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Par Laurent Fontaine
Edgar Morin contre Descartes1
Résumé : Pour continuer d’éclairer l’humanité, la science devrait intégrer l’éthique dans son approche. Sinon, affirme Edgar Morin, nous avancerons en aveugles. Depuis près d’un demi-siècle, sociologue influent, Edgar Morin scrute aussi les sciences. La sur-spécialisation en science devient une menace pour le développement de la connaissance, affirme ce directeur de recherche émérite au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), au terme d’une traversée qui lui a fait fréquenter l’anthropologie, la philosophie, la physique et la biologie. En outre, son mariage avec la technologie et la finance pourrait plonger la science dans une crise profonde.
Québec Science : Vous semblez inquiet pour l’avenir de la science.
Edgar Morin : Nous vivons une époque paradoxale. À l’ère de l’information, les savoirs prolifèrent, mais nous voyons que partout la connaissance se dégrade. On en sait plus dans tous les domaines. Mais plus il y a de connaissance, moins il y a de sagesse, comme si nous ne parvenions plus à tirer le sens de l’ensemble. On le voit partout, dans les sciences de la vie, les biotechnologies, etc. Pour en sortir, nous devons retrouver une manière de réintégrer la complexité dans l’approche scientifique, de relier les connaissances entre elles.
Q.S. : Citant le philosophe allemand Martin Heidegger, vous dites même que la science est entrée dans une nuit profonde. D’où vient cette crise ?
E.M. : Elle plonge ses racines au XVIIème siècle, à l’époque où Descartes a posé les fondations de la science moderne. Le premier principe que le philosophe français a établi, c’est que la science doit s’occuper des objets (de là son « objectivité »), du monde et des étendues, tandis que tous les problèmes de l’esprit et du sujet humain relèvent de la métaphysique.
Descartes a aussi posé comme principe que la science est par nature « amorale » – ce qui lui a permis de s’extraire du champ des passions politiques et religieuses dont elle était prisonnière. Elle se situe explicitement en dehors des jugements de valeur, du bien et du mal. Elle suit sa propre règle : connaître pour connaître ne peut être que bon. Avec ces deux principes, la science a pu assurer son propre développement. Mais elle a aussi évacué l’éthique de son champ d’action parce que, pour considérer l’éthique, il faut considérer le sujet; c’est-à-dire un être ayant une certaine autonomie, une certaine conscience et une certaine réflexivité.
Deux autres principes ont permis à la science moderne d’émerger : le déterminisme – les lois de la nature sont immuables, telle cause provoque tel effet -, et la simplification ou la réduction, c’est-à-dire l’idée que, pour comprendre le tout, il suffit d’en comprendre une partie. Donc en fractionnant le champ de la recherche, on peut mieux connaître. Ces quatre principes ont permis à la science de s’épanouir. Mais depuis la révolution de la physique contemporaine et le développement extraordinaire des connaissances, au fil du XXème siècle, ces fondements sont ébranlés.
Q.S. : Que voulez-vous dire ?
E.M. : Les principes qui fondent la science moderne nuisent aujourd’hui à son développement, et par là même à une vision globale, unifiée, de l’homme et de la nature. La révolution de la physique quantique, avec ses particules aux comportements aléatoires, a forcé les gens de science à voir le monde différemment. Nous savons désormais que le désordre et l’ordre cohabitent, là où les scientifiques ne cherchaient qu’ordre. Cela signifie notamment que les déterminismes ne fonctionnent pas absolument. De même, de nouvelles connaissances comme l’écologie nous apprennent que le tout possède des propriétés que les parties n’ont pas. On ne peut donc plus seulement simplifier pour comprendre, ni seulement fractionner les problèmes pour saisir les phénomènes dans leur ensemble. Il faut développer une approche systémique. Enfin, en éliminant l’éthique de son champ, la science en est arrivée à « ne pas penser » – selon les mots d’Heidegger.
1 Repris de Québec Science (mars 2001).