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Par Dr Dominique Dupagne
« Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant. » (P. Le Prévost)
La bulle médicale va éclater[1]
Dr Dominique Dupagne[2]
Résumé : On parle de « bulle » quand la surestimation d’une catégorie de biens devient telle qu’un effondrement est inévitable : bulle immobilière, bulle boursière, etc. Le Dr Dupagne fait ici une analyse originale de la médecine occidentale en lui appliquant les critères qui décrivirent la récente bulle financière. Il fait ainsi apparaître le fossé croissant entre les apports réels de l’art médical et leur perception psychologique, les distorsions induites par la déresponsabilisation des acteurs directs (patients et médecins), et les influences nocives résultant des pouvoirs pharmaceutiques et administratifs, notamment le manque d’objectivité des « experts ». Une bonne nouvelle : le coût social insupportable de cette pyramide malsaine rend son écroulement inéluctable.
« La médecine a fait tellement de progrès que plus personne n’est en bonne santé. » (Aldous Huxley)
Une bulle naît quand un certain nombre de conditions sont réunies : augmentation durable de la valeur d’un groupe d’objets, négligence du caractère cyclique de l’évolution de cette valeur, opacité du système d’évaluation, conflits d’intérêts entre les experts et les objets évalués. Spéculation et mimétisme collectif sont les deux derniers rouages de la constitution d’une bulle qui surestime la valeur et s’auto-entretient jusqu’à sa rupture, généralement brutale. La médecine remplit toutes ces conditions : le progrès médical croît depuis plus d’un siècle et, de mémoire d’homme, personne ne l’a vu régresser.
L’évaluation de la médecine, des médicaments et des stratégies de prévention est devenue suffisamment opaque pour être incompréhensible pour la majorité des patients et pour de nombreux professionnels de santé.
L’industrie pharmaceutique a fait fortune grâce à ses produits, mais grâce aussi au remboursement des médicaments et aux prescriptions des médecins. Elle finance désormais leur formation, leurs experts, leur recherche, leur accès à l’information professionnelle. La dilution de l’éthique et de l’indépendance médicale dans les capitaux industriels se conjugue à l’imprudent désengagement des pouvoirs publics de ces secteurs.
De nombreuses stratégies médicales, médicamenteuses ou non, sont plus délétères que bénéfiques. Jules Romains était visionnaire quand il brocardait dès 1923 la « médecine moderne » du Dr Knock. L’université médicale et l’hôpital sont devenus une gigantesque « Knock Academy » tandis que la médecine humaniste s’éteint sous les coups de boutoir conjugués de la normalisation sclérosante et de l’inflation administrative sanitaire.
L’explosion de notre système de Sécurité sociale solidaire sera sans doute le grain de sable qui va enrayer cette spirale inflationniste et provoquer la rupture autant salutaire que douloureuse de la bulle médicale.
L’augmentation de la valeur de l’objet dure depuis longtemps et semble devoir être sans fin
« De mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier ! » (Fontenelle)
La mémoire humaine est bien courte. Nous sommes habitués depuis notre naissance à une croissance constante et spectaculaire du progrès médical. L’idée d’une régression, même transitoire, nous paraît inconcevable. Et pourtant, l’histoire de la médecine a connu des épisodes peu glorieux. Molière a croqué ironiquement les médecins de son époque, qui étaient souvent des cuistres inefficaces, voire néfastes. La lobotomie a été largement pratiquée, encore récemment, malgré sa barbarie et des effets indésirables redoutables. |
Au XIXe siècle, Semmelweis a peiné à démontrer que l’hygiène était fondamentale en obstétrique. Pendant des dizaines d’années, la mortalité des accouchées a atteint des sommets ; seules les femmes qui n’avaient pas le choix accouchaient à l’hôpital, en sachant qu’elles avaient de fortes chances d’y perdre la vie. C’est à la maison, loin des médecins aux mains souillées, que les femmes avaient le plus de chances d’accoucher sans drame.
Mais ces événements ont constitué des trous d’air sans véritable récession durable du progrès médical. Celui-ci a connu, avec l’irruption de la méthode expérimentale dans le champ de la biologie, un progrès constant et exponentiel jusqu’à la fin du XXe siècle. Cette progression absorbait ou effaçait de nos mémoires les régressions transitoires. Cette dynamique peut être rapprochée de la croissance économique depuis 150 ans avec ses crises vite oubliées, hormis celle de 1929.
Or depuis une quinzaine d’années, les avancées médicales deviennent rares ou peu significatives, alors que les aléas médicaux parfois graves ont des conséquences importantes et mesurables qui se comptent en milliers de décès[3]. Aggravant cette situation, une inflation de la technique est venue masquer la détérioration des aspects humains de l’aide à autrui. Or, face à cette déflation de la qualité des soins médicaux, les coûts continuent à croître inexorablement : le rapport qualité/prix de la médecine est donc en baisse constante.
Cette stigmatisation des aléas de la médecine pourrait paraître injuste. Comment demander à une discipline de ne jamais commettre d’erreur ? Il est des accidents qui sont excusables : lorsqu’un risque imprévisible apparaît, il est parfois trop tard pour empêcher la catastrophe. C’est le cas pour les tout débuts du sida ou pour la terrible affaire de la Thalidomide : ce calmant utilisé chez les femmes enceintes a provoqué 15.000 accidents gravissimes chez leurs enfants. Cet effet était quasiment imprévisible à l’époque et le médicament a été retiré du marché dès que sa responsabilité a été reconnue.
C’est seulement depuis cet accident que les prescriptions de médicaments chez les femmes enceintes sont très réglementées.
En revanche, dans l’affaire du Distilbène, des millions de femmes ont été touchées dans le monde alors que l’on savait dès 1945 que ce produit n’avait aucun intérêt pour traiter les menaces d’accouchement prématuré. La poursuite de la prescription du Distilbène aux femmes enceintes jusqu’en 1971 est inexcusable.
De même, le dogme médical consistant à coucher les nouveau-nés sur le ventre, fondé sur une simple hypothèse, a causé le décès de 1.000 nourrissons par an pendant trente ans en France. Il aurait été préférable de vérifier le bien-fondé de cette recommandation avant de la généraliser.
L’hôpital n’est pas en reste. Au XXIe siècle, les maladies nosocomiales (infections contractées à l’hôpital) et les accidents liés à la médecine prennent des proportions considérables et inquiétantes.
Évolution récente du nombre et du coût des infections nosocomiales Source : http://www.senat.fr/rap/r05-421/r05-42116.html |
Sans nier les progrès et les succès de la cardiologie interventionnelle[4] ou de la chirurgie cœlioscopique, beaucoup ont le sentiment que les autres spécialités stagnent, voire régressent. L’hôpital n’est plus le temple de la qualité des années1990-2000. Désorganisé par une administration envahissante, il se déshumanise, décourage ses personnels et devient un lieu inquiétant où les erreurs sont de plus en plus fréquentes, provoquant des milliers de morts tous les ans.
Un événement récent est emblématique de la dégradation du climat « humain » hospitalier : le projet de doter tous les patients hospitalisés d’un bracelet d’identification, comme les nouveau-nés. Les intérimaires qui bouchent les trous des plannings ne connaissent pas les patients et le risque d’erreurs de personnes est important. Les témoignages des « habitués » des hôpitaux montrent que l’erreur n’est plus l’exception, mais une réalité avec laquelle on compose.
La croyance dans le caractère irréversible du progrès médical est donc la première condition à l’apparition d’une bulle médicale. Or le progrès médical n’a pas de raison d’être en croissance continue. Le progrès social a connu une forte régression en Occident avec la chute de l’Empire romain, qui n’était pas la première civilisation à s’écrouler. La technologie des civilisations anciennes a eu des hauts et des bas spectaculaires. L’Histoire nous apprend que lorsqu’un système atteint un niveau de complexité important, il finit par consommer toutes les ressources disponibles pour son administration. Il ne produit alors plus grand- chose et s’étouffe avant de s’écrouler à l’occasion d’un événement imprévu. La santé publique n’a pas de raison d’échapper à ces cycles systémiques universels.
La fissuration actuelle de la protection sociale pourrait bien en être un signe avant-coureur, face à un corps médical découragé, ou influencé par des experts liés aux acteurs financiers de la santé.
Les experts sont liés aux acteurs financiers
Une des causes de la bulle financière a été l’incroyable aveuglement des agences et experts chargés d’évaluer la sécurité des placements financiers et de surveiller le système économique. Nous découvrons avec quelque surprise l’intensité de la collusion entre les agences de notation, les « experts » et les acteurs économiques de la finance.

Hippocrate refusant les présents d’Artaxerxès
Dans le domaine médical, l’effet de surprise est absent. Les liens entre les experts de la médecine et les acteurs économiques sont institutionnalisés et légaux. Les agences gouvernementales publient la liste des liens financiers entre les membres de leurs commissions et les firmes pharmaceutiques. Ces liens financiers ne sont pas limités à des travaux de recherche et peuvent consister en des missions de conseil. Cette publication par les agences est d’ailleurs l’exception « vertueuse »: la majorité des liens financiers entre experts et industriels sont tenus secrets, malgré une loi récente imposant leur mention publique.
Ces mêmes commissions décident de l’intérêt des médicaments. Il ne vient à l’esprit de personne d’exiger que les experts de ces commissions ne soient liés à aucun industriel : l’argument fallacieux avancé est que la compétence n’existe que chez ceux qui travaillent avec l’industrie pharmaceutique.
Un exemple parmi d’autres : l’Assemblée nationale a confié à l’Association française d’Urologie l’évaluation du dépistage controversé du cancer de la prostate. Cette association, outre le fait qu’elle représente les urologues dont l’activité est étroitement liée au problème évalué, est financée à plus de 80 % par l’industrie pharmaceutique avec laquelle elle noue des « partenariats ». Dans un communiqué curieusement daté du 1er avril, le Pr Debré a fait une présentation tendancieuse des résultats d’études scientifiques publiées une dizaine de jours auparavant. Ces études relativisaient considérablement l’intérêt de ce dépistage.
Le constat est sans appel : telles les agences de notations financières subventionnées par les financiers, les experts de la santé sont liés aux firmes commercialisant les médicaments ou stratégies qu’ils doivent évaluer.
Les alertes sont occultées, leurs émetteurs dénigrés
Dans le domaine de la gynécologie, il ne faisait pas bon remettre en cause l’innocuité du traitement hormonal de la ménopause dans les années 1990. Nous avons la preuve depuis 2002 que ce traitement hormonal est cancérigène[5] et favorise les infarctus. Les « notables de la ménopause » alimentaient en 1998 une théorie du complot et tentaient de discréditer ceux qui alertaient sur les dangers du traitement hormonal substitutif.
En médecine, de nombreuses stratégies paraissent consensuelles alors qu’elles sont très contestables et d’ailleurs contestées. Récemment, un vaccin a été commercialisé pour diminuer le risque de cancer du col de l’utérus. Les données permettant d’établir l’efficacité de ce vaccin sont maigres face à un coût exorbitant et à des conséquences à long terme mal connues. Les médecins libéraux de l’île de la Réunion se sont élevés contre la promotion intensive de ce vaccin.
L’expert du sujet, dépêché en catastrophe sur l’île pour « étouffer la polémique » [sic], n’a pas hésité à les traiter de négationnistes[6]. Cet expert n’a pas jugé utile de déclarer l’état de ses liens financiers avec les industriels qui commercialisent ces vaccins.
Le dépistage des cancers, par exemple, n’est pas aussi anodin qu’il y paraît. Un dépistage aboutissant à de nombreux faux diagnostics ou révélant des cellules cancéreuses qui n’auraient jamais provoqué de maladie peut être plus néfaste qu’utile. Si le dépistage du cancer du col de l’utérus ne prête pas à discussion, le dépistage du cancer du poumon n’a pas d’intérêt et n’est pas pratiqué. Celui du cancer de la prostate, pourtant très répandu, ne repose sur aucune base solide. Or, la mise en cause de ce dépistage, fondée sur des arguments scientifiques de qualité, provoque des réactions violentes et agressives chez ses partisans.
Le dépistage du cancer de la prostate concerne tous les hommes vers 50 ans. La ménopause concerne, elle, toutes les femmes au même âge. Le vaccin contre le cancer du col concerne toutes les jeunes filles. Nous ne sommes donc plus dans la prise en charge de telle ou telle maladie, mais dans l’intrusion de la médecine dans la vie de la totalité de la population.
Ces quelques exemples ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Dans de nombreux compartiments de la médecine, des experts liés financièrement ou intellectuellement à des traitements médicaux en assurent la promotion, parfois au détriment de la santé publique. Et il ne fait pas bon tenter de leur tenir tête.
Il est possible de spéculer sur la valeur d’un objet, c’est-à-dire de tirer un bénéfice lors de sa revente
Établir un parallèle avec la médecine peut paraître plus difficile pour l’aspect spéculatif. Il est pourtant justifié : adhérer à une pratique ou à une stratégie dominante valorise son acteur auprès de ses patients et de ses confrères. Mais il y a beaucoup mieux : être l’initiateur d’une stratégie fait de son auteur un expert, qui sera invité dans de nombreux colloques et congrès.
Il pourra alors monnayer cette expertise auprès d’acteurs économiques importants (l’industrie pharmaceutique le plus souvent) qui le rémunéreront dans le cadre de leurs campagnes promotionnelles. La valorisation financière n’est pas le moteur exclusif, loin de là. La quête de la gloire et de la reconnaissance constitue un moteur puissant chez les scientifiques.
Nous avons un très bon exemple de ce phénomène avec le rapport ministériel sur les « notables de la ménopause »[7]. Dans les années 1980, certains gynécologues ont réussi à persuader presque toutes les femmes ménopausées que leur situation physiologique était une maladie. Qu’il leur fallait absolument se traiter sous peine de complications graves. Nous avons vu que les voix discordantes étaient traitées de « médecins du XIXème siècle ». La bulle des hormones a finalement éclaté au début des années 2000 quand des travaux scientifiques solides ont démontré un effet cancérigène du traitement hormonal sur le sein et une aggravation des problèmes cardiovasculaires.
Le parallélisme avec les experts financiers jusqu’à la crise de septembre 2008 est frappant. Le monde était censé déborder de liquidités. Les inquiets étaient des pessimistes ou des manipulateurs souhaitant faire baisser les cours. Le traitement hormonal de la ménopause a constitué une petite bulle au sein de la grande bulle médicale. Elle est très bien documentée dans le rapport déjà cité qui se lit comme un roman policier.
Les médecins ont donc un intérêt spéculatif à adhérer à de nouvelles techniques ou traitements médicaux. Les médias sont beaucoup plus intéressés par les apporteurs « d’innovations », pourtant douteuses, avec leurs dossiers de presse, qui facilitent le travail, que par ceux dont le discours est plus mesuré et n’est pas soutenu par les agences de communication des industriels. Ce succès médiatique amène une adhésion du public qui fait pression sur les médecins neutres, lesquels finissent par céder et prescrire ces pseudo-nouveautés.
C’est donc bien l’équivalent d’un phénomène spéculatif qui s’installe : le succès artificiellement créé attire un véritable succès commercial qui le « valide » a posteriori, et donc l’entretient.
Une opacité croissante du système facilite l’appréciation erronée de la valeur
L’une des causes du krach financier de 2008 a été la titrisation des subprimes américains : des créances douteuses ont été déguisées en placements financiers peu risqués. Intégrés dans d’autres produits comme des poupées russes, ces titres « emboîtés » ont permis de cacher à l’acheteur final le risque sous-jacent à son investissement.
Dans le monde médical, l’opacité se manifeste de diverses façons.
Du soin à la prévention
Un grand glissement est apparu au milieu du XXème siècle: la médecine est passée du traitement de la maladie à celui du risque, de la médecine curative à la médecine préventive. De ce fait, les résultats du médecin ne peuvent plus être évalués à court terme par le patient. Certes, l’effet placebo a toujours faussé cette évaluation, mais avec la médecine préventive une véritable révolution s’est opérée, qui reporte dans le futur le bénéfice attendu de l’action présente.
La médecine préventive (diabète, tension, cholestérol, dépistages divers) vit de promesses et assure qu’elle les tient. C’est la porte ouverte à toutes les dérives, illustrées par ce dialogue :
Un homme marche sur la ligne de chemin de fer Manchester-Glasgow en semant des brins de laine. Un agent des Chemins de fer britanniques l’aborde :
– Pourquoi faites-vous cela ?
– Pour empêcher les éléphants de monter sur la voie.
– Mais enfin, il n’y a pas d’éléphants…
– Ah ! Vous voyez bien ! Ça marche !
En matière de médecine préventive, nous avons été alertés bien avant Ivan Illich par un de nos grands philosophes et écrivains : Jules Romains. Dès 1923, celui-ci perçoit ou pressent le risque que fait courir la médecine préventive en mettant en scène le désormais célèbre Dr Knock.
Cette pièce de théâtre, qui se voulait satirique en 1923, décrit tout simplement la réalité actuelle. Il est possible que de jeunes médecins n’y trouvent rien d’humoristique.
L’irruption de l’industrie pharmaceutique dans le financement de tous les pans de la médecine aboutit à une véritable Knock Academy : congrès, colloques, formations, réunions hospitalières, universités, dîners en ville…. L’industrie est partout où on l’appelle. Ayant épuisé le potentiel des principales maladies, elle en crée de nouvelles, avec la complicité volontaire ou naïve de certains médecins. La scène de Knock entre le médecin et le pharmacien préfigure la collusion actuelle entre la médecine et les entreprises pharmaceutiques.
Désormais, la médecine propose, dispose et assure de ses propres résultats, sans que le patient puisse évaluer l’intérêt de ce qu’on lui prescrit, « sans qu’il ose opposer la poussière de sa singularité à ce qu’il croit être la montagne de notre science » (Alain Froment). La médecine préventive représente désormais une part considérable de l’activité de l’hôpital et des médecins, et la majorité du coût des médicaments[8].
En 1994, un médecin publiait dans la plus grande revue médicale mondiale un court article intitulé Le dernier homme en bonne santé. Il y racontait qu’il restait un homme, mais un seul, chez qui tous les tests de dépistage restaient désespérément négatifs. Cet article a inspiré un livre du même nom.
Nous voilà donc contraints de faire quasi aveuglément confiance à la médecine, comme le client fait confiance à sa banque qui pourtant prête beaucoup plus d’argent qu’elle n’en a en dépôt.
La « stabilisation »
Knock avait inventé la prévention, la médecine des malades qui s’ignorent. Mais les soins curatifs disposent aussi de leur bulle grâce à la « stabilisation ».
La maladie d’Alzheimer est un drame humain, familial et social malheureusement incurable.
Certains médicaments dont l’impact est nul ou insignifiant sur la maladie sont pourtant largement prescrits. L’argument souvent proposé est que le traitement stabilise ou ralentit légèrement la maladie. Bien malin celui qui peut juger objectivement de concepts aussi flous. La Haute Autorité de santé, dans un décision devenue tristement célèbre, a confirmé que le médicament était peu ou pas efficace, mais elle en a réaffirmé l’intérêt au motif que la maladie est grave et que la prescription permet au spécialiste de revoir le patient régulièrement… Notez la différence, dans les deux exemples précédents, entre l’appréciation de ces médicaments par une revue scientifique indépendante de l’industrie d’une part, et la commission « de transparence » d’autre part, dont les membres et les experts rapporteurs présentent de nombreux conflits d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique comme nous l’avons évoqué plus haut.
Ces médicaments inutiles consomment une part importante des ressources qui pourraient être affectées utilement au soutien des familles prenant en charge une victime de cette maladie. La Haute Autorité de santé française est loin d’être la seule à souffrir des conflits d’intérêts de certains de ses membres ou experts : la FDA (Food and Drug Administration) américaine est très exposée également.
L’opacité de la science médicale elle-même
Si la science médicale est illisible pour le patient, elle le devient parfois aussi pour le médecin. Les conflits d’intérêts déjà décrits ne permettent pas d’interpréter sainement l’engouement de tel expert pour tel médicament. Mais surtout, les publications scientifiques deviennent également incompréhensibles.
Il y a encore une vingtaine d’années, la science médicale était intelligible par un journaliste scientifique ou un praticien de terrain.
Essai clinique version 1970 : « L’antidépresseur Zincou, administré à 100 patients déprimés pendant trois mois, a permis 65 % d’amélioration, contre 45 % pour 100 autres qui recevaient un placebo. La probabilité pour que cette différence observée soit due au hasard est de 0,2 %. »
Mais le jargon et une méthodologie d’opacité croissante sont rapidement venu compliquer la lecture des comptes rendus.
Essai clinique version 2008 : « L’antidépresseur Zincou était plus efficace que le placebo pour prévenir les récidives de symptômes émotifs et de symptômes physiques douloureux de dépression tels que mesurés par une analyse des critères individuels de l’échelle HAM-D et de l’échelle analogue visuelle (EAV). Une différence statistiquement significative a été observée pour 17 paramètres secondaires d’efficacité sur 18 » (extrait non modifié d’un résumé récent).
Tout se conjugue pour rendre de plus en plus incompréhensibles les fondements de l’activité médicale et de la prescription. Vous retrouverez le même sabir si vous lisez la décision de la Haute Autorité de santé sur les médicaments de la maladie d’Alzheimer, déjà citée.
L’emboîtement
Les travaux scientifiques s’appuient sur des travaux antérieurs (références), qui eux-mêmes s’appuient sur des travaux antérieurs… Après quelques citations en cascades, l’hypothèse devient certitude, l’anecdotique devient généralité, sans que quiconque ou presque n’aille vérifier les sources.
Exemple :
-Le travail A montre que les voitures rouges causent plus souvent des accidents que les voitures blanches.
– Un article B, citant A, va affirmer que les voitures rouges sont plus dangereuses.
– Un article C, citant B, affirmera que repeindre une voiture rouge en blanc améliore la sécurité, car les voitures rouges sont dangereuses.
– Une norme D, citant C, va imposer la couleur blanche pour toutes les voitures.
Dans cet emboîtement de données aboutissant à une absurdité que tout le monde peut identifier, l’erreur est d’avoir négligé la personnalité du conducteur qui achète une voiture rouge et qui est la variable expliquant le taux d’accident plus élevé.
Or en médecine, les choses sont trop complexes pour que le cheminement aboutissant à une recommandation absurde soit identifiable aussi facilement.
De même que la « titrisation » des subprimes a permis d’en masquer les risques à l’aide de « couches » successives, les références en cascades permettent d’affirmer à peu près n’importe quoi avec un peu d’habileté rédactionnelle.
L’offre est abondante, mais les prix élevés sont alimentés par la solvabilité des acheteurs, elle-même assurée par un accès facile au « crédit »
Jusqu’ici, tout va bien…Une des grandes surprises de la bulle financière a été la découverte du mécanisme de création de l’argent à partir de la dette. Cet argent aussi abondant que fictif permettait une surenchère à l’achat et entretenait la montée des cours.
En matière de santé, la richesse nationale (elle-même fondée désormais largement sur la dette) a permis pendant des années de financer des coûts de santé en augmentation permanente, autorisant la croissance de la bulle médicale.

Évolution des dépenses de santé à prix constants
(Source : http://regulation.revues.org/document1507.html)
Or les médecins sont des agents économiques très particuliers : ils auto-prescrivent leur activité et sont quasiment libres de leurs prescriptions. Imaginons des entreprises de travaux publics qui décideraient sans contrôle de la construction de ponts ou de routes et des matériaux à employer !
La bulle a donc pu être alimentée par les médecins qui agissent et surtout prescrivent médicaments et examens sans que la pertinence de ces prescriptions puisse être évaluée[9]. Vécue comme en progrès constant, à l’aune de ses extraordinaires succès au XXème siècle, la médecine triomphante pouvait encore se permettre de prélever 10 % du PIB en 2007, aussi bien en France qu’en Allemagne ou en Suisse. Or ces prélèvements deviennent insupportables pour une collectivité qui entre en récession.
La réaction des pouvoirs publics est aussi classique qu’inadaptée : augmenter l’administration du système. Cette inflation administrative, qui augure généralement la chute des civilisations, n’est parvenue qu’à renchérir les soins, à en diminuer la qualité, et à décourager les soignants. Il est frappant de noter que, dans une économie libérale comme celle de la France, c’est le système du Gosplan soviétique qui est appliqué à la santé, et qui doit être renforcé prochainement. L’Histoire montre pourtant que toutes les tentatives d’administration centralisée et dirigiste des activités socio-économiques conduisent à la ruine.
Un dernier phénomène alimente la hausse artificielle des prix. Il s’agit de la confiance que nous apportons a priori à ce qui est cher. Or de nombreux médecins fixent librement leurs honoraires, qui sont remboursés au patient par leur complémentaire santé. L’observation quotidienne montre que les patients se dirigent spontanément vers les médecins les plus chers, dans la limite du remboursement de leur complémentaire.
Cet effet du « parce que je le vaux bien » et la compétition entre les assurances complémentaires contribuent à l’augmentation des honoraires médicaux.
Le coup d’arrêt du financement solidaire risque d’être le facteur de rupture de la bulle médicale : le public va brutalement s’interroger sur le bien-fondé de ses dépenses de santé et chercher des alternatives économiques. Il risque d’avoir quelques surprises[10].
Un mimétisme collectif pousse chacun à reproduire le comportement général
L’Homme est une espèce grégaire. Rares sont ceux qui prennent sans crainte des chemins inconnus ; le groupe rassure. Mais nous accordons au comportement majoritaire un crédit souvent exagéré. Ce phénomène, très présent en médecine, permet l’auto-alimentation des engouements sans cause. Surtout si des agences de communication au service des fournisseurs alimentent avec talent ce sentiment collectif pour le transformer en vérité d’allure universelle. Nous vivons ainsi avec des croyances étonnantes, comme celle du caractère indispensable des produits laitiers dans notre alimentation[11], ou des check-up systématiques, ou de l’effet stimulant de la vitamine C.
Après le « krach des hormones », le marché de la ménopause a cherché un autre moteur et l’a trouvé avec l’ostéoporose. La majorité des femmes de plus de 50 ans ont été convaincues en quelques années que la fragilité potentielle de leurs os constituait un grave problème de santé publique. Elles sont devenues demandeuses de prise en charge spécialisée (examens, médicaments) pour un problème dont elles n’avaient jamais entendu parler dix ans auparavant. Les gynécologues de la ménopause se sont transformés en rhumatologues.
Comme nous l’avons déjà vu, dans la même tranche d’âge particulièrement attentive à sa santé, les hommes sont très demandeurs du dépistage systématique du cancer de la prostate, qui n’est pourtant recommandé ni par la Haute Autorité de santé, ni par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), mais fait l’objet d’une intense campagne de promotion par les urologues.
La croyance en l’augmentation de la valeur de l’objet augmente réellement sa valeur
Un des mécanismes de la spéculation est sa capacité à s’auto-valider : le bien est présenté comme peu cher et attrayant. Ceux qui l’ont acheté constatent que le prix monte encore et sont tentés de recommencer ou de convaincre leurs relations de faire de même. L’erreur se valide elle-même.
Nous en avons une nouvelle illustration en médecine avec le dépistage des cancers. Depuis quelques années, un engouement marqué s’est installé pour la recherche de petits cancers afin de les traiter au plus tôt et d’éviter le cancer-maladie. Cette stratégie semble frappée au coin du bon sens. Malheureusement, les choses sont beaucoup plus compliquées. En effet:
– Nous fabriquons des cellules cancéreuses tous les jours, et nous les détruisons dans les mêmes proportions.
– Mêmes quand ces cellules se regroupent en petits nodules, il ne s’agit pas d’un cancer-maladie pour autant. Ces nodules peuvent disparaître ou rester quiescents jusqu’à ce que la personne meure d’autre chose.
La recherche de ces cellules cancéreuses peut donc être une très mauvaise idée et aboutir dans de nombreux cas à des inquiétudes inutiles ou, pire, à des traitements dangereux ou mutilants. Il n’est pas rare que les complications immédiates d’une biopsie ou d’une opération tuent un patient, qui n’aurait jamais entendu parler des cellules cancéreuses qu’il portait sans le savoir.
Un autre événement rend certains dépistages dangereux : le faux diagnostic. Pour éviter de « laisser passer » un cancer, le médecin qui analyse les biopsies au microscope a tendance à englober des lésions suspectes, mais peut-être bénignes, dans le groupe de celles qu’il qualifie de cancéreuses.
Nous avons eu deux démonstrations récentes de ce phénomène peu connu. Un fauteuil chinois contenant un produit toxique a provoqué des lésions d’irritation chez de nombreux utilisateurs. Un diagnostic (erroné) de cancer a été porté chez au moins deux personnes, dont une qui a reçu plusieurs dizaines de séances de chimiothérapie. L’autre démonstration a été apportée par une étude norvégienne récente qui montre que la pratique de mammographies de dépistage tous les deux ans aboutit à plus de 20 % de faux diagnostics de cancers, pour des lésions qui régressent spontanément ou qui ne sont pas des cancers[12].
Certains dépistages sont très utiles, comme celui du cancer du col de l’utérus chez la femme ; mais d’autres, comme celui du cancer du poumon, du foie, du rein ou de la prostate, sont nuisibles. De nombreux dépistages aboutissent donc à découvrir des lésions qualifiées de cancer-maladie alors qu’elles n’en sont pas. Le même phénomène est observé pour les maladies cardiovasculaires ou l’ostéoporose. Or ces découvertes valident a posteriori ces dépistages injustifiés : les hommes chez qui un dosage de PSA puis des biopsies ont révélé des cellules cancéreuses sont persuadés que ce dépistage leur a sauvé la vie. Personne ne leur a dit que la moitié des hommes de leur âge portaient des cellules cancéreuses dans leur prostate, que très peu en mouraient et que cette découverte ne justifiait peut-être pas de les rendre impuissants et parfois incontinents. Plus le dépistage trouve de lésions, plus il paraît justifié. Ce cercle vicieux alimente une inflation auto-entretenue de sa valeur très proche de celle qui concerne les biens matériels et qui alimente les bulles.
La bulle médicale est prête à éclater
Depuis vingt ans, il n’y a pas eu de progrès médical significatif. Seule la chirurgie et la cardiologie interventionnelle ont continué à améliorer significativement leur discipline. Pourtant, dans le même temps, le coût de la santé a quasiment doublé.
Les grandes révolutions médicales sont derrière nous et ne sont pas renouvelées :
– vaccins contre la diphtérie, le tétanos ou la poliomyélite, qui ont fait disparaître des fléaux historiques[13] ;
– antibiotiques guérissant comme par miracle des maladies infectieuses souvent mortelles auparavant ;
– chimiothérapies et radiothérapies anticancéreuses guérissant les leucémies de l’enfant, les lymphomes et quelques cancers ;
– découverte de l’insuline, des neuroleptiques, de l’héparine, de la vitamine D et de quelques autres grands médicaments ;
– progrès de l’anesthésie permettant une chirurgie de plus en plus complexe et efficace.
L’augmentation de l’espérance de vie souvent mise en exergue est au moins autant liée aux progrès sanitaires (conservation des aliments, gestion des eaux usées) qu’à la médecine et aux médicaments.
Malgré l’augmentation des coûts, la qualité globale des soins médicaux se dégrade. Cette dégradation palpable est liée à une cascade de causes : la surévaluation de l’impact positif de la médecine sur la santé, les effets iatrogènes croissants des médicaments, les maladies nosocomiales, une médecine préventive incontrôlée, l’impossibilité d’évaluer la qualité des médecins et des soins avec nos outils actuels, la pénétration abusive de l’industrie pharmaceutique dans la formation et l’information des médecins, l’inflation administrative et l’illusion de la « démarche qualité », le manque d’experts indépendants et fiables, une opacité globale du système et, pour finir, la consommation excessive et mal répartie des ressources que la nation peut consacrer à la santé.
Le coup de grâce sera porté par l’explosion des mécanismes de financement solidaires tels que l’Assurance-maladie universelle. En désolvabilisant les patients, cette rupture de la bulle médicale va conduire à s’interroger sérieusement sur le bien-fondé des stratégies médicales.
Dans le même temps, de nouveaux outils issus de la médecine 2.0 (médecine qui revient vers l’individu avec l’aide de la communauté qui le porte et communique grâce a la technologie) permettront peut-être de rendre la déflation médicale moins douloureuse et de reconstruire une médecine plus humaine, un art au carrefour de plusieurs sciences comme la définissait Canguilhem[14], et non plus une pratique unique, dogmatique et normalisée.
Stigmatisée très tôt par le philosophe Jules Romains et son Dr Knock, la médecine moderne sera sans doute sauvée par le retour des philosophes à son chevet, et notamment ceux qui comme Michel Serres[15] ou Edgar Morin s’intéressent aux sciences de la complexité. Il ne s’agit pas de détruire la médecine moderne pour retourner à l’obscurantisme, mais de la reconstruire tous ensemble sur de nouvelles bases.
[1] Repris de Votre Santé, n°143, septembre 2011, pp. 3-9.
[2] Le Dr Dominique DUPAGNE est médecin praticien, enseignant à Paris VI et membre du groupe médecine générale de l’AFSSAPS (Agence française de sécurité sanitaire). Il a créé le site : atoute.org.
[3] Un rapport de l’Académie de médecine sur les causes des cancers attribue la majorité des nouveaux cas à … la médecine ! Les décès par cancers attribués au traitement hormonal de la ménopause se comptent par milliers.
[4] La cardiologie interventionnelle est à mi-chemin entre la chirurgie et la médecine. Elle consiste à traiter des lésions du cœur et surtout des artères coronaires, sans ouvrir le thorax. Un cathéter, fin tuyau introduit dans une artère, permet de gonfler des ballonnets pour élargir des artères bouchées et de poser des ressorts (stents) pour maintenir cette dilatation. Cette approche moins traumatisante a révolutionné la cardiologie de la fin du XXème siècle.
[5] Dans un rapport sur les causes des cancers, l’Académie de médecine attribue au THS 5 000 cancers par an en 2000 et 1 200 décès (page 28 du rapport).
[6] Article du Journal de l’île de la Réunion, paru après la mise en garde des médecins locaux.
[7] Il s’agit d’un rapport de la mission d’étude du ministère de la Santé : “Au bénéfice du doute. Les notables de la ménopause face aux risques du traitement hormonal substitutif”. Ce superbe travail se lit comme un roman policier.
[8] Les neuf premiers médicaments (en chiffre d’affaires remboursé en France) sont des médicaments destinés à prévenir des maladies sans que leur effet puisse être constaté par le patient.
[9] L’évaluation de la qualité médicale est un problème d’une grande complexité. Face à l’incapacité des médecins à proposer une mesure de leur qualité, les gestionnaires développent une « démarche qualité » basée sur des normes de soins. Cette idée séduisante est en fait une aberration qui détruit la qualité plus sûrement que toute autre méthode. Ceux qui ont déjà vécu une « démarche qualité » dans un domaine où l’humain est un facteur important comprendront sans avoir besoin de références.
[10] Exemple de surprise : le traitement le mieux étudié, et le plus efficace, pour traiter l’hypertension artérielle, coûte un euro par mois ! Ce vieux diurétique à faible dose protège mieux des accidents cérébraux que des médicaments modernes coûtant plus d’un euro par jour. Le jour où le patient paiera lui-même ses médicaments, cette information risque de l’intéresser.
[11] Débat complexe et animé qui déborde le cadre de cet article.
[12] Ndlr. Pour plus de précisions, se reporter à S. SIMON, « Mammographies et cancers », Le Cep n°48, p. 30.
[13] Ndlr. Nous laissons au Dr Dupagne la responsabilité de ces affirmations qu’il semble reproduire ici sans en avoir fait une étude personnelle.
[14] Georges CANGUILHEM, Le Normal et le Pathologique, PUF, 1966.
[15] Le Colloque SIPHEM de 2006 présente la vision de Michel Serres de l’éducation médicale.