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Par le Dr Philippe Decourt
La vaccination contre la rage1 (1ère partie)
Résumé : En examinant par le menu les premiers pas du vaccin de Pasteur contre la rage, le Dr Philippe Decourt atteint ici deux objectifs. Le premier est de ramener la stature de Pasteur à de plus justes proportions : Pasteur fut là surtout un maître en matière de « communication ». Le second objectif du Dr Decourt est de montrer comment le succès du vaccin repose sur des erreurs de raisonnement, voire sur la fraude, ce qui n’est pas sans soulever de graves interrogations, même si le vaccin de Pasteur fut très rapidement abandonné.
A l’Académie des sciences, le 26 octobre 1885, Pasteur fit un très long exposé intitulé : Méthode pour prévenir la rage après morsure, où il déclarait avoir pour la première fois traité préventivement un être humain mordu par un chien enragé, et l’avoir ainsi empêché d’être malade. Aussitôt un académicien, Vulpian, assure que la rage « a enfin trouvé son remède », que Pasteur « n’a eu, dans cette voie, aucun autre précurseur que lui-même », qu’il a créé une « méthode de traitement à l’aide de laquelle on peut empêcher à coup sûr le développement de la rage chez l’homme mordu récemment par un chien enragé ». Immédiatement le président de l’Académie, Bouley, déclare qu’il « se fait un devoir » de s’associer aux propos de Vulpian et ajoute que « la date de la séance qui se tient ici en ce moment restera à jamais mémorable dans l’histoire de la médecine et à jamais glorieuse pour la science française, puisqu’elle est celle d’un des plus grands progrès qui ait jamais été accompli dans l’ordre des sciences médicales… ».
Le lendemain Pasteur répéta son exposé à l’Académie de médecine dont le président dit aussitôt que cette date du 27 octobre « restera comme l’une des plus mémorables, si ce n’est la plus mémorable, dans l’histoire des conquêtes de la science et dans les annales de l’Académie ». Grâce à une publicité remarquable, l’enthousiasme de ces propos s’est propagé jusqu’à nos jours. Nous allons voir qu’il était pour le moins prématuré.
Tout d’abord l’affirmation de Vulpian, d’après laquelle Pasteur « n’a eu dans cette voie aucun autre précurseur que lui-même », est fausse. Il y a douze ans [en 1974], dans les Archives internationales Claude Bernard, j’ai rappelé les origines de la vaccination contre la rage. Je regrette de ne pouvoir en citer maintenant que quelques points essentiels.
On vient de fêter avec éclat le centenaire de la communication de Pasteur d’octobre 1885. Il aurait eu le premier l’idée « géniale » de traiter la rage chez l’homme et les animaux en profitant de la longue période d’incubation qui sépare le moment des morsures des premiers symptômes, pour vacciner ainsi préventivement contre une maladie déjà inoculée. L’idée est bien « géniale », mais elle n’est pas de lui. Pasteur est parti des travaux de Victor Galtier (professeur à l’Ecole vétérinaire de Lyon), travaux qu’il connaissait bien. En 1879, Paul-Henri Duboué avait expliqué la grande durée de l’incubation de la rage par l’hypothèse que « le virus rabique s’attache aux fibrilles nerveuses mises à nu par la morsures et se propage jusqu’au bulbe ». Cette théorie s’est révélée plus tard parfaitement exacte. La même année, Galtier eut une idée alors tout à fait neuve basée sur les principes suivants :
1. La rage n’est dangereuse que lorsque le virus (encore inconnu) a pénétré dans les centres nerveux. Elle aboutit alors fatalement à la mort.
2. La période d’incubation est très longue parce que le virus se propage très lentement du point d’inoculation aux centres nerveux. Si, en agissant par voie générale, on pouvait faire naître une immunité dans le cerveau après morsure, mais avant que celui-ci soit atteint par le virus, on pourrait sans doute empêcher l’éclosion de la maladie. Ainsi, paradoxalement, il tente d’obtenir un traitement curatif par un moyen préventif.
Il ne se contente pas d’en donner l’idée, il s’efforce de la réaliser. Dans une communication présentée à l’Académie des sciences le 25 août 1879 (entendue et lue par Pasteur), Galtier déclare qu’il a entrepris des recherches dans cette voie. La rage étant incurable quand elle est apparue « à cause des lésions qu’elle détermine dans les centres nerveux [je souligne], j’ai pensé que la découverte d’un moyen préventif efficace équivaudrait presque à la découverte d’un traitement curatif… ».
On ne peut citer ici toutes les expériences de Galtier. L’une des plus intéressantes est l’inoculation du virus rabique dans un nerf périphérique : il reproduit ainsi la marche naturelle de la propagation du virus jusqu’aux centres nerveux. Il a créé le premier vaccin efficace contre la rage, confirmant ainsi son hypothèse initiale. Son contemporain vétérinaire Arloing (dans son livre très connu, Les Virus) écrit que dès 1880 « M. Galtier s’apercevait qu’on rendait la chèvre et le mouton réfractaires à la rage par une ou deux abondantes injections [dans le sang] du virus puisé de préférence dans les centres nerveux… Aussi, à l’occasion, propose-t-il d’utiliser le bulbe rachidien d’un chien enragé qui aura mordu les animaux d’un troupeau, à prévenir le dommage dont le propriétaire est menacé ». Il constate aussi les grandes différences existant dans la virulence et l’immunité suivant les espèces animales. Parmi les faits particulièrement importants pour les recherches ultérieures, il montre que « la rage du chien est transmissible au lapin qui devient de la sorte un réactif commode et inoffensif pour déterminer l’état de virulence ou de non-virulence des divers produits provenant d’animaux enragés » ; que « la période d’incubation est plus courte chez lui que chez les autres animaux », ce qui rend son emploi d’autant plus précieux pour établir l’existence ou non de la rage ; que les inoculations en série de lapins augmentent la virulence de la souche rabique.
Un jeune médecin, Emile Roux, reprend les recherches de Galtier et, en 1883, consacre sa thèse de doctorat à de Nouvelles acquisitions sur la rage. C’est Roux qui mit au point le procédé d’inoculation intracérébrale après trépanation. La méthode d’atténuation d’un virus par le « vieillissement in vitro », préconisé par Peuch, de l’école vétérinaire de Toulouse, était déjà bien connue pour la vaccination contre la clavelée (ou « variole des moutons »).
C’est Roux encore qui, dans le même but, utilisa des tubes larges à double ouverture, en desséchant et faisant vieillir les moelles de lapins avec la potasse placée dans le fond des tubes. Ce sont ces procédés que Pasteur utilisera en imitant les travaux de Roux qui travaillait dans son laboratoire. Dans sa récente et excellente Histoire de la rage, notre collègue Jean Théodoridès écrit que la méthode utilisée par Pasteur au laboratoire « est issue directement des travaux de Galtier sur la rage du lapin », et plus précisément des techniques de Roux. Mais celui-ci ne fut pas d’accord avec Pasteur pour son premier essai d’application chez l’homme parce que cet essai était trop précoce, l’innocuité n’étant pas certaine. C’est pourquoi la Note d’octobre 1885 fut présentée par Pasteur sans la signature de Roux. L’avenir montrera que Roux avait raison.
Quelle était la valeur exacte de cette communication si célèbre qu’on en a fêté le centenaire ? Comme à son habitude (voir par exemple les études sur les maladies des vers à soie dans AICB n°2 ; celle sur l’origine des vaccins modernes dans AICB n°5), Pasteur utilise les faits établis par d’autres et leurs idées sans en citer les auteurs. C’est pourquoi Vulpian déclare que Pasteur « n’eut pas d’autre précurseur que lui-même ». Près d’un siècle plus tard l’auteur d’un livre sur Pasteur écrit : « Pourquoi Pasteur se décide-t-il à étudier le microbe de l’hydrophobie ? L’énigme demeure entière. » Un autre écrit : « Pourquoi Pasteur s’intéressera-t-il à la rage ? On dit qu’une scène de jeunesse l’avait marqué » parce qu’il aurait vu un chien enragé. Comme la quasi-totalité des auteurs aujourd’hui, ils ignorent que Pasteur s’est intéressé à la rage et à sa vaccination simplement en écoutant à l’Académie des sciences et en lisant les travaux de Galtier.
Ou encore ensuite dans le sujet principal de l’exposé : un enfant de neuf ans, Joseph Meister, fut « sauvé » par Pasteur grâce à sa « méthode pour prévenir la rage après morsure » (c’est le titre de sa communication) alors qu’il était, dit-il, « exposé presque fatalement à prendre la rage ». Première question : le chien qui l’avait mordu était-il enragé ? Personne n’en sait rien car aucune inoculation, seul moyen de le montrer, n’a été faite. On se contenta de tuer l’animal et de faire une autopsie. On a seulement trouvé des débris de bois et autres détritus végétaux dans l’estomac, ce qui suffit, pour Pasteur, à dire que l’animal était enragé.
Or tout le monde a vu des chiens bien portants s’amuser à réduire un bâton, une branche, en débris qu’il ingurgite, au point qu’à la fin, souvent, il n’en reste plus rien. Non seulement ce n’est pas une preuve de rage mais au contraire un argument de probabilité contre la rage à cause des spasmes de la gorge s’opposant généralement à la déglutition, même d’un liquide, d’où le nom d’hydrophobie donné autrefois à la maladie. Peter le fit remarquer à l’Académie de médecine (11 janvier 1887) : « Autrefois, vous vous le rappelez, tout chien dans l’estomac duquel on trouvait des corps étrangers : bois, pailles, etc.., était réputé enragé ; cette preuve est abandonnée. » De plus le chien de Meister n’a transmis la rage à personne.
Pasteur fait ensuite une énorme, une incroyable erreur de raisonnement scientifique. On sait depuis longtemps qu’un chien enragé ne transmet la maladie que dans une petite minorité des cas. Pasteur lui-même a déclaré qu’en moyenne 16% seulement des personnes mordues par un chien sûrement enragé contractent la rage, soit environ une fois sur six. L’éminent spécialiste de la rage à l’Institut Pasteur, Pierre Lépine, cite une statistique de Babès : la mortalité est la plus grande en cas de morsure de la face (à cause de la proximité du système nerveux central), mais s’abaisse à 15 % pour les morsures du tronc ou des extrémités, et entre 5 % et 3% quand les morsures ont été faites à travers des vêtements. Les morsures du jeune Meister étaient relativement les moins graves. Il n’avait pas été mordu à la face, mais à l’extrémité de la main droite, aux cuisses à travers son pantalon et à la jambe. Le risque était donc compris entre 15 % et 3 %, approximativement huit ou neuf chances sur dix pour que sans traitement la rage ne se déclare pas, même si le chien avait été enragé.
Galtier avait montré que la possibilité d’immuniser contre la rage variait beaucoup d’une espèce animale à une autre. Le premier essai dans l’espèce humaine faisait entrer dans l’inconnu. C’est pourquoi Roux avait été en désaccord avec Pasteur. Il est stupéfiant de voir qu’une conclusion est donnée à une expérience portant sur un seul cas négatif, et alors – en prenant la statistique donnée par Pasteur lui-même – que la transmission de la rage n’existait que dans 16% des cas. Et l’on parle déjà à ce moment de guérison « à coup sûr ». Aussi Peter a-t-il tout à fait raison de dire plus tard à l’Académie de médecine :
« Comment, vous Monsieur Vulpian, vous médecin, n’avez-vous pas vu que le cas du petit Meister ne prouve rien, un seul cas étant de nulle signification en thérapeutique ; et le petit Meister pouvant bénéficier d’ailleurs des cinq chances sur six que nous avons de ne pas devenir enragé après morsure rabique. »
Le second cas traité par Pasteur, un jeune berger de quinze ans, nommé Jean-Baptiste Jupille, est aussi célèbre que le premier. Mais s’il est peu probable que le chien ayant mordu Meister était enragé, celui qui mordit Jupille ne l’était certainement pas. Jupille se promenait dans la campagne avec six petits enfants dont les cris attirèrent un chien qui n’était nullement menaçant. Assez sottement pour qui connaît les réactions normales des chiens, Jupille voulut l’éloigner en « s’élançant » (c’est Pasteur qui l’écrit) directement vers lui et en brandissant un fouet. Le chien menacé se défendit en mordant la main de Jupille. L’agresseur ne fut pas le chien, mais l’homme. Jupille attacha la gueule du chien avec la mèche de son fouet et, avec l’aide des enfants, le malheureux animal fut noyé dans un ruisseau voisin. Aucun symptôme de rage connu dans la région. Aucune agressivité spontanée du chien. Dans le grand traité de thérapeutique clinique de l’époque moderne, Paul Savy résumé les indications données par Remlinger , directeur d’un institut Pasteur, grand spécialiste de la rage, dans le cas où le chien mordeur est mort : S’il est atteint de rage confirmée évidemment, mais aussi dans le cas où il a une maladie indéterminée, ou si le chien a disparu ou est inconnu, dans tous ces cas le traitement antirabique doit être institué « sauf toutefois si le mordu a provoqué l’animal en le menaçant ou en marchand sur lui ». Or c’est exactement ce qu’avait fait Jupille. La morsure est alors si peu considérée comme un signe de rage qu’on ne trouve même pas nécessaire de vacciner la personne mordue. Le prétendu « résultat » de la vaccination de Jupille n’avait donc aucune valeur démonstrative de son efficacité. Pourtant cet épisode fut aussitôt utilisé pour la publicité de la méthode. Rarement une observation a été aussi largement exploitée. Jupille était arrivé dans le laboratoire de Pasteur le 20 octobre 1885. Le 26 octobre Pasteur racontait déjà son histoire à l’Académie des sciences alors que le traitement n’était commencé que depuis six jours et que son résultat eût été de toute façon imprévisible. Le 27 octobre Pasteur répétait sa communication devant l’Académie de médecine.
Deux jours plus tard, le 29 octobre, Pasteur raconte l’histoire de Jupille à l’Académie française en demandant que celle-ci réserve un prix de vertu pour le courage qu’il avait montré devant un chien enragé. Dans toute la France, dans les pays étrangers, l’opinion publique fut remuée par l’annonce de si brillants résultats du traitement contre la rage et trois jours seulement après sa communication à l’Académie française, des « mordus » commencèrent à affluer dans le laboratoire de Pasteur. Ce prétendu succès du traitement de Jupille n’a pas la moindre base scientifique. Il est resté pourtant l’une des « preuves » les plus souvent citées de la valeur de la méthode et l’une des images les plus populaires et les plus glorieuses de la légende de Pasteur. Aux visiteurs de l’Institut Pasteur on montre d’abord un monument élevé près de la porte d’entrée représentant Jupille luttant contre un chien « enragé ». Voilà comment l’histoire est falsifiée.
Le traitement de Jupille eut un énorme retentissement. Dans un très long article publié plus tard en anglais et en français dans des revues non scientifiques à grands tirages, Pasteur écrivit : « Tout Paris se passionne pour cette seconde tentative. Dans la presse, dans les salons, dans les cafés jusque sur nos trottoirs, chacun disait son mot… » Après cette sensationnelle publicité, de France, de l’étranger, arrivèrent une multitude de gens mordus par des chiens.
Le 1er mars 1886, Pasteur publia une première statistique. Des 350 premiers cas traités il tirait cette conclusion : « On peut affirmer que la nouvelle méthode a fait ses preuves. » Mais, en dehors de Meister et Jupille, le début du plus ancien traitement datait de moins de quatre mois et les autres beaucoup moins puisque certains étaient encore en cours de traitement. Or la période d’incubation de la rage chez l’homme est très longue. Le plus souvent elle dure plusieurs mois, parfois près d’un an. Cette statistique de Pasteur et sa conclusion étaient donc sans valeur puisque l’on ne pouvait pas encore connaître les résultats.
Le 2 novembre 1886 (soit un an après sa première communication) Pasteur annonça qu’il avait traité 2 490 personnes dont 1 726 de France et d’Algérie. De ce dernier chiffre il tire une conclusion stupéfiante. Dix traités sont morts de la rage.« 10 morts sur 1700, dit-il, 1 pour 170, tel est pour la France et l’Algérie le résultat de la méthode dans la première année ».
Cette statistique a le même défaut que la première : les résultats ne peuvent être connus pour un grand nombre de traitement datant de moins de quelques mois. Mais surtout, parmi tous ces gens mordus, combien l’avaient été par des chiens enragés ? Personne n’en sait rien. Pasteur raisonne comme si les 1700 arrivés dans son laboratoire avaient tous été mordus par des chiens sûrement enragés. Or infime, certainement, était le nombre de cas où l’on ne s’était pas contenté de tuer le chien rapidement, mais où l’on avait pris soin d’en prélever d’abord le bulbe (ce qui n’est pas simple pour des personnes non habituées), puis de trépaner deux lapins pour les inoculer, puis de les conserver en surveillant l’apparition éventuelle de la rage. Avec un seul chiffre connu on ne peut pas établir un pourcentage. C’est une erreur de raisonnement type.
De plus, Peter soutenait que tous les morts de la rage après inoculation du vaccin n’étaient pas comptés par Pasteur. On en eut un exemple précis quand le père d’un enfant de douze ans, mort après traitement, déposa plainte, le 27 novembre 1886, contre « l’institut de M. Pasteur ». Le médecin de l’état civil avait refusé le permis d’inhumer. Le procureur de la République chargea le professeur de médecine légale, Brouardel, de faire l’autopsie et d’établir la cause de la mort. C’était un ami de Pasteur. Etaient présents plusieurs autres médecins dont Adrien Loir, neveu de Pasteur qui le représentait officiellement en son absence – Loir fut chargé d’extraire le bulbe et la moelle de l’enfant, les porta à Roux qui les inocula lui-même à deux lapins. Ceux-ci moururent de la rage dans les délais habituels. Loir les montra à Roux et Brouardel qui, après discussion, décidèrent de dissimuler le résultat. Bien que « médecin expert au Palais », parlant donc sous serment, Brouardel déposa un rapport à l’autorité judiciaire affirmant faussement que les animaux inoculés étaient restés vivants et en bonne santé. Dans un très long exposé à l’Académie de médecine (11 janvier 1887), il conclut que « les résultats négatifs des inoculations » démontrent que l’enfant n’est pas mort de la rage. Ce fut le Dr Loir lui-même qui révéla plus tard la vérité. Quand Peter faisait le diagnostic de rage, Pasteur se fâchait, déclarant chaque fois : « les paroles qui viennent d’être prononcées sont pour moi comme nulles et non avenues », et il prétendait que Peter était « incompétent », ce qui était un comble car Peter était reconnu comme un excellent clinicien, ce que Pasteur n’était nullement.
Il y eut d’autres observations douteuses, et des cas de transmission de la rage à l’homme par les inoculations de la rage du lapin, des sujets qui ne seraient pas morts s’ils n’avaient pas été « vaccinés ». Ce n’était pas étonnant : en injectant un matériel « vivant » dont la virulence n’était pas toujours régulière, la technique était très délicate. Peter l’avait fait remarquer : « Il n’en est pas des êtres vivants comme des réactifs de la chimie . »
En 1887, Peter déclara que la mortalité par la rage en France n’avait pas diminué depuis l’application de la méthode pasteurienne sur une très large échelle. J’ai vérifié. De 1850 à 1876, en vingt-sept ans, le nombre total des cas de rage en France fut de 770, soit une moyenne de vingt-huit cas et demi par an. Pendant le première année qui suivit le début des vaccinations il y eut, dit Pasteur, dix cas de rage chez des vaccinés. Il faut y ajouter deux cas de rage après vaccination qu’il n’a pas comptés dans sa statistique parce que, dit-il encore, le traitement fut commencé trop tardivement. Il y eut dix-sept cas chez des non-vaccinés. Au total : vingt-neuf cas de rage dans l’année, exactement comme la moyenne des vingt-sept années antérieures. Une fois de plus Peter avait dit la vérité.
Contrairement à ce que l’on croit habituellement les vaccins modernes ne furent pas créés par Pasteur mais par Toussaint, professeur à l’école vétérinaire de Toulouse. Dès 1880 il publia trois méthodes générales de vaccination : 1. Le chauffage de la matière virulente à 55 degrés ; 2. Une grande dilution ; 3. L’inactivation de la virulence par un antiseptique . Utilisées d’abord contre une maladie presque disparue aujourd’hui mais alors très répandue, le « charbon », elle ont été le principe de presque tous les vaccins créés depuis. Toutes trois furent utilisées pour la rage. En 1887, Högyes prépara un vaccin avec le matériel rabique dilué de 1/10 000 à 1/100. A la même époque, en Roumanie, Babès commença à préparer le vaccin en chauffant la matière virulente à 56 degrés. Un progrès décisif fut accompli quand Fermi, en 1908, appliqua exactement la troisième méthode de Toussaint : même principe (produit virulent « tué » ou « inactivé » par une antiseptique) – même produit (acide phénique) – même concentration (1%). Rapidement le vaccin de Roux et de Pasteur fut abandonné au profit de Toussaint-Fermi dont les avantages étaient nombreux et considérables. Tout d’abord, le virus étant « tué », tout risque de transmettre la rage disparaissait. Il était nettement plus efficace. Les traités n’étaient plus obligés d’aller dans un centre spécialisé (où il fallait créer en permanence des moelles de lapins à différents stades de virulence). Le vaccin pouvait être mis en ampoules, conservé, expédié à un médecin sans compétence particulière comme un médicament ordinaire. Il suffisait d’un nombre bien moindre d’injections.
En 1935, l’Organisation d’hygiène de la Société des nations a publié la proportion des différents procédés utilisés dans le monde jusqu’à cette époque. Sur 304 525 sujets traités contre la rage :
– 38 659 l’ont été par des moelles desséchée (méthode du vieillissement de Roux et Pasteur qui avait été utilisée au début) ;
– 207 254 par des vaccins utilisant l’une des méthodes de Toussaint (dont 47 814 par des vaccins chauffés et 159 440 par des vaccins phéniqués).
En 1935, la méthode dite de Pasteur, dangereuse et d’une efficacité irrégulière ou douteuse, était déjà depuis longtemps considérée comme périmée. Au moment du premier essai chez l’homme Pasteur pouvait-il affirmer que sa méthode protégeait contre la rage « à coup sûr », comme le déclara Vulpian le même jour ? En 1937, à l’Institut Pasteur, Pierre Lépine et Sauter ont fait des essais dans des conditions rigoureuses : les lapins vaccinés avec les moelles desséchée n’ont été protégées que dans la proportion de 35 %.
A la suite de cette communication, la question suivante fut posée : l’absence de rage après les inoculations de Meister et Jupille démontre-t-elle l’inocuité de la méthode ? On se rappelle que Roux n’avait pas voulu s’associer aux premiers essais de l’application du vaccin contre la rage (dont il était pourtant le principal créateur) parce qu’il estimait cet essai prématuré et dangereux. Galtier avait déjà montré qu’il existe de grandes différences dans les réactions des diverses espèces animales à la rage et à la vaccination. Le plus grave était que ces différences sont imprévisibles. Par exemple le passage de lapin à lapin augmente la virulence de la rage ; au contraire le passage de singe à singe en diminue la virulence. La méthode de vaccination de Galtier, efficace chez les moutons et les chèvres, est inefficace chez les chiens. Dans ces conditions on comprend l’inquiétude de Roux avant d’inoculer à l’homme la rage des lapins.
On ne pouvait pas savoir si une méthode efficace chez les chiens pourrait l’être dans l’espèce humaine. Pasteur avait passé outre aux objections de Roux.
1 Extrait de « Comment on falsifie l’histoire : le cas Pasteur » (Archives Internationales Claude Bernard, 1989, disponible à DPF, BP 1, 86190 Chiré-en-Montreuil).