L’idée d’un Dieu Créateur : une perspective nouvelle pour l’exégèse

Par Dominique Tassot

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Résumé : La théorie des genres littéraires, en usage depuis un siècle, focalise l’attention sur le milieu culturel et la personne de l’écrivain qui a prêté sa plume au divin Inspirateur de la Bible. Mais derrière cette analyse méthodique, garante d’une lecture plus sûre de l’Ecriture, transparaît une technique trop facile pour éviter tout conflit avec la science. Dès qu’un passage évoque des faits hors de notre portée (le Déluge, le voyage de Jonas, Josué arrêtant le soleil, etc.), l’exégète s’efforce de montrer que le style est « légendaire » ou « poétique », non parce que le vocabulaire ou la syntaxe l’y contraignent, mais par rejet réflexe d’un surnaturel auquel on ne croit plus. Or si l’Auteur principal de l’Ecriture est aussi le Créateur des êtres, donc de l’écrivain sacré lui-même, ce n’est plus ce messager qui doit expliquer le message mais, à l’inverse, le message qui rend compte de l’auteur secondaire. Ce renversement de perspective suffit à résoudre nombre de prétendues « difficultés » ; surtout il rétablit l’exégète (et son lecteur) dans un rapport juste envers Dieu et une humble écoute de Son message universel.

La théorie des genres littéraires est au cœur de l’exégèse moderne : elle ouvre la porte à tous les accommodements avec les affirmations de la science ; elle libère l’exégète du « carcan » de la théologie ; elle renforce l’idée d’une évolution progressive de l’humanité.

Certes on trouve d’un livre de l’Ecriture à l’autre des différences de style et de vocabulaire qui invitent à les classer dans un « genre littéraire » : le Cantique des Cantiques tient de la poésie comme le Livre des Rois tient de la narration historique. Mais il peut être téméraire de plaquer sur un texte divinement inspiré les catégories des lettres profanes.

A neuf reprises la Genèse affirme que Dieu a créé les êtres vivants « selon leur espèce » (lemino, en hébreu). Pour esquiver cette claire affirmation anti-évolutionniste, il est entendu aujourd’hui que ce livre fondamental relève du « genre poétique » ou encore de la légende. Et comme le conteur s’autorise d’embellissements, d’exagérations ou même d’invraisemblances, dès lors que la force évocatrice, la couleur ou la vivacité du récit peuvent y gagner, il va de soi que le récit mosaïque des premiers temps de l’univers et de l’humanité n’a rien à nous enseigner sur l’origine des choses : cette noble tâche est désormais dévolue à la science.

Pourtant le procédé constant de la poésie hébraïque, le parallélisme (synonymique, antithétique ou rythmique)1, reste absent de la Genèse. De plus les prophètes de l’Ancien Testament, comme les Pères de l’Eglise, ont toujours considéré la Genèse comme un récit historique : or leur connaissance de l’hébreu n’était pas moindre que la nôtre.

De même veut-on à toute force réduire le livre de Job ou l’histoire de Jonas2 à une parabole. Mais la parabole hébraïque commence toujours par une locution typique qui lève toute ambiguïté sur la nature du récit : « Voici qu’un semeur sortit pour semer… » (Mat 13 :3) ; « Un homme donnait un grand dîner » (Luc 14 :16). « C’est comme un roi de chair et de sang qui construit un palais… » (Talmud de Babylone, Sanhédrin 38 a). L’oreille française qui entend « Il était une fois … » sait qu’il s’agit d’un conte ; elle transporte aussitôt l’auditeur dans une ambiance de rêve et de poésie qui transfigure les mots et décuple leur pouvoir évocateur. Or de tels petits signaux sont absents des récits rapportés à Job ou à Jonas.

Ces quelques faits significatifs suffisent à montrer que la théorie des genres littéraires (avec toute l’exégèse qu’elle gouverne) apporte bien autre chose qu’une lecture plus fidèle ou plus exacte de la Bible. Elaborée par Harnak puis Gunkel3, adaptée aux catholiques par le P. Lagrange, il s’agit d’un outil qui renverse le rapport de l’homme au texte sacré.

Supposant le problème résolu, évacuant le surnaturel de tout l’espace survolé par la science, Gunkel écrit tout simplement : « le critère le plus clair de la légende est qu’elle rapporte des choses qui, pour nous, sont incroyables » (p.IV). Or les livres saints nous ont été transmis à travers les générations par un effort de mémorisation sans faille, par des règles de copie si strictes4 que cet exploit accompli par le peuple juif tient plus de l’héroïsme quotidien que d’une manie de collectionneur. Deux mille ans au service d’une texte, voilà qui devrait inspirer un minimum de respect, voire d’admiration , de notre part !.. Au lieu de recevoir ces pages avec la reconnaissance et la piété filiale qui conviennent à l’homme devant son Créateur, loin d’adapter sa pensée au caractère unique d’un livre si particulier, le théoricien des genres littéraires croit pouvoir survoler, jauger, découper à sa guise, avec son étroitesse de vue, avec sa peur panique du conflit avec la science, avec son esprit calculateur, ce texte divinement inspiré dont il devrait tout attendre.

L’homme s’est fait le juge de la Parole de Dieu. Tel est l’aboutissement de trois siècles de laïcisation de la science5. Alors qu’auparavant la Bible avait formé le cadre de la pensée occidentale, l’exégète moderne, juché sur le médiocre perchoir de son érudition, veut lire et interpréter le message divin en fonction de ses connaissances, pourtant lacunaires, de la vie, de la formation et du milieu culturel des auteurs sacrés !.. Loin de nous l’idée de mépriser les efforts accomplis par l’archéologie et l’épigraphie pour améliorer notre intelligence des sociétés antiques, de leurs mœurs, de leurs lois et de leurs techniques. Nul doute que cet apport précieux enrichit notre lecture et peut éviter bien des faux-sens. Mais une goutte d’eau n’ajoute pas à la mer… « Le vase dira-t-il au potier, pourquoi m’as-tu fait ainsi ? » (Isaïe 45 :9, Romains 9 :20)… Ce ne sont pas les années passées par saint Paul à l’écoute de Gamaliel, le plus grand des maîtres juifs de son temps (et qui s’est converti), qui expliquent la théologie de l’épître aux Romains ;

c’est à l’inverse la théologie révélée par Paul Tarse qui explique, dès avant sa naissance, la création par Dieu, de l’Apôtre des Gentils : « Il plut à Celui qui m’avait mis à part dès le sein de ma mère, et qui m’a appelé par sa grâce, de révéler en moi son fils, afin que je l’annonçasse parmi les païens… » (Romains 1 :15)

On a voulu expliquer le message par le messager alors que, s’agissant de la Parole de Dieu, le message dicte le choix du messager, explique son histoire familiale et la « culture » où il naît, et nous relie ainsi immédiatement à l’Auteur principal – qui seul importe – d’un texte visant tous les hommes, de tous les temps et de tous les pays.

Jérémie s’entend dire par Dieu, et on peut l’étendre à tous les hagiographes : « Avant de te former dans le ventre de ta mère, je t’ai connu, et avant que tu sortisses de son sein je t’ai consacré ; je t’ai établi nabi (prophète) pour les nations6 » (Jér. 1 :15). Et le prophète n’est pas seul à être créé en vue d’une mission divine. Il en va de même du Pharaon persécuteur : « Car l’Ecriture dit à Pharaon : Je t’ai suscité à dessein pour montrer en toi ma puissance et afin que mon nom soit publié par toute la terre ». (Romains 9 :17, citant Exode 9 :16)

L’erreur de perspective commise par l’exégèse moderne vient d’un oubli : on a perdu de vue que l’Inspirateur de l’Ecriture Sainte est d’abord le Créateur de tout ce qui fut au Commencement, comme aussi de tout ce qui est aujourd’hui et même, singulièrement, de chacun d’entre nous.

Ecrasé sous le poids des milliards d’années de la géologie évolutionniste, on a fini par oublier que notre Dieu est aussi le Créateur. Ou plutôt, nous le savons encore vaguement, mais nous pensons et nous agissons comme si l’univers était abandonné à lui-même et régi par les seules causes secondes.

Avant de trop expliquer la Bible par l’histoire des Hébreux (ou plutôt de voir dans le sens ainsi découvert la signification vraie d’un passage), avant de crier au « conte oriental » dès qu’un récit choque notre perception scientiste de l’univers, un peu de circonspection s’impose. N’est-il pas logique et raisonnable de reconnaître à Dieu le droit d’être Dieu, le droit d’agir selon sa nature propre et non selon les catégories, les habitudes et les étroitesses de notre pensée ?

Celui qui a créé de rien (ex nihilo)l’univers et tout ce qu’il contient, Celui qui échappe aux limitations de l’espace et du temps, Celui qui distribue à chaque être la mission pour laquelle il est créé, ne mérite-t-il pas d’être pris au sérieux lorsqu’Il s’abaisse à nous parler ? Si la science vise à une certaine objectivité, est-il véritablement  « scientifique » de prétendre éclairer la Bible au lumignon de notre syntaxe ?

A toute évocation de Dieu, il est coutume, dans le judaïsme, et comme pour en excuser l’audace, d’ajouter cette formule : « Celui qui a dit, et le monde fut ». La parole divine a cette propriété qu’elle fait être ce qu’elle désigne. Elle précède son objet, au lieu de le suivre comme le fait la nôtre. L’objectivité consiste donc à prendre en compte cette particularité, à considérer le langage divin pour ce qu’il est, donc la Bible pour un livre divinement (et non humainement) inspiré. Un tel renversement de perspective, qui d’ailleurs n’ôte rien à l’insertion de l’écrivain sacré dans une « culture » déterminée, pourra bien rendre muets certains exégètes… Mais qui s’en plaindrait ? .. Le silence intérieur est souvent le plus court chemin qui mène au sens.


1 Ce procédé si particulier, qui met la  rime dans les idées plutôt que dans les sons, a justement permis à la poésie hébraïque de se traduire dans toutes les langues ce qui est impossible avec les langues profanes : une poésie traduite, sauf l’exception d’un traducteur lui-même poète et qui la transforme, n’est plus que l’ombre de l’original (cf. F. Vigouroux, Le parallélisme dans la poésie biblique, Le Cep n°13, p.72-81)

2 Voir dans Le Cep n°14, 15 et 16, les articles de Dom de Monléon.

3 Dont la « Genèse traduite et éclairée » (« erklärt »  !) fut publiée à Goettingen en 1907.

4 Un rouleau comportant plus de trois ratures devait être relégué dans une « guéniza » : il ne pouvait plus servir pour la lecture à la synagogue.

5 cf. D. Tassot, La Bible au risque de la Science (éd. F.X. de Guibert, Paris, 366p., 1996, en vente au secrétariat du CEP 30 € franco).

6 Les « nations » ou les « gentils », donc tous les peuples : la Bible n’est pas le livre saint des Hébreux, mais Le Livre, « ta Biblia » en grec, reçu et transmis parmi eux : leur mission – acceptée ou refusée – étant d’en répandre l’enseignement salvateur par toute la terre.

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