembourser, non plus en produits manufacturés, mais en monnaie (forte)…
- Le peuple allemand est ainsi entré dans la fin des années 20 et le début des années 30, et si on ajoute à ceci la crise de 1929, dans une misère et un état de délabrement de la société inimaginables.
- En 1933, Hitler est élu Chancelier, puis il se fait nommer Führer en 1934 avec tous les pouvoirs. Et il se produit alors un événement extraordinaire : la sécurité des personnes et des biens est à nouveau assurée, l’ordre règne et en six ans, de 1933 à 1939, Hitler fait de l’Allemagne moribonde, le pays le plus puissant du globe qui, pendant six autres années, de 1939 à 1945, va tenir tête au monde entier en guerre…
Là, je pense qu’il faut se poser la question : comment cela a-t-il pu se faire ? « Il y a un truc ! » comme on dit parfois.
Ce truc, c’est Si1vio Gesell. C’est pourquoi je vais m’y arrêter un instant. Peut-être certains parmi vous ont-ils découvert le nom de Silvio Gesell en lisant le numéro 5 du Cep d’octobre 1998. Silvio Gesell, marié à une française, était parti en Argentine (il est mort en 1930). Il avait un élève du nom de Radecke.
C’est Radecke qui sera signalé à Hitler par le docteur Schacht (Ministre de l’économie et des finances du IIIe Reich). C’est donc Radecke qui va mettre en œuvre la doctrine de Silvio Gesell.
Mais en quoi consiste-t-elle ? L’Ordre économique naturel est un livre grand format de 406 pages que je n’ai pas l’intention de vous résumer. Si je prends l’Encyclopédie Larousse, je lis :
« Silvio Gesell (1862-1930). Ministre des finances en Bavière (1919) puis en Argentine. Est l’auteur d’une théorie où la monnaie serait représentée par des billets sur lesquels il faudrait apposer, à intervalles rapprochés, une estampille pour éviter la thésaurisation. »
Cette définition est non seulement succincte et caricaturale, mais fausse. L’Allemagne est devenue en 1939 le pays le plus puissant du monde sans qu’il n’y ait jamais eu d’estampille sur ses billets !
En fait, la théorie de Silvio Gesell est plus vaste. Il y a au départ cette affirmation :
« Une monnaie doit être nationale ou ne pas être » (ce qui nous paraît évident, car la monnaie d’un pays devrait être fonction de la production nationale…). Mais, de plus, il y a ceci à la base de l’économie franche : « ne pas acheter à l’étranger ce que l’on peut produire soi-même. » C’est-à-dire, pour le pays, vivre dans une autarcie maximale. Enfin, la véritable raison de cette doctrine n’est pas d’éviter la thésaurisation, mais la spéculation. En fait, il s’agissait pour l’Allemagne de sortir du Système monétaire, bancaire et économique mondial.
Il est évident que « l’ordre économique naturel », de Silvio Gesell, ordre que l’on nomme aussi parfois « l’économie franche » aurait été la mort du Système bancaire international.
C’est cette menace, autant et peut-être plus que toutes les autres, qui a entraîné la déclaration de guerre à l’Allemagne par l’Angleterre, puis par la France, en 19394.
Jusqu’en 1933, c’est la Kultur qui avait été privilégiée. Avec Hitler, c’est l’agrandissement du Lebensraum qui devient prioritaire ; rappelez-vous la phrase : « Quand j’entends le mot kultur, je sors mon révolver… »5.
Nous sommes là dans la deuxième période, la période hitlérienne de 1933 à 1945, période bien connue de tous car on en connaît les suites et la fin.
- À partir de 1945 commence la troisième période. L’Allemagne a été amputée, le territoire déjà réduit est coupé en trois morceaux : Allemagne de l’Ouest, Allemagne de l’Est, Berlin. « Un seul peuple en deux États » disaient, en se régalant, nos élites ignares. « J’aime l’Allemagne. Je l’aime tellement, disait l’une d’elles6 [], que je suis ravi qu’il y en ait deux ! »
Voici le Lebensraum amoindri, amputé, déchiqueté : la Prusse Orientale annexée, Königsberg devenu Kaliningrad, la Pologne récupérant non seulement le couloir de Dantzig mais bien davantage… Les villes détruites, la population massacrée, les centaines de milliers de prisonniers des Russes que l’on ne reverra jamais. Oui, le Lebensraum c’est bien fini… pour l’instant.
Le peuple se resserre alors autour de ses chefs politiques mais aussi de ses chefs d’industrie. C’est dans le désespoir et la détresse que l’on voit un grand peuple. Et le désespoir, c’est ce qui fait la force de l’Allemand. Dans un effort désespéré, l’Allemagne se remet au travail et devient en 50 ans la troisième puissance économique du monde et la première d’Europe. Certes il y a eu Helmut Kohl, homme d’État s’il en fut. Mais surtout, ce qu’il faut voir, en relisant l’histoire de ces cinquante dernières années, c’est la continuation de la géopolitique allemande.
À peine remis sur pied, ce pays, l’Allemagne, aide aussitôt les minorités allemandes dans les pays voisins. Au moment de l’éclatement de la Yougoslavie et des troubles dans cette région, ce ne sont pas les droits de l’Homme qu’il s’en alla défendre, mais les droits des Croates.
La réunification ? Effort inouï. Mais la réunification eut lieu. Reste à rééduquer les Allemands de l’Est de l’ex RDA, déboussolés par 44 ans de dictature communiste.
4. Avec l’élection de G. Schröder à la Chancellerie, le 27 septembre 1998, nous entrons dans la quatrième période. L’homme est socialiste. Il entretient d’excellentes relations avec ses voisins et amis russes. Cela n’est pas mauvais en soi, car l’Europe ne se fera pas sans la Russie. Mais il est encore trop tôt pour porter un jugement sur sa politique7. J’y reviendrai dans ma conclusion.
IV. Et la France ?
Je voudrais maintenant faire quelques remarques, concernant la France, car nous sommes ou, plutôt, nous devrions être les premiers concernés par tout ce qui se passe en Allemagne. Or tel n’est pas le cas. Plus de 50 ans après la fin de la dernière guerre, nous considérons encore les Allemands comme les vaincus et nous nous prenons encore pour les vainqueurs…
- Ce qui nous caractérise, nous Français, quant à la géopolitique, c’est non seulement notre ignorance, mais notre incapacité totale, viscérale, à comprendre ce terme.
Lorsque j’ai entrepris de rédiger cet exposé, j’avais songé un instant à commencer par donner la définition de la géopolitique : la géopolitique c’est, etc.
J’ai d’abord cherché dans le Grand Larousse en 6 volumes (grand format, édition de 1936) ; or le mot géopolitique n’y existe pas…. En 1936, en France, on n’avait jamais entendu parler de géopolitique.
J’ai alors pris l’Encyclopédie Larousse en 16 volumes, édition récente. Là, par contre, les explications sont abondantes…. Je vous en fais grâce, sauf de quelques perles qui méritent quand même un « arrêt sur image » :
« La géopolitique… attire l’attention sur les rapports du peuple (et de la race) au sol qui le fait vivre[…], elle fait de la notion d’espace vital le principe de sa recherche d’un ordre nouveau….elle a fourni au national-socialisme les fondements essentiels de sa doctrine et de sa propagande. La géopolitique allemande sombre alors avec le nazisme. En France, où le terme est banni, les études ont repris, mais elles sont le fait d’hommes de gauche. »
On reste confondu devant un tel charabia, devant de telles stupidités, de telles erreurs, de tels mensonges !
Nous sommes directement concernés par le problème allemand. Or, depuis toujours nous avons une méconnaissance totale de ce pays, du peuple allemand, de sa langue.
Il y a quelques années, il m’est arrivé de faire, avec des camarades, des exposés dans les lycées sur la déportation. Il y avait là, à chaque fois, réunis dans un gymnase, ou une très grande salle, 150 à 200 garçons et filles. Et à chaque fois, à la fin de la réunion, je posais ma question : « Combien d’entre vous ont choisi l’allemand comme langue vivante ? » La réponse oscillait entre 4 et 6.
Mais ce n’est pas seulement à l’école qu’il y a cette méconnaissance, mais aussi chez nos dirigeants aux plus hauts échelons. J’en citerai deux exemples :
♦ Le premier, c’est la phrase de Léon Blum, président du Conseil dans les années 1936-37 ; Hitler était déjà au pouvoir depuis 3 ou 4 ans, et la menace se profilait. Blum était un pacifiste. À un homme politique qui s’inquiétait de constater que, sous son gouvernement, la France ne faisait rien pour s’armer, Léon Blum a eu cette réponse : « La guerre ? Vous n’y pensez pas ! Même si Hitler voulait la déclencher, les socialistes allemands s’y opposeraient… »
♦ Le second exemple, qui montre encore notre aveuglement, notre méconnaissance totale du peuple allemand, c’est le cas de la Sarre.
En 1947, par décision de la SDN, la Sarre avait été placée sous mandat français. En 1955, il fut décidé de faire un référendum en Sarre, et les questions posées étaient les suivantes : Voulez-vous être : 1) Français, 2) indépendants, 3) ou voulez-vous être Allemands ?
Eh bien, contrairement à tous les pronostics de nos brillants ministres (Affaires étrangères en tête), les Sarrois ont choisi la réponse 3) : être Allemands.
Dans les années 1970-71, discutant avec notre ministre de la Défense, je lui disais que l’Allemagne en trois parties était une situation provisoire qui ne pourrait durer longtemps : « Pas du tout, me répondit-il, c’est une situation définitive : un seul peuple en deux États. Regardez la Corée. Comparez l’Allemagne à la Corée ! »… J’insistai. Le ministre me répondit alors: « La réunification ? Les Russes s’y opposeront toujours !… » C’était méconnaître totalement les relations germano-russes.
J’ai appris, par la suite, qu’au cours d’une rencontre entre Helmut Kohl et François Mitterrand en 1987, la conversation étant venue sur la réunification, Mitterrand aurait dit : « Bien sûr, bien sûr ! mais pas avant plusieurs décennies… » ; et c’était seulement deux ans avant la réunification !
- Or, c’est ce peuple allemand que nous ne voulons pas connaître qui est en train de constituer la Mitteleuropa. Qui en parle en France ? Quasiment personne.
Seules quelques revues ou journaux à faible tirage, sans même mentionner le mot de Mitteleuropa, terme qu’ils ignorent, se sont inquiétés des conséquences de Maastricht et d’Amsterdam.
En nombre de voix, la France aura : 1 voix sur 6 à la Banque centrale centrale – je vous rappelle qu’elle est située à Francfort et que le directeur est un Hollandais germanophile à l00 % ! –, 10 voix sur 87 au Conseil européen, 87 voix sur 567 au Parlement européen.
À tout instant nous pouvons être mis en minorité par l’Allemagne, car elle n’est pas seule : par le soutien qu’elle a apporté à ses voisins immédiats, qui dépendent d’elle économiquement, et où vivent encore quelques minorités allemandes, l’Allemagne peut compter en retour sur l’aide que ces pays, qui font partie de l’Europe des 15, lui apporteront dans les votes à la Banque centrale, au Conseil et au Parlement européens. Ce sera aussi cela la Mitteleuropa.
V. L’Ethnopolitique.
Dans un document qui date d’un an, le général Gallois mentionnait la création, en Allemagne, d’un Centre européen visant à soutenir, à défendre les minorités plus ou moins opprimées dans les États européens. Ce Centre est installé à Flensbourg, tout à fait au Nord de l’Allemagne dans le Schleswig-Holstein, à la frontière du Danemark.
Or, ce Centre de Flensbourg, effectivement quelque chose d’incroyable, était depuis longtemps déjà en préparation et n’est que la suite, l’aboutissement de cette ethnopolitique que certains découvrent parce qu’on vient de lui donner un nom ; mais qui plonge ses racines dans la SDN d’avant-guerre, comme nous allons le voir.
Oui, les Allemands, par leur persévérance, ont accédé à l’unité, à l’indépendance et à la puissance. Nous, Français, nous avons ignoré le peuple allemand, et maintenant nous nous réveillons avec 50 ans de retard. On peut se demander si l’Allemagne ne va pas réussir, par d’autres moyens, là où elle a par deux fois échoué, dans deux guerres : en 14-18 et en 39-45. À savoir la mainmise sur l’Europe, et ceci grâce à cette ethnopolitique.
À vrai dire, l’entreprise est magistrale. Tout d’abord le choix du mot : ethnie. Il permet toutes les interprétations, en allemand comme en français. Il ne s’agit pas de race… Cependant, toutefois… dans certains cas, l’ethnie peut se confondre indifféremment avec la race (si le territoire de l’ethnie est bien défini…). Mais, surtout, il peut y avoir confusion entre les deux mots « ethnie » et « minorité », tout particulièrement dans la traduction de l’allemand en français et inversement.
Non seulement « il peut », mais il y a parfois… VOLONTAIREMENT, confusion.
J’en donne ici un exemple :
-Volksgruppe :communauté (ethnique, ou nationale, selon le sens de la phrase)
-Minderheit : minorité
-Minderheitsgruppe : communauté ethnique minoritaire.
Compte tenu du peu d’informations que l’on trouve à ce sujet dans les médias, on pourrait croire que la géopolitique allemande vient de changer radicalement, qu’il ne s’agit plus de culture ou d’espace vital pour la défense ou la survie du peuple allemand. En fait, il s’agit d’une EXTENSION… C’est l’extension du Grossdeutchland (la plus grande Allemagne) au Grossdeutschtum ; et le Deutschtum, si vous prenez un dictionnaire allemand-français, vous trouvez : « Caractère allemand, génie allemand, esprit allemand. »
Je crois qu’il s’agit ici de la pensée allemande, et de la conviction qu’ont les Allemands que cette pensée est supérieure à toutes les autres. Ce n’est plus la race allemande qui est supérieure à tous les autres peuples, mais la pensée allemande. Et le Grossdeutschtum, c’est un Empire à la fois immense et immatériel, qui s’imposerait aux autres peuples, non par la force – les deux dernières guerres 14-18 et 39-45 ont prouvé leur inefficacité –, mais par la pensée. Il ne s’agit plus de VAINCRE les peuples voisins de l’Allemagne, mais de les CONVAINCRE.
C’est cela l’ethnopolitique. Tous les moyens seront bons, sauf la force. Il s’agit de créer un état d’esprit nouveau, parmi des minorités existantes ou que l’on fera naître, minorités qui seront trop heureuses de s’associer à d’autres minorités, ayant le même état d’esprit, le même idéal, et bénéficiant par ailleurs de retombées économiques non négligeables d’une grande puissance, l’Allemagne… Tout cela sera peut-être dirigé ou activé depuis le Centre européen de Flensbourg…
La création de ce nouvel état d’esprit se traduira par une action sur la nature, la structure, le morcellement des populations vivant au voisinage de l’Allemagne. Plus que des zones d’influence, ce seront parfois des zones de pénétration pour construire une nouvelle Europe, dans un premier temps, et peut-être bien dans un second temps réorganiser le monde.
À ce Centre européen de Flensbourg, dont la dénomination exacte est : Centre européen pour les questions de minorités (Europaischer Zentrum fur Minderheitenfragen, EZM), a été immédiatement adjoint le nom et le sigle en anglais : European Center for Minority Issues, ECMI, probablement dans le but de camoufler sa véritable nature et de le faire apparaître comme un organisme international indépendant.
Mais, au-delà de ce Centre, il faut savoir que des organisations datant d’avant-guerre se sont recréées.
En 1949 (c’est pourquoi j’ai dit que nous avions 50 ans de retard) avait été fondée l’Union des régions et des minorités nationales (Union der Regionen und Nationalen Minderheiten), ainsi nommée jusqu’en 1953. En 1953, changement de nom : elle devient la FUEV, Föderalistische Union Europäischer Volksgruppen, Union fédéraliste des communautés ethniques européennes. Cette FUEV a toujours revendiqué son affiliation avec les congrès des nationalités entre 1925 et 1938, organisés dans le cadre de la SDN « où une conception ethnique de la nation animait la défense des minorités nationales ». Quand cette même FUEV a fait son premier congrès en 1985, elle l’a appelé quinzième congrès, faisant suite au quatorzième congrès de 1938… La filiation est voulue. De même l’ancienne revue Nation und Staat (arrêtée en 1944) a été remplacée par une nouvelle revue Europa Ethnica, mais elle a poursuivi la numérotation de la précédente… pour qu’il n’y ait aucun doute.
C’est cela, la nouvelle ethnopolitique allemande. Elle consistera peut-être aussi à rassembler sous l’égide de l’Allemagne tous ceux qui pensent… comme les Allemands, ou tout simplement qui sont attachés aux mêmes traditions, aux mêmes valeurs. Par exemple, ceux qui sont pour l’ordre, pour la sécurité des personnes et des biens… Cela peut aller très loin.
Mais la grande, l’extraordinaire nouveauté de cette ethnopolitique réside dans le fait que les Allemands considèrent ces nouveaux venus, dans le Grossdeutschtum, comme des ÉGAUX.
C’était déjà la politique de Clovis qui ne traitait pas les Gallo-Romains comme des vaincus, mais comme des égaux. Fait extraordinaire pour l’époque.
VI. La tentation allemande.
On peut supposer que certains Français, lassés de vivre dans le désordre inimaginable qui existe en France, seront tentés de se dire: « Pourquoi ne pas laisser l’Allemagne rétablir l’ordre et organiser l’Europe ? » Ce que j’ai entendu récemment exprimé ainsi : « Mieux vaut être un des länder allemands qu’une république islamique. » C’est la tentation de celui qui se rend avant de se battre. Besser rot als tod, « plutôt rouge que mort », comme disaient les Allemands de l’Est à l’époque soviétique.
Cela est vieux comme le monde. On le disait déjà du temps des Romains : « Mieux vaut être un âne vivant qu’un lion mort. »
À ce genre d’argument, ma réponse est la suivante : ceux qui tiennent ce raisonnement ne tardent pas à être des ânes morts…
Le premier degré de l’ethnopolitique, c’est la Mitteleuropa : C’est le rêve ancien des Allemands depuis toujours. Au départ, elle ne concerne que les voisins immédiats de l’Allemagne, qui, bien entendu, par des accords, des traités, etc., doivent y trouver un intérêt. Il s’agit ensuite de faire miroiter, à des États qui seraient plus éloignés, les avantages d’accords passés avec une grande Allemagne forte, puissante.
Ce rêve de la Mitteleuropa va sans doute se réaliser dans les années qui viennent.
Mais tel n’est pas le seul but de cette ethnopolitique. Il ne s’agit pas seulement d’avoir le leadership en Europe. Il y a maintenant en Allemagne la volonté d’une nouvelle Weltpolitik, c’est-à-dire une politique mondiale.
Tout ce que je viens de dire, tout ce qui précède, est une vision de l’histoire allemande jusqu’à la fin septembre 1998, date de l’élection de G. Schröder. Depuis cinq mois, une nouvelle équipe, socialo-communiste, ou ex-communiste si l’on préfère, est au pouvoir en Allemagne. L’incohérence dans les mesures envisagées, ou prises puis rapportées suite à l’opposition des grands patrons d’industrie et des banques (retraitement de déchets nucléaires, suppression des centrales, etc.), cette incohérence a fait dire à certains observateurs étrangers : c’est à nouveau la République de Weimar.
Je pense qu’ils voulaient signifier par là que c’était le désordre comme à cette époque. Mais il n’y a plus maintenant la misère. Le problème se pose donc en d’autres termes. Le peuple allemand a-t-il, va-t-il… changer de nature ? À l’ordre, va-t-il préférer le désordre qui permet tous les abus ? À l’ardeur au travail, préférera-t-il la paresse ? Aux idées, à l’initiative, préférera-t-il l’ordre communiste auquel une grande partie de la population a déjà goûté (en RDA) ?
Telles sont les questions qu’il faut se poser. On sait, ou plutôt on devrait savoir où mènent ces désordres… à la dictature. Hitler est directement issu de la République de Weimar.
J’ajouterai encore ceci : l’Allemagne, c’est dans sa nature, a toujours joué un jeu dangereux, et a toujours pris tous les risques. Ce que les uns nomment courage, et les autres folie.
Refusant cette vision de l’histoire, je poserai la question autrement. Ce peuple allemand qui vient de refaire son unité, mais à quel prix, qui est la troisième puissance économique du monde et la première d’Europe, va-t-il laisser ses dirigeants anéantir tout cela ? Je ne peux le croire. D’abord parce que l’unité n’est pas encore totalement réalisée au moins territorialement. Reste entre autres le problème capital de la Prusse Orientale, avec Königsberg. Mais il y a également d’autre raisons.
Ce qui fait l’unité d’un peuple ce n’est pas seulement l’ethnie, la langue, la culture, une certaine unité de vue sur les grands problèmes du moment : économiques, monétaires, scientifiques, sociaux, politiques… Ce qui fait l’unité d’un peuple, c’est aussi d’avoir en commun un grand dessein, un but élevé.
Tel est le cas des Allemands aujourd’hui : faire l’Europe, la diriger. Et demain, peut-être, dominer le monde, l’organiser, en faire l’unité. Vaste problème, mais surtout grand, immense dessein, à la mesure, tout au moins le croit-il, du peuple allemand.
Et c’est là que nous, Français, nous aurions notre mot à dire, si notre but, notre grand dessein, était autre que la défense des droits de l’Homme… dans le même temps où nous légalisons et où nous encourageons l’avortement et l’euthanasie. Il en est des peuples comme des êtres humains : au-delà d’un certain affaiblissement, on ne peut plus remonter la pente.
Sommes-nous, nous, Français, descendus maintenant tellement bas, qu’il est impossible de remonter cette pente, en tant que nation, en tant que peuple français ? Devons-nous nous résoudre à voir une partie de nous-mêmes, d’abord les Alsaciens et les Lorrains, puis les Bretons, puis les Basques, etc., quitter la France, devenir des minorités ethniques « indépendantes », mais, en fait, entrer dans la grande confédération européenne, sous direction allemande ?
Si nous le voulions, nous serions, nous aussi, capables de nous fixer un grand but, un grand dessein : ce serait faire l’unité de l’Europe, puis l’unité du monde AVEC les Allemands. C’est-à-dire refaire, mais en plus vaste, l’Europe chrétienne et, pourquoi pas, un monde chrétien, car telle doit être la mission de l’Europe. J’y reviendrai dans un instant.
En fait, si l’on veut essayer de comprendre ce qui va se passer dans l’avenir en Europe, et tout particulièrement pour ce qui concerne l’Allemagne, il faut nous replacer dans le contexte actuel mondial, qui comporte deux volets :
Voici le premier volet : a) La toute-puissance monétaire, économique, industrielle, et militaire des États-Unis et leur arrogance à vouloir tout diriger dans le monde, en s’affranchissant délibérément de tous les organismes de sécurité internationaux, ONU en tête, est devenu insupportable à certains, en particulier aux Allemands et aux Russes.
Les États-Unis interviennent militairement – et, il faut l’ajouter, avec la participation systématique de l’Angleterre – en tout point du monde (Irak, Kosovo…), sans l’aval de l’ONU ou du Conseil de sécurité ou d’autres organisme internationaux. Il y a là un fait sans précédent depuis 1945.
La dernière attaque contre l’Irak (3 jours, 415 missiles tirés, des centaines de missions aériennes, 1 200 morts, plus les dégâts matériels) à laquelle a participé l’Angleterre, a amené une réaction immédiate : les contacts entre la Russie et la Chine, interrompus depuis plus d’un an et demi, ont été repris aussitôt.
Ce qui m’amène à parler du second volet : b) Il faut considérer le désordre qui règne actuellement dans les États communistes du monde entier. Désordre qui n’existait pas il y a quelques années, car il y avait un FÉDÉRATEUR, l’URSS. Maintenant il n’y en a plus, et tout va à vau-l’eau. Je voudrais aussi rappeler quelques faits : au soir de l’élection de G. Schröder, le 27 septembre 1998, le chancelier Kohl et toute son équipe étaient ravis. Pourquoi ? Ils venaient de perdre les élections. Ce n’était pas, comme l’ont dit certains, la Schadenfreude allemande, joie cynique, satanique, de voir l’adversaire au pied du mur. Non.
L’équipe Kohl, qui avait si bien joué son rôle avec les États-Unis venait de passer le témoin à l’équipe Schröder, qui allait jouer son rôle avec la Russie (et la Chine).
Certes, l’Allemagne ne va pas être le nouveau fédérateur des pays communistes : c’est évident, mais elle va aider, non pas l’URSS, mais la Russie (CEI), à rejouer son rôle important, qu’elle doit tenir, face aux États-Unis. Seule l’Allemagne peut l’aider dans ce domaine, ne serait-ce que par sa puissance économique et ses qualités d’organisation (Organisierung…).
On notera que G. Schröder est parti le 18 Février à Moscou et rentré le 20 après-midi en Allemagne. Par une singulière coïncidence, Boris Eltsine a fait savoir à Bill Clinton : « qu’une action militaire en Serbie ne passerait pas » (Le Figaro du 19 février 1999, en première page)
Je suis obligé de m’arrêter maintenant, car j’ai déjà été beaucoup trop long… Bien sûr, il aurait fallu dire un mot d’Ernst Jünger, personnage incontournable, qui a vécu tout ce siècle : né en 1895, mort en 1998, à 103 ans, ayant toute sa tête, et qui représente l’esprit allemand, avec en plus une ouverture sur la France, sur l’Europe, sur le monde et la jeunesse. F. Mitterrand est allé lui rendre visite avec H. Kohl, trois fois pendant ses deux septennats.
Enfin, pour étayer tout ce que je viens de dire, je vais citer le manifeste de G. Schröder, manifeste publié dans le journal Le Monde du 16 septembre 1998 :
« La réunification de l’Allemagne prépare celle de la grande Europe, sous direction allemande. » C’était le titre de l’article.
« La France doit reconnaître la nature fédérale de la construction européenne. Pour nous, Allemands, ce n’est qu’une extension vers le haut d’une forme d’organisation politique que nous connaissons bien. C’est plutôt pour les États centralisés que cette évolution naturelle est une révolution, et ce sera tout particulièrement aux Français qu’il appartiendra de dire quand prononcer ce mot fatidique, et accepter les nouvelles réalités. »
Voilà une belle démonstration de la continuité de la géopolitique allemande. Ce discours de G. Schröder, c’est du Kohl, mais en plus musclé, et sans les formes habituelles de la diplomatie… Les ambitions politiques de l’Allemagne sont à l’échelle de l’Europe et du monde. H. Kohl a joué la première partie avec les États-Unis, G. Schröder va jouer la seconde avec la Russie.
VIII. Conclusion
Pour conclure, je dirais que je ne suis pas certain que la primauté des États-Unis dans tous les domaines durera encore longtemps8.
Elle présente déjà des failles ; en effet, il n’est pas évident que les puissances financières, économiques, industrielles qui soutiennent les États-Unis apportent encore longtemps leur soutien à ce pays.
Vers quels pays ces puissances dirigeront-elles alors leur regard ? Poser la question, c’est y répondre. Vers l’Allemagne. Les Allemands le savent et sont prêts à prendre la relève. Mais le pourront-ils ? Je n’en suis pas sûr. La culture germano-slave seule n’en est pas capable, pas plus que la gréco-latine seule.
Ce devrait donc être à nous, Français, sur ce petit promontoire à l’extrémité ouest du continent européen, de proposer aux Allemands de faire la synthèse de ces deux cultures, gardant tout ce qui peut nous enrichir, et laissant de côté tout ce qui pourrait nous appauvrir. Mais sommes-nous encore un pays capable d’une telle mission ? Telle est la seule, l’unique question. Ce sera ma conclusion.
1 Conférence donnée à la Journée du CEP à Paris, le 6 mars 1999. L’auteur connaissait bien l’Allemagne et les Allemands, qu’il avait eu l’occasion d’étudier, de fréquenter et d’apprécier.
2 Aviateur par son arme d’origine, le regretté général Guy DUMOULIN (1921-2010) était également intervenu au colloque de Nevers, en 1998, sur le thème « Défendre la Nation ». Sortant de l’École de l’Air en 1942, Guy Dumoulin passe à la résistance et, en juillet 1943, il assure les fonctions d’adjoint au chef du Bureau des Opérations Aériennes dans le Finistère. Arrêté par la Gestapo à la suite d’une dénonciation, il est déporté en Allemagne. En 1945, il reprend sa carrière de pilote de chasse. Après l’Indochine, il prend le commandement d’une escadrille, d’un escadron puis d’une escadre à Orange et Luxeuil avant de devenir instructeur. Il aura réalisé 4 200 heures de vol sur 41 types d’appareils. Passé par l’École de Guerre (1961/1962), il commandera les bases aériennes de Metz puis Fribourg-Bremgarten avant de servir à l’État-Major des Armées.
3 Ndlr. Fils de gentilhommes terriens se faisant militaires. Par extension, les hobereaux prussiens formant un parti conservateur et militariste.
4 Dans ses mémoires intitulées La Seconde Guerre mondiale, W. CHURCHILL écrit : « Le crime impardonnable de l’Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale a été la tentative de détacher sa puissance économique du système de commerce mondial, et de créer son propre système d’échange, duquel la finance mondiale ne pouvait plus bénéficier. » Cette phrase, qui devrait être mieux connue, a été rappelée dans la revue Écrits de Paris de fév. 1999, p. 23 ; l’auteur de cet article, un certain Albert W., ajoutait : « Selon moi, il est scandaleux que le criminel de guerre que fut Churchill qui, jusqu’à la dernière heure, fit bombarder les villes allemandes et les navires qui, dans le Nord, transportaient des réfugiés fuyant les hordes de l’Armée Rouge, ait depuis peu sa statue en plein cœur de Paris. »
5 Ndlr. En réalité, cette phrase – qui a pu être reprise par divers dirigeants nazis – est tirée d’une conversation entre deux étudiants dans Schlageter, une pièce de Hanns JOHST écrite en 1933. Le sens original de la tirade est que, quand la patrie n’est pas libre, mieux vaut alors se battre pour elle que d’étudier.
6 Ndlr. Il s’agit de François Mauriac.
7 Ndlr. Rappel : conférence donnée en mars 1999.
8 Ndlr. On pensera peut-être que ces lignes, écrites il y aura bientôt 22 ans, ne font pas leur juste place aux institutions mondiales et aux influences supranationales. Mais les soubresauts de la covid-19, cette « bonne crise majeure » espérée depuis longtemps par certains, montrent au contraire la survivance durable des réalités nationales et donc la pertinence des analyses qui en tiennent compte.