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Par Dr Louis Murat
REGARD SUR LA CRÉATION
« Car, depuis la création du monde, les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil nu quand on Le considère dans ses ouvrages. » (Romains, 1, 20)
Les couleurs dans le mimétisme animal[1]
Dr Louis Murat[2]
Résumé : L’adaptation de leurs couleurs de peau permet à certains animaux de se dissimuler : c’est bien connu pour le caméléon, animal si lent à se mouvoir qu’il serait sinon sans défense. Mais un grand nombre de batraciens, poissons, méduses ont cette capacité mimétique. Ce sont des cellules colorées, les chromatophores qui, en s’étalant ou en se rétractant, modifient ainsi l’aspect de la peau. Un turbot posé sur un damier noir et blanc va reproduire ce damier : acte réflexe guidé par la vision. Mais cette faculté d’« homochromie » peut aussi être volontaire, comme dans les combats de céphalopodes : il ne s’agit plus de se dissimuler mais d’effrayer l’adversaire (par des couleurs étincelantes) ou de lui signifier sa victoire (par des teintes ternes). Il est évident qu’une faculté aussi prodigieuse que complexe (mettant en œuvre l’appareil visuel, le cerveau, des neurones et une quantité immense de cellules spécialisées) n’a pu qu’être programmée dès la création de l’espèce.
Certains animaux non seulement prennent la couleur des milieux qui les entourent, mais en outre peuvent modifier à leur goût leur couleur de la façon la plus favorable suivant les circonstances.
Il ne s’agit pas là d’un acte de haute intelligence de leur part, mettant en mouvement et dirigeant par une science profonde les appareils compliqués préposés à cette « homochromie facultative », mais bien d’une impulsion instinctive, réflexe ou volontaire, et due à la vague conscience d’arriver ainsi à un certain état de bien-être, d’atteindre un but utile. Comme pour toutes les fonctions de l’organisme, la nature prévoyante se charge de fournir ici à la créature les mécaniciens mystérieux, à la science consommée, qui feront fonctionner, sans nul souci pour l’être ignorant et maladroit, et toujours à ses ordres, l’admirable machine dont elle l’a doté.
Le mimétisme dû à l’homochromie facultative est donc un phénomène des plus remarquables. Assez nombreux sont les animaux que la nature a pourvus de ces appareils aux effets magiques. La vulgaire Rainette posée sur une feuille est colorée, comme cette dernière, d’un vert cru; mise sur un tronc d’arbre, elle devient grisâtre ou brune; près d’un objet métallique, elle prendrait un reflet bronzé ou doré.
Le Caméléon, cette espèce de lézard, si laid, si disgracié à d’autres points de vue, prend à volonté presque toutes les teintes de l’arc-en-ciel. Gris sur un rocher, il devient vert dans les herbes ou le feuillage des arbres; il passe ailleurs au brun, au bleu, à la couleur chair, suivant les objets qui l’entourent. Ces changements de coloration protègent l’animal très inoffensif et très craintif, en le dérobant à la vue de ses ennemis, et lui permettent de surprendre les insectes dont il se nourrit.
Les poissons plats : sole, carrelet, plie…, en agitant le sable avec leurs nageoires, s’enfouissent presque entièrement. Néanmoins ce moyen de protection ne suffirait pas à lui seul. Mais la couleur brune ou grise de ces animaux à la surface devient jaune dès qu’ils effleurent le fond et se confond dès lors avec celle du sable, dont il est très difficile de les distinguer.
Le Mérou peut changer de couleur presque instantanément suivant les fonds où il se repose. Ce poisson tacheté, jaune sur le sable, prend d’autres teintes très différentes sur les fonds rocheux, sur un lit de vase ou parmi les algues.
Le Mesonauta insignis, petit poisson de l’Amérique du Sud, un des plus jolis poissons d’ornement exotiques, importé depuis peu dans les aquariums d’Europe, passe brusquement du jaune au noir suivant le milieu[3].
Le Poulpe, sur les pierres sombres, a une teinte foncée. Souvent il rétracte ses bras, incurve son dos et ressemble à s’y méprendre à un vulgaire caillou. Il peut modifier sa couleur, du gris le plus terne au brun le plus vif.
On peut constater les mêmes changements de coloration opportuns chez la Tanche de nos étangs. On prend trois bassins remplis d’eau. Dans l’un on dépose des herbes vertes, dans l’autre de la poudre de charbon, dans le troisième de la craie blanche. On place dans chacun d’eux une tanche que l’on y laisse durant trois heures. Au bout de ce temps, on remet ensemble les poissons dans un bocal de verre et on constate que la première tanche s’est colorée d’une belle teinte vert bronzé, que la deuxième a pris une coloration foncée, très sombre, et que la troisième est devenue incolore. L’expérience réussit particulièrement bien avec des tanches jeunes.
Mêmes résultats rapides, avec un Turbot, surtout encore en voie de croissance. En 24 à 48 heures, il devient jaunâtre et ne se distingue plus du fond de sable de l’aquarium. Si on le transporte alors dans un autre récipient à fond de vase sombre, après avoir violemment tranché sur celui-ci par sa couleur claire, on le voit peu à peu s’assombrir, jusqu’à obtenir la teinte exacte de la vase. Autant de fois on renouvelle l’expérience, autant de fois on obtient le même résultat, et, chose remarquable, la transformation devient de plus en plus rapide; une première fois elle a lieu en deux jours, une deuxième fois en un jour, une troisième fois en deux heures[4]. Sur des fonds variés : sable, gravier, etc., il y a adaptation approximative des taches de couleur et de dimensions variables de la peau du turbot, à la somme totale de blanc et de noir du fond sur lequel l’animal repose.
Si on place le turbot au-dessus d’un fond constitué par un carrelage noir et blanc en damier, il adapte les taches de sa peau très remarquablement comme forme et dimensions à ce fond particulier, sans pouvoir toutefois, il va sans dire, imiter exactement la parfaite régularité du damier[5]. Les taches alternées et de forme quadrangulaire sont plus petites quand celles du damier ont un millimètre de côté que lorsque ces dernières ont un centimètre.
« Lorsqu’on dessine sur le fond de l’aquarium des ronds ou des carrés ou des bandes alternativement blanches et noires, on voit se dessiner sur la peau du turbot des ronds, des carrés ou des bandes. Les dessins ne sont évidemment pas, vu les dispositions anatomiques, de forme absolument géométrique, mais l’aspect général, comme le montrent les photographies de Sumner, est une reproduction assez fidèle des dessins du fond. »[6]
« Pouchet a montré que la vision joue un rôle essentiel dans ce phénomène de mimétisme, car les poissons rendus aveugles ne peuvent plus s’adapter au milieu. Aussi Loeb pense que l’accord entre le dessin et la coloration de la peau est déterminé par l’image rétinienne et par l’image optique cérébrale qui reproduit téléphotographiquement cette dernière. Il y a une sorte de transposition de l’image rétinienne sur la peau. »[7]
Les chrysalides du papillon Pieris rapœ, mises dans des boites peintes en noir, y prennent une teinte très sombre, dans des boites peintes en blanc une couleur blanchâtre. En liberté, elles sont blanches sur des murailles peintes à la chaux, rouges sur des briques foncées et noirâtres sur des bois goudronnés. La chenille d’un papillon de nuit, Noctua algœ, prend la couleur des lichens qu’elle fréquente, grise sur les Parmelia sextalis, et jaune sur les Cetraria juniperina.
Terminons cette étude du mimétisme par la description du magique appareil par le quel s’explique le mécanisme de l’homochromie facultative.
Divers céphalopodes pélagiques, notamment certains Calmars, Argonautes, Nautiles, Spirules, des Poulpes divers, etc., ont, ainsi que certains petits animaux terrestres, la surface du corps parsemée d’innombrables points colorés, organes très compliqués. Ces taches minuscules sont constituées par des cellules particulières contenant une multitude de grains de pigment. La matière colorante, formée par ces granulations microscopiques, peut se concentrer, par un mécanisme inconnu, en un point tellement réduit qu’elle disparaît ou s’étaler parfois brusquement, prenant alors la forme stellaire et auréolée et donnant au corps la couleur même des grains pigmentaires.
La juxtaposition et la superposition de ces cellules permettent une foule de combinaisons qu’envierait le peintre le plus habile dans l’art de broyer les couleurs. Les mouvements des grains colorés, sous l’influence du système nerveux, mouvements délicats et variés, sont-ils causés uniquement par une contractilité spéciale et globale des cellules entières – cellules étoilées à fibres rayonnantes – qui contiennent ces granulations ? Ne pourraient-ils être dus en réalité à des phénomènes gradués et nuancés d’attraction et de répulsion de nature électrique, comme l’est le courant nerveux lui-même qui met en mouvement les cellules et par suite, au moins indirectement, oriente et dispose ces grains pigmentaires. La science illimitée de l’Ordonnateur suprême a bien pu mettre ici en jeu de tels ingénieux procédés ? Les cellules qui constituent ces merveilleux appareils sont appelées des chromatophores. C’est par leur action que s’expliquent les changements subits de coloration dont nous venons de parler en particulier chez la seiche et le caméléon et les phénomènes plus lents d’homochromie chez beaucoup d’autres êtres.
Les chromatophores sont de diverses couleurs : noir, sépia, brun acajou, rouge, rose, jaune, violet, bleu. Sur un même animal, on trouve des chromatophores de la plupart de ces teintes.
Il en résulte que si l’animal vient à ouvrir ses chromatophores jaunes, par exemples, il paraît tout entier coloré en jaune ; si au contraire il ferme les jaunes et ouvre les rouges, tout son corps devient rouge. Ces changements sont très rapprochés, souvent instantanés et absolument subordonnés à la volonté de l’animal. Celui-ci peut prendre la teinte uniforme qui lui plaît ou donner à ses diverses régions des teintes différentes.[8] Il prend à son gré un aspect marbré ou veiné, choisit les couleurs les plus étincelantes ou les plus ternes, revêt une apparence translucide, etc…
Les déplacements des chromatoblastes ou grains de pigment, pour les adaptations aux divers milieux, en particulier, sont tantôt volontaires, tantôt réflexes et liées d’une façon apparemment préétablie aux fonctions du nerf optique. Elles sont dans ce cas sous la dépendance des excitations lumineuses directes. On voit combien l’appareil est complexe.
Les relations des chromatophores avec le système nerveux central sont en général si intimes que si l’on sectionne à la base du cerveau le nerf qui préside aux mouvements de ces organes, on les paralyse aussitôt. Ils se ferment tous.
On peut faire à ce sujet de curieuses expériences. Si l’on sectionne le nerf d’un seul côté du corps, ce côté devient incolore et l’autre continue à passer par toutes les nuances du jaune, du rouge et du noir, dénotant la fureur de l’animal. L’expansion et le retrait des chromatoblastes, et par suite les changements de coloration, ne se produisent pas, nous l’avons dit, chez les individus aveugles.
Cette propriété remarquable de modifier constamment leur teinte permet aux céphalopodes de se dissimuler parmi les fonds aux couleurs variées où ils circulent et par suite de se garantir de la vue de leurs ennemis par un écran de couleur.
Si le fond est jaune, sablonneux, avec de petits cailloux disséminés, de minuscules coquillages, des algues, etc., ils ouvrent leurs chromatophores jaunes, puis, de-ci de-là parsèment quelques plaques blanches, vertes ou noires.
S’ils se trouvent sur des rochers sombres, ils n’ouvrent que les chromatophores foncés ou ternes. Quel mystère que la possibilité pour l’être, qui se sent, du reste, étranger à la merveille, de choisir comme intelligemment dans la masse des chromatophores et des chromatosomes, ceux dont les nuances conviennent et s’harmonisent avec le but sans cesse changeant que l’animal poursuit. Derrière quel admirable mécanisme physique la souveraine Intelligence, directrice de la nature, cache-t-elle ici sa main?
L’animal exprime encore par ses chromatophores les passions les plus diverses, la colère, la crainte, la convoitise. C’est par leur action qu’il prend de superbes bandes colorées changeantes. C’est dans les espèces à peau fine, unie, blanche, satinée, chez les calmars en particulier, que ces transformations chromatiques s’exécutent avec toute leur splendeur. Lorsque quelque émotion trouble leur tranquillité, on voit leur corps se colorer d’innombrables taches circulaires, teintées d’outremer, d’orangé, de rose tendre, taches qui apparaissent tout d’abord sous la forme d’un pointillé, et s’élargissent ensuite jusqu’à centupler leur diamètre, puis se rétrécissent et s’effacent à nouveau. Lorsqu’on excite certains autres céphalopodes, ils se hérissent en quelque sorte et deviennent tout rouges. Telle est par exemple la Sepia Rondeleti d’ordinaire si transparente que son passage n’est guère trahi que par son ombre. Qu’un poisson carnivore la découvre, et s’approche d’elle, elle ouvre subitement ses chromatophores rouges ou bruns et se donne ainsi tout à coup un aspect effrayant, puis elle projette sur son agresseur intimidé le contenu de sa poche à encre. C’est bien, littéralement, lui jeter « de la poudre aux yeux » ! Le poisson cherche en vain dans le nuage d’encre sa proie déjà disparue.
Quand on irrite une seiche, son dos se hérisse de saillies marron d’un éclat métallique, à teintes cuivrées. Une lueur verdâtre se propage sur son corps, tandis que les globes oculaires brillent de reflets argentés, bleus, verts ou roses, et que les bords des membranes s’irisent.
Plus curieux encore sont les combats de certains céphalopodes entre eux. Les adversaires se parent, pour s’effrayer mutuellement, des plus étincelantes couleurs et passent, suivant les phases, les trêves, les reprises de la lutte, par les nuances les plus opposées. Toutes les fluctuations successives de leur mentalité se reflètent et se peignent sur la surface de leur corps. La fureur, l’angoisse, la timidité, l’audace se trahissent subitement dans leurs allures et leurs teintes.
Quand l’un des deux adversaires est enfin victorieux, son corps hérissé et gonflé resplendit des plus rutilantes couleurs. Maitre du terrain, il parade superbement avec des allures terribles. Le vaincu au contraire sent l’accablement de sa défaite et en confesse l’aveu. Signe de découragement et de renoncement à la lutte, il éteint ses chromatophores, se rétracte, se fait petit et, terne, insignifiant, s’efface, s’éloigne…
[1] Repris des Merveilles du Monde animal, Paris, Téqui, 1914, pp. 50-62.
[2] Auteur, en collaboration avec son frère le Dr Paul Murat, de publications scientifiques récompensées par l’Académie de Médecine et l’Académie des Sciences. A collaboré avec Albert de Lapparent, fondateur de la chaire de géologie à l’Institut catholique de Paris.
[3]Voir J. Pellegrin, « Un poisson caméléon », in Rev. Gén. des Sciences, 1912, p. 6.
[4] B. Coupin, L’Aquarium d’eau douce, Baillière éditeur, 1893.
[5] Voir les figures d’après nature dans La Science au XXe siècle, 15 janvier 1912, p. 7.
[6] Rev. scient., 13 juillet 1912.
[7] Loeb, Centralblatt für Physiologie, Band XXV, 1912.
[8] Joubin, Conférence à la Société zoologique de France, 1897.