Accueil » Le criticisme allemand vu par Hilaire de Barenton

Par Benoît De Metz-Noblat

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Résumé : Le Criticisme relatif à la question de l’origine de l’homme, se situe à cheval sur les XIXe et XXe siècles ; il dénote l’influence de la philosophie allemande du XIXe siècle sur la théologie et l’exégèse catholiques, à une époque marquée par un développement considérable des différentes disciplines scientifiques. Ce mouvement intellectuel se situe dans le courant du positivisme et du scientisme.
La condamnation, le 12 décembre 1923, du Manuel biblique d’Auguste Brassac fut une étape dans un conflit livré, surtout en France, sur la question des origines de l’humanité. Jusqu’en 1870, cette origine était enseignée conformément au récit de la Genèse, comme l’a encore fait le père Hilaire de Barenton1 dont on tentera ici de restituer la pensée. En revanche, la remise en cause de l’historicité biblique par le criticisme – ou science documentaire –- s’appuie sur une interprétation de la géologie et de l’archéologie uniquement fondée sur l’observation des faits de la nature et sur les documents contemporains, en excluant à titre de sources les traditions non écrites.

Cet article est le résumé d’une étude du père Hilaire de Barenton2, pour la partie qui expose la question du criticisme :

  • Le problème des origines. Les deux solutions en présence,
  • Histoire documentaire ou criticisme et histoire scientifique,
  • L’invasion en France du criticisme allemand et les directives romaines.

Cette recension suit le fil du texte de l’étude, avec des extraits significatifs simplifiés ; le lecteur voudra bien se figurer être dans l’actualité de 1924.

1/ Le problème des origines. Les deux solutions en présence.

La Genèse décrit une intervention directe de Dieu dans l’organisation de sa création : le ciel et la terre, puis les plantes et les animaux selon leurs espèces, enfin le premier couple humain avec l’homme et la femme tirée de son côté, dotés d’une connaissance supérieure de la nature et de la grâce.

Le monde, créé parfait à l’origine, avait été corrompu par la faute originelle, entraînant la décadence accompagnée de nombreux maux.

À l’encontre de cette doctrine biblique admise depuis longtemps, le criticisme proposa un univers s’organisant par lui-même à partir du chaos, sans intervention divine ; la terre avait produit la première forme de vie (monère), évoluant progressivement vers des formes plus parfaites, jusqu’à l’homme au sommet, sortant de l’animalité par le Pithécanthrope.

Dans cette nouvelle genèse, l’intervention divine devenue inutile est remplacée par une nouvelle croyance positiviste, ainsi décrite par l’archéologue Salomon Reinach (1858-1932) dans son livre Cultes, Mythes et religions : « ‘La vie primitive de l’humanité, dans la mesure où elle n’est pas exclusivement animale, est religieuse ; la religion est comme le bloc d’où sortent tour à tour, par des spécialisations successives, l’art, l’agriculture, le droit, la morale, la politique, et même le rationalisme qui doit tôt ou tard éliminer les religions » (p. 7).

Le passage de l’animalité à l’humanité est d’ordre religieux, par « une sorte de révélation intérieure à défaut d’une révélation du dehors, […] le jour où au tabou du sang (qui interdit aux animaux de se nourrir de la chair de leurs semblables) s’est ajouté le tabou humain du sexe [mariage]. Un tabou ne comporte pas une interdiction absolue, mais il modère l’usage et refrène l’abus » (p. 7).

Cette explication évolutionniste réussit à s’imposer dans la presse jusque dans les milieux catholiques, conditionnant ainsi les mentalités à accepter ce nouveau paradigme d’Adam comme symbole de la création primitive de l’homme.

À noter le renfort de l’autorité de cette interprétation par des noms réputés d’ecclésiastiques : père Teilhard de Chardin, chanoine de Dorlodot, chanoine Grégoire, abbé Breuil.

Pour contrer la conception classique de la fixité des espèces, l’hypothèse des temps géologiques longs est avancée, même si elle est contraire à certaines découvertes et observations de paléontologie relatives à des ancêtres humains : par exemple, la découverte d’ossements d’une station aurignacienne à Solutré, en 1923.

En résumé, pour expliquer la genèse des espèces, il n’y a que deux hypothèses possibles : la création ou l’évolution. Or, la science, pour laquelle il est convenu de faire abstraction de Dieu, ne peut parler de création, donc il ne lui reste qu’à enseigner l’évolutionnisme, quoique celui-ci ne soit pas prouvé par les faits, voire même se trouve contredit par eux.

La véritable histoire, vraiment scientifique, ne doit pas faire appel qu’aux seules données de l’archéologie documentaire, ce que va préciser le paragraphe suivant.

2/ Histoire documentaire ou criticisme et histoire scientifique.

Ces deux visions opposées de l’origine trouvent leur source dans deux conceptions opposées de l’histoire :

– celle du criticisme qui fait appel exclusivement à la documentation contemporaine,

– celle plus globale et exhaustive, vraiment scientifique, qui prend en compte également des sources complémentaires d’informations qui vont se compléter, se croiser, s’épauler lorsqu’il y a absence de témoins directs vivants, comme c’est le cas en archéologie et géologie.

À l’histoire classique par les traditions écrites, il faut s’aider des traditions non écrites à travers les usages, coutumes, légendes du folklore, poésie, chants, qui se transmettent par les générations, et enfin par les autres sources telles que les œuvres d’art et monuments divers, les sciences religieuses et philologiques.

Le défaut du criticisme, en négligeant l’ensemble des sources d’informations, a été d’aboutir à une présentation sectaire de l’histoire par des interprétations fantaisistes ; et cela d’autant plus qu’un fort a priori antichrétien méprisait le contenu biblique et s’y opposait.

Cependant, bien que l’élite eût en général adopté la pensée du criticisme, il restait des historiens français défenseurs du classicisme, tels l’égyptologue Olivier de Rougé (1811-1872) et l’académicien Alexandre Guiraud (1788-1847) ; ils donnaient à la Bible la plus haute autorité à l’apparition de contradictions notoires lors de nouvelles découvertes, en affirmant la nécessité de contrôler l’archéologie par les Écritures.

Par exemple, Rougé soutient à propos de la durée du séjour des Hébreux en Égypte : « On trouvera peut-être que nous nous sommes trop appesantis sur cette question, mais elle est d’une immense gravité. Discuter un chiffre, éclaircir son application, c’est le droit de la critique ; mais enlever à un livre son sens historique, ne voir dans l’histoire de la famille hébraïque en Égypte que des lambeaux traditionnels, cela nous semble dépasser tout ce qu’on peut accorder aux besoins d’un système » (p. 18).

Et Guiraud souligne: « Comme l’homme n’invente pas, la vérité qui lui a été révélée se trouve au fond de toutes ses fables, et les erreurs dont il l’a défigurée ne tiennent qu’à son impuissance d’en conserver les traits primitifs, sitôt qu’il en a perdu sa primitive innocence » (p. 19).

3/ L’invasion en France du criticisme allemand et les directions romaines.

L’auteur trace, dans ce long chapitre fondamental, un panorama historique chronologique détaillé, avec de multiples controverses entre de nombreux protagonistes; et il est accompagné de commentaires, réflexions et appréciations sur le fond du sujet traité, le criticisme.

En résumé, dans sa méthode, le changement de paradigme opéré sur la question de l’inerrance biblique procède du nominalisme, par un glissement sémantique du concept d’« inerrance » dans ses expression, explication, interprétation et enseignement.

L’exégèse française, à la fin du XIXe siècle, se mit à l’école des Allemands, qui était l’école de Luther. Ce criticisme, qui voulait faire un choix dans les textes de la Bible, pour distinguer ce qui était authentique et ce qui était interpolé, n’était qu’une forme du libre examen.

Renan semble avoir été le premier à introduire cette exégèse critique. Sa Vie de Jésus (1863) n’admet comme authentique, dans les Évangiles, que les textes concernant la vie humaine de Jésus.

Mais la défense de la méthode historique traditionnelle resta victorieuse en France jusqu’en 1871. Le triomphe de la Prusse amena au pouvoir des hommes tout dévoués à sa philosophie et à sa culture. Et ils organisèrent l’enseignement d’après l’esprit et les méthodes d’Outre-Rhin. Kant régna dans la philosophie des collèges et lycées, et le criticisme régna dans tout manuel d’histoire et tous les cours des Facultés.

Les Universités catholiques qui venaient de naître, obligées de préparer leurs élèves aux examens de l’État, ne pouvaient leur laisser ignorer les thèses et doctrines enseignées par les professeurs de l’État. On ne peut donc leur reprocher d’avoir orienté les études du côté de cette exégèse allemande. Mais au lieu de directeurs et de maîtres capables de discerner l’erreur cachée sous la nouvelle méthode et de la combattre efficacement, on ne vit guère que des admirateurs, des panégyristes et des apôtres de cette exégèse néfaste et de tout ce qui s’appelait science allemande.

Les principaux fauteurs de cette erreur, en France, se groupèrent autour de l’Institut catholique de Paris, de la Revue biblique et de la Compagnie de Saint-Sulpice.

3.1. L’Institut catholique de Paris

Celui qui semble avoir eu l’initiative dans ce parti-pris est Mgr Maurice Le Sage d’Hauteroche ďHulst (1841-1896), l’un des fondateurs de l’Institut catholique de Paris, devenu le recteur en 1880.

Mgr d’Hulst était un libéral. Il voulait gagner les adversaires de la foi au moyen de concessions sur la doctrine, qui ne lui paraissaient pas essentielles, et il espérait les amener à se faire les disciples de l’Église dans les choses de la foi et de la morale, mais c’est le contraire qui advint.

Dans son article de 1892 écrit sur Renan, il afficha publiquement son admiration pour la science et le génie germaniques. Il souhaitait emprunter aux Allemands leur criticisme pour le faire servir à la défense de nos dogmes. La réponse aux erreurs allemandes était chez les auteurs français qui, depuis cinquante ans, leur avaient répliqué victorieusement. Mais ces auteurs français n’étaient pas considérés.

Pour cette introduction de la culture germanique dans les écoles catholiques, Mgr d’Hulst choisit deux jeunes abbés, Louis Duchesne et Alfred Loisy, qu’il fit entrer à l’Institut catholique.

L’abbé Duchesne (1843-1922) entra à l’Institut catholique après deux thèses : Éude sur le Liber Pontificalis et De Macario Magnete, dans lesquelles il avait pratiqué largement la méthode documentaire allemande ; dans son cours sur « les Origines chrétiennes », il suivit la même méthode. Mgr d’Hulst lui demanda de rédiger son cours par écrit, afin de le soumettre à Rome. Le cardinal Franzelin, qui l’examina déclara qu’il s’inspirait des méthodes allemandes, au lieu des méthodes catholiques traditionnelles et spécialement des méthodes romaines.

« J’ai lu ces leçons, (23.02.1883), et je ne vous dissimulerai pas qu’il me semblerait préférable et plus sûr, pour ne pas dire davantage, que, dans votre faculté catholique, vous suivissiez les principes d’exégèse usités à Rome et aussi dans les écoles catholiques dignes de ce nom, plutôt que ces principes nouveaux tirés surtout des Universités allemandes » (p. 24).

L’avertissement aurait dû porter ses fruits. Ce fut le contraire qu’on vit se produire et, depuis ce jour et pendant quarante ans, Rome ne va cesser de protester contre ce criticisme allemand et les applications qu’on en faisait à l’histoire de nos dogmes et à l’exégèse. Mais chacune de ses interventions a toujours été suivie par une recrudescence du mal.

Certes, la multitude parmi le clergé français resta longtemps attachée à l’ancienne tradition. Mais à côté de cette multitude se dressa une minorité bruyante, qui prit son mot d’ordre dans les centres universitaires laïques, inféodés à la culture prussienne. Les adhérents de cette minorité étaient loués ainsi : « esprits critiques, esprits scientifiques ». Ceux qui ne suivaient pas le criticisme allemand étaient discrédités par ces mots : « esprits sans critique, sans méthode scientifique ».

Il arriva un temps, vers 1903, où la vérité n’eut plus la force de se faire entendre. Ce fut le triomphe de l’erreur.

Le principal apôtre du criticisme allemand après Mgr Duchesne fut l’abbé Loisy (1857-1940). Il afficha ses ambitions de réformateur en adoptant la critique documentaire allemande : plus ďinerrance biblique en matière de science, de chronologie, d’histoire. Puis il allait ajouter : plus ďinerrance biblique même en matière de dogme ni de morale. Pourtant, les avertissements venus de Rome n’allaient pas lui manquer et il fut mis en congé.

Contre cette école allemande, le principal adversaire en France fut le sulpicien Fulcran Vigouroux (1837-1915). Ses ouvrages sur La Bible et les découvertes modernes avaient montré que la Bible n’avait rien à redouter, ni au point de vue historique, ni au point de vue scientifique, des découvertes archéologiques, entendues dans leurs conclusions certaines. Il avait cru pourtant devoir sacrifier la chronologie, et il avait adopté la formule « la Bible n’a pas de chronologie » (p. 28).

En 1886, Vigouroux tenta de créer une revue biblique, fondée sur le principe de l’inerrance biblique. Mais en face de la nouvelle école si hostile et si audacieuse, il dut renoncer et entreprit le Dictionnaire de la Bible (Letouzey & Ané, 1895-1912).

Les attaques des incroyants, parties surtout d’Allemagne, avaient commencé d’impressionner quelques catholiques en France et à l’étranger, et finalement on exclura de plus en plus de l’inerrance biblique les faits historiques. Ceux-ci seront présentés comme une sorte de symbole, de parabole, dont l’Esprit Saint entendait revêtir le dogme et la morale, mais dont Il ne garantissait ni l’authenticité ni la vérité.

3.2. La Revue biblique

Le projet de M. Vigouroux fut repris en 1892 par les dominicains, qui avaient établi à Jérusalem une École pratique d’études bibliques. La Revue biblique devint leur organe.

Dans le conflit qui venait d’éclater, la revue se plaçait du côté de l’école libérale, spécialement avec le barnabite Giovanni Semeria (1867-1931) et le dominicain Marie-Joseph Lagrange (1855-1938). Elle n’admettait l’inerrance biblique que pour le dogme, la morale et les faits historiques connexes au dogme.

Ces Pères distinguent dans l’Écriture deux auteurs, Dieu, l’Auteur principal, et l’écrivain sacré, auteur instrumental. Dieu, Auteur principal, ne prend la responsabilité que des vérités dogmatiques, morales et historiques en connexion avec le dogme ; celles-là seules sont garanties par l’inerrance divine, parce que Dieu, dans la Bible, n’a l’intention d’enseigner que ces seules vérités. Les autres affirmations purement historiques ou scientifiques relèvent de l’auteur sacré et lui seul en est responsable, parce que Dieu n’a pas eu l’intention dans la Bible, d’enseigner l’histoire ni les sciences. Il a donc permis simplement à cet auteur d’utiliser les croyances scientifiques et historiques de son temps, comme d’apologues, exemples, romans historiques, pour inculquer des vérités religieuses ou morales.

La Bible peut donc contenir des erreurs dans les questions scientifiques et historiques ; la Bible, comme livre divin, n’en est pas moins exempte d’erreurs parce que Dieu, en tant qu’il en est l’Auteur, ne s’occupe pas de ces questions.

La vérité, enseigne Hegel, n’est-elle pas un perpétuel devenir ? C’est elle qui passe dans chaque système ou opinion, mais elle passe. L’esprit scientifique est donc celui qui s’attache à tels systèmes et opinion, non parce qu’ils contiendraient la vérité absolue, immuable, éternelle, qui n’est qu’un mythe, mais parce qu’ils représentent la vérité du jour, en attendant de l’abandonner pour s’attacher à la vérité de demain. L’esprit critique est fait d’un scepticisme accueillant à toute vérité qui n’a pas de prétention à l’absolu, à l’infaillibilité ; c’est l’esprit de la libre pensée, du libre examen.

Ce criticisme, qui a pour essence de ne se lier à aucune vérité, répugne donc au christianisme. On comprend pourquoi les catholiques, qui voulurent s’en rapprocher, essayèrent de diminuer le nombre des vérités nécessitantes et s’efforcèrent d’exclure de l’inerrance biblique d’abord les vérités scientifiques, puis la chronologie, puis l’histoire, en attendant le dogme et la morale. À la Revue biblique, on n’alla jamais à ces extrêmes, mais on eut toujours la tendance de réduire le plus possible les frontières de cette inerrance.

Mgr ďHulst révélait la crise de l’enseignement à l’Institut catholique de Paris dans un article de 1893, en exprimant sa faveur et son adhésion pour cette école large.

Car l’école étroite ou l’exégèse rigoureuse « laisse l’apologétique en face de difficultés que les découvertes modernes aggravent sans cesse et qui semblent à plusieurs véritablement insolubles » (p. 34).

La thèse de Mgr d’Hulst fut désavouée à Rome, et Léon XIII écrivit son encyclique Providentissimus Deus (18 novembre 1893), où il réprouvait ceux qui prétendent que l’inspiration ne s’étend qu’aux choses de la foi et des mœurs, et rejetait également l’opinion de ceux qui prétendent que Dieu n’a pas garanti de toute erreur les écrivains sacrés qu’il a pris pour instruments.

Voilà où l’école rationaliste, par la critique purement documentaire, avait conduit ses victimes : plus d’inerrance biblique, non seulement dans les faits qui intéressent l’histoire, mais encore dans les dogmes qui fondent la doctrine.

L’École pratique de Jérusalem semble avoir été désapprouvée dans ses écarts par l’Ordre dominicain : le père Pègues écrivit au père Lagrange une lettre où il essayait de l’appeler à la vraie doctrine traditionnelle et de le rassurer contre la phobie des prétendues erreurs bibliques : « Comment expliquer les prétendues erreurs qu’on croyait découvrir dans l’Ecriture ? Comment répondre aux savants et que dire aux objections faites par eux ? La première chose à répondre, ce que l’Église n’avait cessé de répéter et que malheureusement on oublie trop de nos jours, c’est qu’entre les conclusions certaines de la science et les conclusions certaines de l’écrivain sacré il ne pouvait pas y avoir de contradiction » (p. 43-44).

Les vérités de la science, de l’histoire, de la théologie démontrées par les savants, ne sont point en contradiction avec nos Saints Livres. Ce sont les erreurs de la fausse science et ses systèmes nouveaux et éphémères, auxquels ne croient point ceux-là même qui les ont inventés, qui sont en contradiction avec nos Écritures. Et cette contradiction est à l’honneur de celles-ci.

C’est alors qu’apparurent les nouveaux travaux sur l’histoire des religions : La Revue du clergé français se donna pour tâche de vulgariser la nouvelle exégèse, parmi tout le clergé, et les anciennes revues se soumirent, pour la plupart, à la méthode de l’école large. Dès 1906, le père Witzel constatait, dans les Études franciscaines, restées alors fidèles à la Tradition, l’immense progrès de cette école.

Les années qui allaient suivre devaient apporter à la nouvelle école des adhésions plus décisives encore et spécialement celle du grand Corps enseignant, qui préside à la formation du clergé dans un si grand nombre de séminaires, les sulpiciens.

3.3 Auguste Brassac et Saint-Sulpice.

Vigouroux s’était acquis un grand renom en luttant pour la défense de la thèse traditionnelle, et s’en était fait l’apôtre à l’Institut catholique de Paris. Il l’incarna dans son Dictionnaire de la Bible. Derrière lui, la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice résista longtemps à la montée de l’erreur, mais il y avait un parti se disant d’avant-garde et qui aurait voulu entraîner M. Vigouroux dans son mouvement et, avec lui, le reste des professeurs. Or, toute la stratégie de cette avant-garde consista toujours à conseiller l’abandon des positions traditionnelles occupées par les troupes catholiques, en affirmant qu’elles étaient indéfendables. On allait de l’avant, mais si loin que, sans s’en apercevoir, on se trouvait en plein parmi les ennemis, fraternisant avec eux, acceptant leur mot d’ordre et on tirait sur les troupes catholiques en prétendant combattre avec elles.

C’est cette nouvelle méthode d’exégèse qu’Auguste Brassac allait introduire au Manuel biblique (Paris,Roger & Chernoviz, 1891, en collaboration avec Fulcran Vigouroux et Louis Bacuez). Elle consistait à exposer devant les élèves les objections des adversaires sans donner la réponse ou en laissant entendre qu’il n’y en avait pas. La grande autorité de la Revue biblique lui avait valu ce triomphe dans le compte-rendu que la Revue fit de son Manuel.

Cependant, ce Manuel fut condamné le 12 décembre 1923 pour les raisons mêmes qui, aux yeux de l’école critique, le rendaient digne de tout éloge. Voici, en effet, la liste des erreurs que lui reproche le document pontifical justifiant sa mise à l’Index :

1°) erreurs sur l’inspiration des Écritures et leur inerrance, spécialement dans les textes historiques, où l’on distingue entre la substance du récit et les détails ;

2°) erreurs sur l’authenticité et la vérité historique de plusieurs livree inspirés ;

3°) Erreurs concernant la méthode, car « négligeant trop l’exposition de la pure doctrine catholique, il propose d’un côté, avec indifférence, les arguments en faveur de l’opinion traditionnelle et, de l’autre, , il développe avec soin les raisons que propose la Critique, comme on l’appelle, pour mettre en valeur des opinions nouvelles, par un grand nombre de notes internes du texte, et il néglige de montrer l’insuffisance et la faiblesse de ces raisons »(p.51) ;

4°) erreurs d’interprétation,

5°) erreur de s’être rattaché à l’école large,

6°) erreurs nombreuses de détails.

Depuis une vingtaine d’années, on n’osait plus, en France, combattre ou dénoncer cette exégèse. Les autorités restées longtemps hostiles avaient fini par lui apporter leur adhésion.

Les Éudes franciscaines, si longtemps restées traditionnelles, se sont laissé gagner à leur tour, en accordant sympathie aux représentants les plus caractéristiques de l’école large.

Les Études elles-mêmes des jésuites, avec le père Teilhard de Chardin, après une longue résistance, semblent vouloir prendre la tête du mouvement évolutionniste, y compris grâce au Pithécanthrope, de Salomon Reinach, proclamé le grand ancêtre de l’humanité.

Depuis Mgr d’Hulst, les raisons apportées pour refuser l’inerrance à la Bible, en dehors des questions dogmatiques et morales, peuvent se ramener à deux :

– l’une négative, à savoir que l’Église ne s’est pas prononcée sur la question et qu’elle n’a pas de doctrine commune sur les points les plus contestés, intéressant les origines telles que les rapportent les récits de la Genèse ;

– l’autre positive, à savoir que les faits de la géologie et de l’archéologie sont en opposition manifeste avec ces récits de la Genèse et souvent avec les autres récits historiques de la Bible ; en conclusion de quoi, l’expérience ayant établi le non concordisme des récits bibliques avec l’histoire scientifique, il faut renoncer à soutenir la thèse de l’inerrance historique.

Les chapitres qui suivent, dans cette étude du père Hilaire de Barenton, répondent directement à ces objections fondamentales du libéralisme exégétique, en montrant que l’Église possède une doctrine vraiment traditionnelle sur la question des origines de l’homme, et que les découvertes scientifiques, au lieu de contredire cette doctrine, la montrent véritable et certaine.

Cette suite, qui n’est pas abordée dans le présent article, porte sur les origines religieuses selon les traditions chrétiennes et l’Écriture, le monothéisme primitif et la pluralité des noms divins, les patriarches bibliques et l’origine des peuples.

En fin de l’étude, Hilaire de Barenton conclura que contrairement aux affirmations de la pseudo-science allemande, les premiers chapitres de la Genèse ne sont pas des légendes sans valeur, mais qu’ils contiennent, comme en un germe fécond, les éléments condensés d’une véritable histoire, digne de Celui qui les a inspirés et dictés.


Annexes, documents justificatifs (donnés par H. de Barenton).

– Erarre humanum est : par ce nota, l’auteur a tenu à exprimer son respect, son estime et sa sympathie pour les hommes d’Église qu’il a cités et dont il a critiqué les options intellectuelles libérales à travers leurs écrits et enseignements ; il se dit persuadé qu’ils ont voulu servir l’Église avec zèle et bienveillance, malgré leur abandon de l’inerrance biblique.

– Interventions principales de la Commission biblique, de 1909 à 1923.

– Condamnation du Manuel biblique,

– Lettre du cardinal Merry del Val (1923).

Commentaire complémentaire à ce résumé.

Bien que maintenant presque centenaire (1924), le document résumé reste intéressant et d’actualité à plusieurs titres. En effet, au travers du sujet traité, on saisit bien les idéologies du XIXe siècle, origine des malheurs du XXe, et dont notre XXIe siècle est encore imprégné, toutes très hostiles au catholicisme.

Le saint pape Pie X a combattu ces doctrines résumées sous le vocable de modernisme (encyclique Pascendi Dominici gregis, 1907), dont théologiens, exégètes et enseignants furent les cibles privilégiées. Pour comprendre l’attitude irénique de ces ecclésiastiques français, pourtant dévoués à l’Église et de bonne volonté, d’autres causes non évoquées dans l’étude analysée peuvent être proposées, relativement au contexte social et politique du moment. En voici deux : Galilée et le Ralliement.

Galileo Galilei

Ce mantra inévitable, initié depuis les Lumières, a muté en « affaire Galilée » au XIXe siècle.

L’occasion était alors bonne pour le positivisme d’affirmer la supériorité absolue de la science comme forme de savoir, en reléguant la connaissance religieuse au statut d’une superstition.

Les circonstances étaient favorables pour jeter le discrédit sur une Église qualifiée d’« obscurantiste » et développer un anticléricalisme sectaire : l’ensemble provoquant dès lors chez les lercs crainte et complexes à la seule évocation du mot «science ».

Le Ralliement.

L’événement politique du Ralliement, propre à la France, à la fin du XIXe siècle, a également pu peser dans l’attitude du monde ecclésiastique français relativement au document recensé.

Le pape Léon XIII demanda aux catholiques français d’accepter la forme de gouvernement de la République laïque dans une volonté de pacification de l’affrontement entre la IIIe République et l’Église.

Préparé par le fameux toast d’Alger (1890) du cardinal Lavigerie, le Ralliement sera officialisé par l’encyclique Au Milieu des sollicitudes, du 16 février 1892, suivie le 3 mai par la lettre Notre Consolation après l’approbation du corps épiscopal français, ce qui entraînera l’adhésion majoritaire des élites catholiques.

Affirmant la prééminence du pouvoir spirituel de l’Église, le Pape souhaitait de la part des catholiques une acceptation du régime de la République en vue de préserver le bien commun de la Nation, et non pas l’acceptation d’une Législation, à combattre lorsque anticatholique ; mais l’agressivité antireligieuse des gouvernements français progressera jusqu’à la loi de séparation des Églises et de l’État (1905), hypothèse qui avait pourtant été explicitement rejetée dans l’encyclique ; il s’ensuivra une vive protestation du pape Pie X, successeur de Léon XIII.

Mais, par une funeste confusion dans l’interprétation de l’encyclique, le catholicisme français adoptera de facto les « valeurs » de la République, fondamentalement anticatholiques.

Un certain apaisement se manifestera lors de la Grande Guerre avec le comportement exemplaire des catholiques, une citation d’Étienne Gilson [ancien « poilu »de Verdun, décoré de la Croix de Guerre 1914-18] résumant bien la situation : « Qu’est-ce qu’un ministère d’union nationale ? C’est un ministère d’anticléricaux qui fait appel au dévouement des catholiques pour l’aider à tirer la France du péril où l’anticléricalisme l’a mise et, l’en ayant tirée, continuer de la persécuter. ».

Et force est de constater, encore au XXIe siècle, la prégnance de cette mentalité du Ralliement de la société française dans son rapport au politique, à commencer par la hiérarchie ecclésiale, attitude que Bernanos qualifiait de « grande peur des bien-pensants ».


Appendices (en appui à la thèse d’Hilaire de Barenton).

  1. Une âme privilégiée du XXe siècle, Maria Valtorta, a reçu de Jésus, pour notre temps, une critique de la théorie darwinienne, confirmant ainsi la thèse traditionnelle :

« Jésus dit : Un des points qui fait sombrer votre orgueil dans l’erreur […] est celui de la théorie darwinienne. Pour ne pas admettre l’existence de Dieu, qui dans sa puissance peut très bien avoir créé l’univers du néant et l’homme de la boue déjà créée, vous assumez la paternité d’une bête.

Ne vous rendez-vous pas compte que vous vous diminuez, parce que, pensez-y, quelque sélectionnée, améliorée, perfectionnée qu’elle soit dans sa forme et son instinct, et si vous voulez, même dans sa formation mentale, une bête sera toujours une bête ? […] Cela ne témoigne pas en votre faveur en ce qui a trait à votre orgueil de pseudo-surhommes. …

[…] Votre science me fait horreur. Vous avilissez l’intellect et, comme des fous, vous ne vous en rendez même pas compte. En vérité, je vous dis que beaucoup de primitifs sont plus humains que vous 3. »

À propos de la langue originelle du Nouveau Testament :

« Pour pouvoir dire que les écrits du Nouveau Testament sont tardifs (et donc fabriqués), il importe de dire a priori qu’ils ont été composés en grec. En effet, les manuscrits grecs posent de nombreux problèmes ; […] L’exégèse  »moderne » tient ces difficultés pour des preuves que les textes ont été composés tardivement…Cette logique conduit à avancer que le personnage historique de Jésus est lui-même une fabrication. C’est le but réel de l’apriori. […]Il est temps que les responsables de l’Église latine sortent de l’orbite de l’exégèse protestante allemande, elle-même enfermée dans les choix arbitraires qu’elle a faits.4. »


1 Hilaire de Barenton (Barenton, le 28 février 1864 – Paris, le 24 février 1946), de son vrai nom Étienne-Marie Boulé, est un père capucin, historien des langues du Proche-Orient.

2 HILAIRE de Barenton, ofmcap., « La Bible et les Origines de l’Humanité. Criticisme allemand et traditions chrétiennes » ;art.extrait de la Revue du Monde catholique, Paris, Arthur Savaète, 1924, pages 5 à 56. La pagination indiquée dans le texte est celle de l’édition en ligne :

http://www.liberius.net/livres/La_Bible_et_les_Origines_de_l_Humanite_000000706.pdf)

3 Maria VALTORTA, Les Cahiers de 1943, 20 déc. 1943, extrait des pages 575 & 576.

4 « L’héritage de l’exégèse allemande du 18e siècle», art. sans nom d’auteur, mis en ligne sur le site EECHO, le 30 janvier 2020 :

http://www.eecho.fr/lheritage-de-lexegese-allemande-du-18e-siecle/

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