Accueil » La nature est-elle mal faite ?

Par Tassot Dominique

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Résumé : L’évolutionnisme postule que la nature progresse à partir d’une imperfection initiale : désordre cosmique, techniques archaïques, sociétés brutales. L’homme ayant désormais pris en main son évolution, il prétend se perfectionner, se doter de capacités inédites : c’est le transhumanisme, lancé en 1957 par le premier directeur de l’Unesco, Julian Huxley. Mais qui contemple de près la nature, tant céleste que terrestre, devrait au contraire s’émerveiller devant sa perfection, même si nous sommes bien loin d’en connaître et d’en comprendre tous les ressorts, et si les marques de la Chute nous amènent à vivre parmi les infirmités et les souffrances : mais ce sont là des imperfections inessentielles, d’autant plus que notre parcours terrestre n’est qu’un temps de pèlerinage vers l’autre côté du Voile…

Une objection classique contre l’existence de Dieu est la présence du désordre dans la nature : cataclysmes, maladies, animaux nuisibles, plantes envahissantes, etc. Un Dieu bon et tout-puissant n’aurait pas permis tant de maux ! Cette objection doit être prise au sérieux, car elle a traversé les siècles et son fort impact moral en découle logiquement : puisque la nature est mal faite, il revient à l’homme, par ses efforts, sa sagesse et sa science, de l’améliorer, d’en corriger les manques et de poser des règles de vie collective qui pallieront les défauts flagrants de notre constitution organique et de notre environnement. En bref : le mal vient de Dieu, le bien sort de l’homme.

La pointe ultime de ce courant intellectuel prend aujourd’hui la forme du transhumanisme, cette volonté de créer un homme nouveau, génétiquement modifié et augmenté, en le couplant à des extensions mécaniques ou électroniques qui perfectionneront ce que l’évolution, depuis des millions d’années, n’aurait pas encore su corriger. Le transhumanisme prend ici le relais de l’illusion bolchevique : la Révolution, écartant le mal à sa source socio-économique, allait faire advenir un homme nouveau plus sain, plus fort et plus intelligent. L’appui donné par Staline aux thèses biologiques de Lyssenko trouve ici sa justification : la science venait cautionner la propagande et susciter l’adhésion du peuple au régime communiste.

Le nazisme, à sa manière, participa du même courant : forger une race supérieure était vu comme le moyen d’accéder à un monde meilleur. Comment récuser un si noble objectif ?

Ce n’est donc pas un hasard si l’idéologie transhumaniste fut lancée par un évolutionniste et eugéniste engagé, sir Julian Sorell Huxley (1887-1975), le petit-fils de Thomas H. Huxley, et aussi le frère du tragique romancier visionnaire Aldous Huxley. Directeur de l’Unesco à sa fondation, Julian Huxley écrivait en 1957, dans le premier manifeste transhumaniste : « Je crois au transhumanisme : sitôt que cette conviction sera suffisamment partagée, l’espèce humaine se tiendra sur le seuil d’une nouvelle existence, aussi dissemblable de la nôtre que la nôtre l’est de celle de l’homme de Pékin. Elle accomplira enfin consciemment son véritable destin1. »

L’idée de faire servir les efforts et les sacrifices de la génération présente au bien-être des générations futures n’avait rien d’inédit : elle relève presque du sage fonctionnement des sociétés. La fourmi qui constitue des réserves pour l’hiver agit, mais instinctivement, comme le chef du village qui préserve une part de la récolte pour les semis à venir. En ce sens, le futur a toujours commandé au présent. Mais avec le mythe du progrès, un élément nouveau apparut : il ne s’agissait plus simplement de bien vivre, autant qu’il est possible en ce bas-monde, mais de perfectionner la nature, de faire advenir un monde substantiellement meilleur, un monde dont les « ratés » de construction auront disparu. Déjà Descartes se proposait de porter à 500 ans la longévité humaine, comme Hitler évoquerait un Reich de mille ans. Or on ne perfectionne que ce qui présente des défauts, visibles ou invisibles. L’eugénisme ou le transhumanisme relève ainsi de deux présupposés : l’un, que la nature est mal faite, et qu’il faut la corriger, la redresser, la perfectionner ; l’autre, que le monde meilleur doit advenir dès ici-bas dans un futur proche forgé par l’intelligence et la volonté humaines.

Condorcet voyait même le mal moral disparaître, comme disparaissent les famines dans une économie prospère : « Le degré de vertu auquel un homme peut atteindre un jour est aussi inconcevable pour nous que celui auquel la force du génie peut être portée. Qui sait, par exemple, s’il n’arrivera pas un temps où nos intérêts et nos passions n’auront sur les jugements qui dirigent la volonté pas plus d’influence que nous ne les voyons en avoir aujourd’hui sur nos opinions scientifiques ; où toute action contraire au droit d’un autre sera aussi physiquement impossible qu’une barbarie commise de sang-froid l’est aujourd’hui à la plupart des hommes2 ?»

Il est difficile d’imaginer une antinomie plus forte avec la vision chrétienne du monde. La Bible affirme la bonté originelle de la création. Est attribué à l’homme ce qu’il y survient de désordre. Mais quant à la Rédemption, même si la conversion des peuples peut en manifester déjà certains effets, elle ne s’achèvera que dans la Jérusalem céleste. Ajoutons que le transhumanisme constitue aussi la négation pratique de l’Incarnation. Le Nouvel Adam, le modèle que Dieu a voulu nous donner, n’est pas un homme augmenté mais un homme vivifié de l’intérieur par la grâce.

En réalité, la nature est si bien faite que même les idéologies modernes, sans pouvoir l’affirmer aussi crûment (ce qui validerait le concept de Création), sont amenées à le reconnaître volens nolens : l’écologisme est ici caricatural, qui fait de l’homme le grand perturbateur des équilibres terrestres. Quand les darwiniens parlent des « ratés de construction » chez les êtres vivants, ratés résiduels que la sélection naturelle n’aurait pas encore eu le temps d’éliminer, ils démontrent plutôt leur ignorance. À propos de l’œil – souvent comparé à un appareil photographique – les biologistes ont noté que les cellules sensorielles de la rétine se situent derrière les fibres nerveuses qui relient l’œil au cerveau, alors qu’il semblerait logique de les placer du côté de la lumière qu’elles doivent capter. Mais loin d’être « le plan d’un idiot », comme le stigmatise Dawkins, cette disposition permet la vascularisation des cônes et bâtonnets qui ont besoin d’une grande quantité d’oxygène.

On voit de plus ici, note Pierre Rabischong, toute la différence entre l’appareil photo, inerte, et l’organe analogue placé dans un corps vivant : « Le physicien Hermann von Helmholtz, au XIXe siècle, disait de l’œil : “Si un opticien voulait me vendre un instrument ayant tous ces défauts, je trouverais tout à fait justifié de lui reprocher sa négligence dans les termes les plus forts et de lui rendre son instrument.” Schuster3 et Dawkins ont eux aussi violemment critiqué le fait que la rétine soit montée à l’envers (selon eux), puisque les cellules sensorielles sont orientées vers l’arrière si bien que la lumière porteuse d’images doit traverser toute la masse de fibres nerveuses des couches rétiniennes, lesquelles convergent vers une zone de sortie du globe oculaire que nous appelons la papille optique et qu’on désigne comme la tache aveugle. Et Dawkins d’ajouter : “Renvoyez-moi ça, ce n’est pas simplement un mauvais plan, c’est le plan d’un parfait idiot !” Bien entendu, l’idiot n’est pas celui qu’on croit, car ces propos aberrants montrent bien la différence entre un théoricien à la recherche de l’optimisation d’un système artificiel et le biologiste qui comprend le vrai problème. Celui-ci est à l’évidence la vascularisation des cellules sensorielles qui travaillent beaucoup et ont donc besoin d’une grande quantité d’oxygène, ce qu’il est impossible évidemment de fournir sur la face tournée vers la lumière. Il y a de ce fait une grande différence entre une cellule photo-digitale d’appareil photo moderne et un cône ou un bâtonnet rétinien. C’est pourquoi la bonne solution est effectivement de placer la surface des cônes et bâtonnets au contact direct d’une membrane vasculaire, la choroïde, qui est intelligemment doublée par un épithélium pigmenté faisant office de chambre noire et qui augmente la résolution et le contraste de l’analyse d’image4. »

Certes l’homme a reçu pouvoir de « dominer » sur les autres créatures : c’est bien le sens du verbe hébreuרדה radah, dans la Genèse : « Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre » (Gn 1, 28).

Mais le verbe « dominer », en français, se relie aussi au substantif latin dominus, qui vient de la racine domus « maison ». Le dominus, le « seigneur » est donc au sens propre le maître de maison, le père de famille dont l’autorité vise au bien de tous. La présence de l’homme sur la terre n’a rien de destructrice par elle-même : les animaux savent bien en tirer profit, ainsi les oiseaux perchés sur les piquets ou sur les fils électriques. Le rat et le moineau ont le biotope le plus étendu qui soit : ils nous accompagnent partout, jusqu’en Antarctique ! Le rat navigue sur toutes les mers et le moineau des hautes latitudes ne survit, en hiver, que des grains et des restes laissés par des hommes. Le moineau se niche dans les interstices des murs ou des tuiles qu’il préfère de loin aux arbres des forêts. Quant aux animaux « domestiques » proprement dits, ce ne sont pas pour nous de simples « pique-assiettes » mais de véritables compagnons qui apprécient leur maître et s’y attachent naturellement : à bon droit la Genèse (Gn 1, 25) mentionne spécifiquement la création d’animaux5 domestiques (Gn 1, 25 & 8, 1 : בהמה behémah, « bétail »), donc d’espèces destinées à une sorte d’association avec l’homme, que le dressage va donc « élever »6 et non abrutir.

La nature est donc bien faite, tant par la merveilleuse construction de chaque être – animé ou inanimé – que par le sage agencement de l’ensemble en un « cosmos » à la fois ordonné et beau. Ce dernier sens du mot grec κόσμος « cosmos, bon ordre » s’est d’ailleurs conservé dans notre mot « cosmétique ». De même, l’adjectif hébreu טוב tov, « bon, beau », qui qualifie la création divine à chacune de ses étapes, prend aussi le sens de « beau ». Que la nature soit belle autant que bonne est encore un indice de la nécessaire présence de l’homme pour contempler l’univers. Un univers duquel serait absent l’être conscient, seul capable d’en apprécier la bonté, la beauté, n’aurait pas de sens.

Il est de mauvais maîtres comme il en existe de bons. Le péché d’Adam, introduisant le désordre dans l’âme du maître, va, par ricochet, défigurer toute la création, à proportion de sa proximité avec l’homme. La mort, le vieillissement, le désordre font leur apparition. La maladie vient ainsi s’inviter, même chez les compagnons que Dieu avait destinés à son image terrestre. Que ce soit en Égypte ou en Chine, les traités de médecine sont souvent les plus anciens documents écrits. L’antique adage mens sana in corpore sano nous montre bien que la santé, tant de l’âme que du corps, est devenue un but à conquérir autant qu’un don de naissance.

On voit tous les jours combien les péchés des dirigeants se répercutent aussitôt sur les sociétés, tant par les mauvais exemples que par les mauvaises décisions, que ce soit à l’échelle de la famille, de la tribu ou de l’État. Mais cette omniprésence du mal ne fait pas pour autant de la création une chose mauvaise par nature : elle demeure substantiellement bonne. La maladie est un accident qui survient dans un organisme sain dans son ensemble. L’aveugle de naissance ne démontre pas que la vision soit mal faite par le Créateur. Sa cécité témoigne d’un accident survenu un stade quelconque de la croissance embryonnaire. L’incendie ne fait pas du bois une calamité naturelle : il montre simplement que le bon usage des créatures est un achèvement, un acte de vertu, et non un donné intemporel.

Devant les habitants de Lystre, ville où saint Paul avait guéri un boiteux de naissance (si bien que le prêtre de Zeus voulait sacrifier des taureaux en son honneur), l’Apôtre s’écria : « Amis, que faites-vous là ? Nous aussi sommes des hommes, de même nature que vous ; et nous vous prêchons d’abandonner ces vaines idoles pour vous tourner vers le Dieu vivant qui a fait le ciel et la terre et tout ce qu’ils renferment. Dans les générations passées, il a laissé toutes les nations suivre leurs voies ; pourtant il n’a cessé de se rendre témoignage par ses bienfaits, vous dispensant du ciel pluies et saisons fertiles, rassasiant vos cœurs de nourriture et de joie7 » (Ac, 14, 15-17).

La Rédemption ne pouvait donc pas transformer une nature restée foncièrement bonne : elle vint apporter aux hommes les grâces nécessaires pour mieux vivre. L’homme, par ses efforts et ses techniques, a certes pu remédier à certains déséquilibres, tempérer certains fléaux et compenser certains manques. Ainsi la mécanisation compense en partie la malédiction de Genèse 3, 17-18 : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre […], c’est à la sueur de ton front que tu mangeras. » Une agriculture productive permet ainsi de libérer du temps pour les travaux spécialisés et les arts libéraux qui caractérisent les grandes civilisations. Mais si l’homme peut faire autre chose que le Dieu créateur, il serait déraisonnable de croire qu’il peut faire mieux que Lui. Il est visible que les produits issus de synthèses chimiques, qu’il s’agisse de pharmacopée ou d’engrais par exemple, ont toujours des effets dits « secondaires » qu’il n’est pas toujours facile de maîtriser, car ce sont souvent les défauts qui vont avec leurs qualités : par définition, un plastique résistant aux intempéries ne sera pas facilement biodégradable. Toutefois, ne sous-estimons pas l’inventivité humaine ! Ce qui est imputrescible à l’air libre pourra être transformé par des bactéries dans des réacteurs adaptés. Il y a 15 ans, les bonnes peintures dégageaient durant des jours leurs vapeurs nocives. Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de chimie, avait alors lancé comme un objectif scientifique majeur la recherche de peintures aussi saines que les peintures à l’eau, mais utilisables en extérieur. C’est aujourd’hui chose faite. La Rédemption ne trouvera ses pleins effets que dans l’Autre monde, mais des grâces d’intuition et d’inspiration œuvrent déjà là où les décideurs sont prêts à les accueillir.

C’est bien pourquoi la subsidiarité est nécessaire à la société chrétienne ; c’est aussi pourquoi la société actuelle, de plus en plus normée et contrôlée, représente une régression anthropologique. Mais cela n’implique pas que la nature en général et la nature humaine en particulier soient mal faites. Le Précurseur appelait à redresser les voies tortueuses, à se convertir, à retourner vers Dieu. C’était là un programme de vie qui vaudra jusqu’à la fin.

L’homme vrai n’est donc pas le surhomme promis par ce transhumanisme technicien visant à faire de nous des sortes de robots calculateurs sans âme.

Le vrai progrès, la vraie supériorité consiste en l’imitation du second Adam, modèle parfait de finesse de sentiments et de générosité autant que de sagesse. Le premier Adam voulut devenir, mais par lui-même, ce qu’il était déjà : l’image de Dieu. Dieu ne fut donc pour rien dans sa déchéance ; il en prévoyait déjà le rachat. Dans un passage sur l’absurdité de la métempsycose, laquelle « confond les différents ordres de la nature », le P. Georges Habra, s’inspirant de saint Grégoire le théologien, écrit : « Le corps humain est le plus beau de tous les corps et le seul qui corresponde à la dignité de l’âme humaine, même de l’âme viciée, car celle-ci ne déchoit pas métaphysiquement de son rang d’âme humaine8. » Avis aux transhumanistes !..


1 Cf. New Bottles for New Wine, Londres, Éd. Chatto & Windus, 1957. En ligne sur https://iatranshumanisme.com/transhumanisme/la-declaration-transhumaniste/le-transhumanisme-1957/

2 N. de CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1754), Paris, Bibliothèque choisie, 1829, p. 14.

3 Président de l’Académie autrichienne des sciences, le Pr Schuster, biochimiste athée, fut le seul scientifique à être admis à exposer ses idées à Rome, en 2006, dans le Ratzinger Schulerkreis encore réuni cette année-là par le Pape nouvellement élu, sur le thème de l’évolution.

4 P. RABISCHONG, « Les soi-disant “ratés de construction” chez l’homme », in Le Cep n°61, octobre 2012, p. 12-13.

5 Les plantes ne sont pas explicitement mentionnées ici ; pourtant certaines comportent un « gène de la domestication » qui regroupe les qualités utiles à l’homme : maturité simultanée, concentration des grains en épis, etc. Elles furent donc sélectionnées d’emblée, sans avoir à tâtonner. La culture put suivre immédiatement la cueillette, contrairement aux thèses évolutionnistes sur les débuts de l’humanité.

6 Notons que ce mot positif, élevage, s’emploie aussi pour la vinification, qui « élève » le jus de raisin à la dignité du vin.

7 Cette joie intérieure vécue en union avec les autres et tout le cosmos, que l’idole transhumaniste sera bien incapable d’apporter.

8 G. HABRA, La Mort et l’au-delà, Fontainebleau, 1977, p. 16 (disponible auprès de l’Association pour l’étude et l’enseignement des Pères de l’Église, chez M. Jacques BAUDEAU, 14, place Étienne Pernet, 75015 Paris).

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