L’idolâtrie de la Science

Par Dominique Tassot

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Résumé : L’idolâtrie est donnée par la Bible comme le premier et constant reproche adressé par Dieu aux Hébreux. Mais quand on pense aux idoles, on imagine volontiers les statues, les sources ou les grands hommes vénérés dans l’Antiquité ou, plus récemment en Asie, le culte de certaines personnalités évocatrices de Nabuchodonosor. Or, dans la science contemporaine, bien des traits idolâtriques se rencontrent : sa vaine  prétention à tout expliquer, en particulier l’origine des êtres, ses promesses non tenues, la crédulité à son égard, les protestations de ses sectateurs dès qu’on en vient à l’égratigner, etc. Surtout : sa fonction principale, qui semble être de détourner nos regards vers les seules causes secondes,  de faire écran entre les créatures et leur Créateur. Mais cette science laïcisée et aseptisée, en perdant toute possibilité de nous enthousiasmer, en refusant de nous introduire au Sens qu’appellent tous les sens partiels, finit par débiliter ceux qui continuent de l’adorer : elle les enfle au lieu de les élever.

Le péché par excellence reproché à Israël par le Dieu de ses Pères a toujours été, sous une forme ou sous une autre, l’idolâtrie. « Dieu jaloux », YHWH ne supporte pas que l’on adore ou que l’on divinise tout autre être que Lui-même. Cette « jalousie » divine est un des points les mieux établis de toute la théologie (plus de 15 appuis scripturaires dont Ex 20, 5 ; Dt 4, 24 ; 5, 9 et 6, 15 ; etc.), car il se déduit immédiatement de l’amour divin : « Prends garde d’oublier jamais l’alliance de YHWH ton Dieu (…) et de te faire quelque représentation taillée au ciseau (…) ; car YHWH ton Dieu est un feu dévorant, un Dieu jaloux » (Dt 4, 23-24). Il s’agit d’un attribut substantiel de Dieu, propre même à Lui servir de nom : « YHWH, son nom est Jaloux. » (Ex 34, 14)

L’idole peut être Nabuchodonosor, ou bien les étoiles du ciel ou encore une statue nommée Bel (Dn 14, 3) : seul le vrai Dieu est Un, comme la vérité, tandis que l’erreur est multiple comme les faux dieux.

En dehors des idoles mentionnées dans la Bible, on  a vu des

hommes adorer un totem, une source, une montagne ; on en voit aujourd’hui, et de très doctes, faire de la Terre une divinité : Gaïa ! Évoquons encore la religion cosmique d’Einstein[1] ou tout simplement  la divinisation de la Nature, depuis le XVIIIe siècle. Elle n’est plus alors cette vaste collection des êtres vivants ou inertes qui nous entourent, mais un véritable sujet : « la Nature » guide les mutations favorables qui transforment les écailles de reptile en plumes d’oiseau ; elle règle le cours des astres et enseigne au poulain, sitôt né, à se tenir en équilibre sur ses quatre pattes. Selon le mot de Lamarck : « Si l’on considère la diversité des formes, des masses, des grandeurs et des caractères que la nature a donnée à ses productions, la variété des organes et des facultés dont elle a enrichi les êtres qu’elle a doués de la vie, on ne peut s’empêcher d’admirer les ressources infinies dont elle sait faire usage pour arriver à son but[2]. »

Quant aux critiques faites aux idoles par la Bible, il s’agit de leur vanité, tels des souffles sans consistance ( הבלים havalym, cf. Dt 32, 21) ; ce sont des mensonges ( כזבים  kizavym, cf . Am 2, 4), qui donc induisent en erreur, des images, des choses irréelles produites par l’imagination (צלם tsélem, cf. Nb 33, 52)[3]. La jalousie divine n’est pas dirigée contre les idoles : l’Être par excellence n’a que faire de ce qui n’est pas ! Elle vise l’homme qui les vénère, car il a méconnu sa grandeur native, oublié sa vocation sublime et s’est ainsi détourné de Dieu. Saint Grégoire de Naziance n’hésite pas à proclamer que l’idolâtrie est le plus grand de tous les maux, parce qu’elle est « le transfert à la créature de l’honneur dû au Créateur[4]. »

En gardant à l’esprit tous ces points, il n’est pas difficile de reconnaître dans la science contemporaine une véritable idole.

Certes, il est bien passé le temps du « scientisme ridicule », celui d’un Berthelot qui ne réclamait plus que « quelques dizaines d’années pour  achever la science » ! C’était emboucher un peu vite la trompette du triomphe, et il fallut bien déchanter, en raison notamment des paradoxes où s’est emmêlée la physique, cette discipline considérée pourtant comme le paradigme de toutes les sciences, comme le modèle d’une connaissance certaine. Il s’agit désormais d’un « scientisme mou », dont les prudents énoncés vont au devant de toute réfutation, derrière un bouclier imparable : la théorie du modèle ! Si le modèle se trouve vérifié : vive la science, notre science ! Si le modèle est invalidé : vive notre méthode scientifique, qui permet à la science de progresser sans cesse ! Ainsi l’idole n’a-t-elle jamais tort. Mais derrière ces triomphes, d’autant plus persuasifs qu’ils paraissent modestes, l’idole est encore là : elle n’a pas renié ses fausses promesses. Outre qu’elle n’a toujours pas fait le bonheur de l’humanité, il en est deux particulièrement criantes : sa prétention à dire le vrai et sa prétention à dire l’origine des choses.

Si le mot « vérité » a disparu du langage des articles savants, la vérité objective sur les choses n’en demeure pas moins annexée par les sciences. À quelque question que ce soit, on imagine qu’une réponse scientifique existe. « C’est scientifique ! » est l’argument imparable, auquel on n‘imagine même pas qu’il soit possible de répliquer.

Or connaître, aujourd’hui comme hier, c’est connaître par les causes. Toute l’ambiguïté des prétentions de la science vient d’une confusion (involontaire) commise par Galilée entre précision et certitude. Car on peut avoir mesuré un phénomène avec une précision « astronomique », sans pour autant savoir avec certitude ce qu’il est. Ainsi de la gravitation, toujours aussi mystérieuse qu’elle l’était aux yeux de Newton ! Le courant électrique, si commun qu’on imagine tout en savoir, nous est représenté comme le déplacement d’électrons dans un conducteur, à une vitesse de quelques centimètres par seconde. Or, lorsqu’on ferme un circuit, ces électrons s’ébranlent d’un bout à l’autre, immédiatement, sans qu’on sache comment s’en transmet le signal. La nature de la lumière nous échappe, même sous son mode corpusculaire, le plus simple à imaginer. Et que dire de la nature l’eau !

Einstein[5] écrivait à Max Born, vers 1950 : « Dire qu’il y a des imbéciles qui croient savoir ce qu’est un photon ! » Et si l’on en vient aux êtres vivants, le mystère se fait plus impénétrable encore. Plus que jamais, se vérifie cet apophtegme d’Hippocrate : « Savoir, c’est la science ; croire savoir, c’est l’ignorance ».

En réfléchissant à ces faits (et à tant d’autres semblables) on comprend que l’idole, non seulement ne tient pas ses promesses, mais encore ne les tiendra jamais.

La seconde prétention, plus insoutenable encore, est celle de nous révéler les origines de l’univers, de la Terre ou de la vie. Or les lois de fonctionnement d’un objet quelconque ne sont pas celles qui ont présidé à son apparition. Les métamorphoses d’un papillon, si finement connues soient-elles, ne donnent aucune clef sur l’apparition du premier couple de l’espèce.

Ce sont là deux phénomènes de nature radicalement différente. De même les lois de l’érosion des montagnes sous l’action du vent, de la pluie et du gel, ne peuvent guère nous renseigner  sur leur surgissement. À ces limitations évidentes de notre capacité à reconstituer un passé inobservé, s’ajoute une considération plus décisive encore : il n’est pas invraisemblable que Dieu, quand Il parle, sache ce qu’Il dit. S’il a pris soin de nous transmettre un récit circonstancié des origines, peut-être savait-Il que nous aurions besoin de telles indications, hors de portée de notre science. Isaïe précise en effet : « C’est moi, YHWH, qui ai fait toutes choses, qui seul ai déployé les cieux, affermi la Terre, sans personne avec moi. » (Is 44, 24)

À cette œuvre solitaire des Six Jours[6], que nous appelons la Création, succède le repos de Dieu, au Septième Jour. Certes, Dieu n’est pas fatigué !

Ce « repos » signifie qu’alors seulement, l’univers étant achevé, complet, « très bon » (Gn 1, 31)[7], les causes secondes entrent en scène et notre science, connaissance limitée à l’action des causes secondes, peut naître. Un des grands mérite de la science écologique est précisément de nous montrer comment les créatures ont besoin les unes des autres, comment les règnes se complètent en s’interpénétrant. Si le règne animal a clairement besoin du monde végétal, l’inverse est également vrai : les abeilles notamment, sont nécessaires à la pollinisation de multiples espèces, comme les bactéries de la flore intestinale à l’assimilation des aliments. On peut admirer cette fine harmonie du cosmos ; on voit mal comment il aurait pu fonctionner hors de cette complétude, et la science véritable, fondée sur l’observation, n’en saura jamais rien. Dès lors, pourquoi refuser au récit de la Création sa portée irremplaçable ? Se tourner vers la science-idole est bien ici le crime irrémissible : crime contre l’intelligence, car on délaisse le réel pour lui préférer la fiction ; crime contre Dieu, car on écarte sa Parole pour donner crédit à une création humaine.

« Vous êtes dans l’erreur, parce que vous méconnaissez les Écritures et la puissance de Dieu » (Mt 22, 29) ! Ce reproche s’avère intemporel, car il ne s’adresse pas seulement aux sadducéens niant la survie de l’âme, il vaut plus encore à l’endroit des adorateurs de la science.

Ces derniers méconnaissent les Écritures, réduisant la Genèse à un conte oriental et rapportant ses multiples indications factuelles à la science, supposée rudimentaire, des Anciens. Ils méconnaissent la puissance de Dieu par leur ignorance de l’articulation entre les causes secondes et la cause première. C’est là réduire le réel au connu, en ignorant à quel point les merveilles de la Création dépassent ce que nous en savons. Combien il est fréquent de voir les savants nier ce qu’ils ne comprennent pas !

L’homéopathie en donne un magnifique exemple. Au-delà de 12 CH[8] en effet, le nombre de molécules présentes dans la solution devient inférieur au nombre d’Avogadro : on peut donc considérer qu’il ne reste plus rien de la substance mise en solution au départ. L’action thérapeutique sera donc assimilée à un « effet placebo ». Mais cette interprétation « officielle » ne tient pas, car l’homéopathie vétérinaire est remarquablement efficace, même dans des cas où la pharmacopée classique est restée sans effet. Il faudrait donc admettre qu’un autre phénomène intervient, sans doute lié à l’énergique succussion pratiquée lors de chaque dilution centésimale. Mais la science contemporaine s’avère pour le moment incapable d’appréhender ce phénomène : on choisit alors de le nier, plutôt que de reconnaître les insuffisances de l’idole, plutôt que d’admirer surtout la munificence du Créateur à notre égard et de lui rendre gloire.

À propos des géants « fameux dès l’origine », dont la puissance technique dut être considérable, le prophète Baruch nous dit sobrement : « Ils ont disparu car ils ne possédaient pas la vraie science » (Ba 3, 28). La vraie science, en effet, n’enfle pas ; elle nous fait devenir meilleurs car elle nous rend humbles devant la puissance de Dieu. En 1855, le capitaine Phinney, commandant la Gertrude, écrivait à Maury, le fondateur de l’océanographie : « Je suis heureux d’apporter ma contribution en vous fournissant des informations pour perfectionner votre grand et splendide travail, non seulement en montrant les routes océaniques les plus rapides pour les navires, mais encore en nous enseignant à nous, marins, à regarder autour de nous et à voir les merveilleuses manifestations de la sagesse et de la bonté de Dieu qui nous entourent en permanence. En ce qui me concerne, je puis bien avouer que pendant de nombreuses années j’ai commandé un bateau et, sans avoir jamais été insensible aux beautés de la nature en mer ou sur terre, je sens pourtant que jusqu’à ce que j’eusse abordé votre œuvre je parcourais les océans les yeux bandés.

Je ne pensais pas ; je ne connaissais pas les desseins étonnants et magnifiques de toutes les œuvres de Celui que vous appelez si admirablement « la Grande Première Pensée. »

 J’estime qu’en dehors de tout profit pécuniaire tiré de vos travaux, vous m’avez fait du bien en tant qu’homme. Vous m’avez appris à regarder au-dessus, autour et au-dessous de moi et à reconnaître la main de Dieu dans chaque élément qui m’entoure. Je vous suis reconnaissant pour ce bienfait personnel.»[9]   

À l’opposé, en faisant de la nature une sorte de déesse féconde, en érigeant les lois discernées dans les choses, en règles à portée ontologique, notre science choisit de ne plus proclamer la puissance de Dieu. Chez Newton ou Leibniz, chez Cuvier ou Agassiz comme, bien sûr, chez Maury, on entendait clairement leur admiration pour le Créateur. Au vu des merveilles qu’il découvrait, notamment chez les insectes mais pas seulement, Réaumur s’exclamait en 1742, en avouant sa perplexité devant la régénération des organes chez l’hydre : « une découverte qui à la vérité déroute nos anciennes idées, et nous jette dans de nouveaux embarras sur la nature des animaux et sur leur conformation la plus intime, mais qui étend nos vues  et peut nous en faire naître de nouvelles. Au moins nous apprend-elle que toutes les merveilles que nous avons entrevues dans l’organisation de certains animaux, ne sont rien en comparaison de celles qui y existent réellement[10]. »

Mais aujourd’hui, la langue des savants se dessèche à la seule pensée d’évoquer le Créateur. Un étrange mutisme apparaît, autre trait de l’idole faite de main d’homme à laquelle ils ont voué allégeance : elle ne saurait parler.

Répugnant à évoquer la puissance de Dieu, ils s’infligent collectivement la punition donnée au prêtre Zacharie, le père du Baptiste, qui n’avait pas cru que sa femme Élisabeth, restée stérile jusqu’à la vieillesse, pourrait enfanter : ils sont devenus muets. Que l’on ouvre  l’une quelconque de ces centaines de publications « à comité de lecture » où se font connaître les travaux scientifiques : il ne se trouvera pas un seul article où – fût-ce au détour d’une description ou d’une conclusion – percera un peu d’enthousiasme ou poindra cet  »émerveillement » devant les choses qui pourtant, selon Platon, est au point de départ de la connaissance (Théétète 155 d) !

            Cette science laïcisée, aseptisée, attentive à taire l’Essentiel, a fini par perdre sa propre intelligibilité : on n’y sait plus ce qui a motivé le chercheur, ce qu’il voulait découvrir, ni ce qui l’intéresse vraiment.

Rien d’étonnant, dans ces conditions, si s’amenuisent les vocations scientifiques, au grand dam des autorités. Pourquoi vouer sa vie à un univers d’où l’enthousiasme a disparu ? L’idole est un monstre froid qui ne répond pas aux prières. Elle réfrène l’exaltation de la découverte, interdit les épanchements de l’âme. Loin de nous l’idée de mélanger les genres et de fusionner l’objectivité de la démarche et la sentimentalité du chercheur ! Mais la science aussi est une activité humaine, l’une des plus nobles même, puisqu’elle avait déjà sa place dans l’Éden. Or l’homme n’est plus rien si le sens de ce qu’il fait lui échappe et tout sens, de quelque manière, conduit à Dieu ou se détruit.

            Il est grand temps de briser l’idole ! Qu’est-ce à dire ? Tout simplement de revenir à l’adoration du seul vrai Dieu, « Celui qui a dit et le monde fut », Celui qui saura bien faire retrouver à la science la voie du réel, puisqu’Il est un Dieu jaloux et que le réel, c’est Lui : est réel ce qui existe dans la pensée de Dieu.       


[1] Cf. EINSTEIN, « La religiosité cosmique au cœur de la science », in Le Cep n° 18, pp. 22-25.

[2] LAMARCK, « Discours d’Ouverture (An VIII, An X, An XI et 1806) », in Bulletin scientifique de la France et de la Belgique, t. XI, Paris, 1907, p. 26.

[3] À noter que ce mot tselem  »image » apparaît en Gn 1, 26-27 pour qualifier le rapport analogique entre l’homme et Dieu. L’idole s’avère donc être une image d’image, une image au second degré, évanescente et dérisoire.

[4] Orat, 38, n. 13, PG 36, col. 325; cf. DTC, art.  »Idolâtrie », col. 605.

[5] Rappelons qu’Einstein n’a pas reçu son Prix Nobel au titre de la théorie de la Relativité (laquelle suscitait une grande perplexité chez les physiciens), mais pour sa découverte de l’effet photoélectrique. Il était donc particulièrement qualifié pour évoquer les photons.

[6] Sans même le concours des anges, précisent bien des Pères de l’Église.

[7] L’adjectif  hébreu טוב tov, généralement traduit par « bon », a aussi le sens de « beau ». Ce mot annonce ainsi l’harmonie d’une Création qui, à son terme, s’est achevée en « cosmos » (dans son double sens d’ordre et de parure, en grec), notion qui fonde toute l’écologie, mais nous interdit d’imaginer que l’univers ait pu fonctionner inachevé, incomplet, vu l’interdépendance réciproque de tout le créé, en particulier de toutes les créatures vivantes qui l’habitent.

[8] Soit 12 dilutions centésimales successives (en ne retenant à chaque fois qu’un centième du volume du solvant utilisé, eau ou alcool), ce qui réduit la teinture-mère initiale dans un rapport de 10 à la puissance 24.

[9] In Memoriam Matthew Fontaine Maury, LL.D. 1873, in Actes de l’Academic Board de l’Institut Militaire de Virginie, Lexington, Va. À l’occasion de la mort du Commodore M.F. Maury, LL.D. Pr de Physique à l’Institut Militaire de Virginie, pp. 21-22. Sur la vie et l’œuvre de Matthieu F. Maury, se reporter aux Cep n° 24 et 25.

[10] RÉAUMUR, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, 6 vol., Paris, Imprimerie royale, 1734-1742, t. VI, p. LI. 

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