Un nouveau regard sur la théologie

Par Mgr André Mutien Léonard

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Un nouveau regard sur la théologie1

Résumé : Comme toutes les disciplines, la théologie a eu tendance à se replier sur quelques théories spécialisées, en négligeant tout ce qui la rattache aux multiples aspects de la vie humaine. Sans doute influencée par la culture profane, elle tend à esquiver ou à minimiser le problème du mal, considéré comme seulement subjectif, ou comme irréel. Mgr Léonard propose tout à l’inverse de reconnaître, à la lumière du Christ en croix, toute la réalité du mal, mais – en même temps, à la lumière du Christ glorieux – d’affirmer l’existence d’un monde supérieur, plus réel encore que le monde visible. Cette approche, au demeurant assez classique chez les penseurs chrétiens, est toutefois suffisamment rare au sein de l’épiscopat contemporain pour être signalée ici.

Il me semble que la théologie, telle qu’elle est pratiquée actuellement, s’est trop enfermée dans une analyse critique, bien sûr à la lumière de la Révélation, mais une analyse critique de phénomène de société ou de dimension de l’existence humaine ; qu’elle s’est trop confinée dans une approche réflexive et anthropocentrique, et qu’il y a toute une série de domaines qui échappent à son regard et qui sont – car ils correspondent à des interrogations réelles – récupérées par d’autres manières de penser, pas toujours les plus heureuses. Par exemple le divorce entre théologie et spiritualité, le divorce entre théologie et sainteté – les théologiens ne sont pas toujours des saints ! – le divorce entre théologie et métaphysique, parfois même le tiraillement entre la théologie et les perspectives ouvertes par certains scientifiques.

Il y a actuellement, et c’est très beau, des scientifiques qui posent des questions métaphysiques très audacieuses, qui ne les résolvent pas sur le terrain de leur science, mais qui dans le prolongement de leur réflexion posent des interrogations métaphysiques. Ce fossé est, je pense, à combler.

M’étant intéressé comme philosophe, comme métaphysicien, à toute une série de questions métaphysiques, j’ai peut-être été amené par les hasards de ma vie, ou par la Providence, par la rencontre de quelques grands théologiens, à souhaiter un nouveau regard sur la théologie et de la théologie.

Le problème du mal :

La vision unifiée du Christ comme étant celui qui prétend à la divinité, qui meurt dans le silence de Dieu, puis ressuscite dans la gloire, m’a paru très éclairante pour toucher un problème qu’il était inévitable de traiter dans un cours sur les raisons de croire, donc dans une démarche apologétique : la question du mal.

Jusqu’alors, j’avais lu quelques ouvrages sur cette question, notamment sur le plan philosophique. Etienne Borne avait écrit un petit ouvrage sur le problème du mal où il dénonçait déjà la réduction esthétique du mal ou la réduction éthique du mal, qui consiste à ramener le problème du mal uniquement à une affaire morale ou à une affaire d’équilibre du cosmos. J’avais été jadis impressionné par la manière souvent très réductrice, aplatissante à mes yeux, dont on interprétait le célèbre dogme du péché originel. J’avais notamment réagi intérieurement, malgré la sympathie extrême que j’ai pour l’homme et sa pensée, à un livre du Père Gustave Martelet : Libre réponse à un scandale qui, à mes yeux, réduisait la gravité du mal. La mort de Jésus en croix – et déjà avant cela, ses larmes devant la tombe de Lazare (« et Jésus pleura ») – la mort de Jésus en croix dans la détresse, ou l’angoisse, ou l’effroi comme disent les synoptiques, nous enseigne que le mal est ce qui n’aurait pas dû être ; il nous faut être méfiants à l’égard d’un regard philosophique ou théologique sur le mal, qui le justifie ou qui l’apprivoise prématurément.

Des explications minimisantes du mal :

Par exemple : dire que le mal fait simplement partie des lois de la nature, qu’il est lié de loin à ce qu’on appelle, le second principe de la thermodynamique, à savoir que dans un système fermé l’énergie va en se dégradant et que, par conséquent, il est inévitable que ces organismes que nous sommes paient leur facture à l’entropie croissante ; dire cela, c’est raisonner comme des stoïciens qui, devant la mort d’un enfant, disaient : « Je savais qu’il était mortel ! ».

Donc, on se réconcilie avec le mal, on admet qu’il fait partie des lois de la nature.

Dans un sens, c’est vrai, je dirais que les lois de la nature telles qu’elles sont, l’univers tel qu’il est maintenant, rendent le mal inévitable, il en fait partie.

On justifie aussi fréquemment le mal en invoquant l’ordre total de la création. Pour la gazelle, c’est dramatique d’être mangée par le lion, c’est dramatique pour elle, mais sa mort fait partie de l’équilibre général des espèces animales.

Hegel propose, quant à lui, une explication esthétique : ce que nous appelons le mal n’est que la zone d’ombre indispensable à l’harmonie globale du réel. Dans un tableau réussi, on ne peut pas trouver seulement des plages lumineuses ; il faut aussi des zones obscures, et ce que nous appelons le mal fait partie du relief harmonieux de la totalité du cosmos et de l’existence humaine.

L’explication pédagogique du mal – je l’ai souvent lue sous la plume de théologiens et, personnellement, elle me torture – consiste à dire : Dieu a fait volontairement un monde imparfait. Le mal fait partie de cette imperfection nécessaire du monde dans une première étape, afin de laisser à l’homme le soin de porter l’univers à sa perfection. Le mal est donc une donnée, pédagogiquement nécessaire, d’un monde en devenir ; l’homme doit prendre le relais de Dieu pour l’achever.

Au risque d’allonger la liste, il faut mentionner l’explication du mal comme illusion. Elle est actuellement véhiculée en occident par le bouddhisme : le mal est une illusion ; il n’existe que pour celui qui n’a pas encore fait mourir son moi égoïste , qui ne l’a pas encore dissous dans une totalité plus large. Spinoza déclarait déjà que, pour celui qui accède à la connaissance du troisième genre, le réel n’est que positivité pleine.

C’est parce que nous connaissons les choses  par le petit bout de la lorgnette dans la connaissance du premier genre, que nous les imaginons, en sorte que le mal nous paraît une réalité alors que le réel vu adéquatement n’est que plénitude positive.

Donc l’esprit humain est fécond en explications du mal, explications philosophiques, religieuses, métaphysiques dont nous sommes, je pense, dégrisés lorsque nous regardons le Christ en croix, et aussi quand nous sommes confrontés quotidiennement, nous-mêmes ou dans le chef de personnes aimées, à l’expérience du mal.

J’aimais beaucoup l’expression, je pense qu’elle était de Jean Nabert, que le mal est l’injustifiable. Si on veut trop le justifier, on le méconnaît. « Et Jésus pleura ». Quelle force il y a dans cette attitude qui n’explique pas, qui ne justifie pas, qui ne canonise pas le mal, qui ne l’énerve pas dans ce qu’il a de dramatique, mais qui le respecte et qui l’endure !

Regard sur la croix et la gloire :

Le regard porté sur le Christ ressuscité, tout comme le regard porté sur le Christ en croix, nous incitent à penser : « le mal est ce qui n’aurait pas dû être ». Semblablement, le regard porté sur le Christ en gloire nous invite à penser que le mal n’est pas lié métaphysiquement à la finitude de l’existence humaine. Toute l’entreprise du père Martelet2, dans ce domaine-là, (mais je le salue dans tous les autres domaines de sa pensée), c’est de dire : le mal est lié à la finitude de l’existence humaine, c’est une finitude scandaleuse et Dieu vient en quelque sorte réparer le scandale en assumant notre finitude, et en nous faisant participer finalement à l’infinité de sa gloire ; si bien que la Rédemption et la glorification apparaissent comme une sorte de correctif à la Création.    

Le regard porté sur le Christ glorifié nous enseigne plutôt, à mon sens, que le mal n’est pas lié à la finitude, puisque nous contemplons en Jésus glorifié une nature humaine qui reste toujours marquée par la finitude ; nous ne sommes ni des anges, ni des éléphants, ni des tulipes, nous sommes une nature humaine circonscrite, déterminée, nous ne sommes pas n’importe quoi, et Jésus ressuscité n’a pas perdu les contours qui déterminent la nature humaine. Et pourtant « le Christ ressuscité ne meurt plus, la mort n’a plus sur lui aucun pouvoir », c’est une humanité qui n’est plus infectée par le mal. Ce regard nous enseigne, me semble-t-il, la contingence du mal : le mal est ce qui aurait dû ne pas être, ce qui, espérons-le, ne sera plus. A partir du Christ en gloire, nous espérons être délivrés du mal. Je sais que le problème demeure, il est lancinant, du mal qui semble irrécupérable, celui de Satan, celui des anges mauvais, celui des damnés ; mais nous espérons et nous prions chaque jour pour être libérés du mal, nous espérons un ciel nouveau, une terre nouvelle où il n’y aura plus ni pleurs, ni cris, ni deuil, ni mort, parce que l’ancien monde s’en sera allé.

Donc, la contingence du mal laisse place à l’espérance eschatologique d’un univers réconcilié ; et, dans l’autre direction, la contingence du mal permet de penser – pourquoi pas ? – une existence humaine et un monde originellement intègre.

Perspectives eschatologiques et cosmiques :

Actuellement, la théologie manque de perspectives eschatologiques et cosmiques, et elle manque d’audace également dans la manière d’aborder le drame du mal. Or, tout ce que la théologie écarte de son regard, de son champ de vision est, pour le meilleur et le plus souvent pour le pire, récupéré par d’autres visions du monde. Quand les théologiens ne parlent plus du destin de l’individu au delà de la mort, qui va en parler sinon les spirites, les voyants et les adeptes des sciences occultes ? Si la théologie ne dit plus assez le sens du cosmos, le sens sacré, avec prudence, mais le sens sacré du monde et ne parle plus de la destination ultime du cosmos, qui va en parler sinon le Nouvel Age ?

Et je trouve étonnant, même si je m’en réjouis, que ce soit des physiciens et des biologistes qui relancent ces questions qui n’auraient jamais dû sortir du champ de la théologie. Il est heureux que des gens étrangers à la théologie ré-interrogent celle-ci sur ce qui aurait dû demeurer son bien constant.

Dans ma vie de prêtre et de philosophe, théologien (tout cela avec beaucoup de guillemets), ce fut l’éblouissement quand il m’a été donné de mieux saisir, qu’avec la résurrection de Jésus a commencé un univers nouveau et que cet univers existe.

On perçoit aussitôt qu’il y a différents champs dans la profondeur du réel ; ce que nous expérimentons actuellement du réel n’est qu’une mince pellicule… Comme disait Newman, le monde que nous percevons est la frange inférieure de la parure des anges, une formule poétique, sans doute, mais hautement significative : il y a une profondeur du réel que nous ne soupçonnons pas. Je dois dire que cette appréhension du monde nouveau existant depuis Pâques réellement m’a aidé à accueillir avec prudence, mais quand même avec sympathie, toute une série de réalités dont la théologie généralement ne parle pas ou parle de manière gênée, par exemple le miracle.

Regard sur les miracles et les apparitions :

Le miracle, je trouve qu’on peut très bien le comprendre à partir du Christ en gloire, on peut le comprendre comme une échappée à l’intérieur de ce monde sur la nouveauté du monde nouveau ; loin d’être, comme on le dit parfois, une dérogation aux lois de la nature, il est au contraire l’annonce à mes yeux des lois supérieures et pleinement harmonieuses du monde réel qui a commencé avec la résurrection du Christ. Je m’aventure peut-être sur le terrain, sur les plates-bandes d’un autre, mais je me souviens du titre de l’ouvrage de Boutroux : De la contingence des lois de la nature. Les lois présentes de la nature sont justement les lois du monde tel qu’il est maintenant, où le mal est inévitable, où il est incontournable.

C’est peut-être l’ensemble du monde qui et contingent, qui est comme il aurait pu ne pas être, comme il devrait ne pas être et, espérons-le, ne sera plus un jour. Est-ce que le miracle n’est pas une petite échappée, un petit clin d’oeil adressé à l’ancien monde -comme dirait l’Apocalypse-, par le nouveau ?

Les apparitions – je sais bien qu’il faut du discernement pour voir celles qui sont authentiques et celles qui ne sont que des créations purement humaines – les apparitions, celles qui sont reconnues, et celles qui peuvent encore l’être, ne sont-elles pas à l’intérieur de ce monde-ci, un regard qui s’ouvre vers nous à partir de la réalité du monde nouveau ?

J’ai été amené récemment à participer à un débat à la télévision sur « Et après la mort ? ».

L’on y a évoqué les expériences qui se produisent dans certains états à l’approche de la mort, l’élargissement de la perception du monde et toute la métaphysique qui s’en dégage. Oh ! je sais qu’il faut beaucoup de prudence sur le plan épistémologique quant à la manière dont on parle de ces expériences ; mais elles ont au moins le mérite de suggérer que, quand nous approchons des limites de l’existence terrestre, la perception que nous avons du monde réel s’élargit. Nous sommes actuellement des myopes, nous sommes actuellement des taupes qui ne percevons qu’une infime partie d’une réalité, d’une réalité débordante et qui s’entrouvre à notre regard probablement quand nous approchons de la limite du temps et de l’existence terrestres.

Ce qui m’a impressionné aussi dans cette perspective, c’est la coexistence de deux mondes : le monde où nous sommes, qui est réel, d’une réalité probablement déficiente mais réelle, tragiquement réelle même ; et le monde nouveau, qui existe, j’oserais même dire, plus réellement que le monde visible.

Soit dit en passant, ce qui fait la beauté de l’eucharistie qu’on célèbre chaque jour, c’est que l’eucharistie est à l’intérieur de ce monde la présence réelle et réalisante du monde nouveau.

Chaque fois que nous célébrons l’eucharistie, nous débarquons en quelque sorte pour un temps dans ce qui est au-delà du temps, nous débarquons sur le sol ferme de l’éternité, un petit peu comme dans le dernier chapitre de l’évangile de Jean, les disciples qui sont sur les eaux mouvantes de l’existence terrestre débarquent sur le sol ferme où se tient le Ressuscité qui leur a préparé la nourriture  : « Venez déjeuner ».

Je ne peux entrer ici dans les détails, mais il me semble que la théologie gagne à un nouveau regard qui élargit la perception des choses. Réintégrer à la théologie la dimension eschatologique, la dimension « protologique »3 et, plus largement, réintégrer à la théologie la dimension cosmique est bienfaisant, car nous sommes trop enfermés dans une dimension anthropocentrique, existentielle, terrestre – toutes dimensions importantes, certes, mais qui ne perdent rien, au contraire, à accueillir des perspectives plus larges.


1 Extrait d’une conférence donnée par Monseigneur André Mutien Léonard, Evêque de Namur, Membre de la Commission Pontificale Internationale de Théologie, à la réunion inaugurale du Projet Nouveau Regard, le 2 juillet 1998 à l’Abbaye Saint-Paul de Wisques.

2 Ndlr. Le P. Martelet ne fait ici que répercuter les idées de son confrère Teilhard de Chardin : ici encore, c’est la croyance en l’Evolution qui a fait dérailler le théologien (on se reportera utilement ici aux ouvrages diffusés par Action-Fatima, BP 35, 40231 St Geour de Marenne Cedex 01).

3 Au sens où le Père Gaston Fessard l’utilisait pour désigner l’univers du premier Adam et du péché originel.

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