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Par S.S. Pie XII (IVe Congrès thomiste)
Allocution de S.S. Pie XII aux membres du IVe Congrès thomiste international
Résumé : En 1955, peu après les rencontres de Genève sur l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire, le pape Pie XII, conscient des difficultés posées à notre compréhension de la structure fine de la matière, en particulier du fait des limites du modèle de l’atome, s’adressait à un congrès thomiste en montrant l’importance de la philosophie réaliste pour bien comprendre la nature intelligible des particules comme des différents aspects de la lumière. On découvrira dans ces lignes un esprit remarquablement bien informé des connaissances scientifiques, et d’autant plus conscient des limites d’une science orgueilleuse refusant l’éclairage des autres formes du savoir. On comprendra aussi l’utilité, pour les scientifiques, d’étudier la philosophie de la nature, discipline ayant comme disparu du paysage universitaire puisque les philosophes, depuis plus d’un siècle, ont déserté le terrain des sciences et se focalisent sur l’introspection de leur psychisme.
Recevant à Castel Gandolfo, le 14 septembre dernier, les membres du IVe Congrès thomiste international, conduits par S. Emu. le cardinal Pizzardo, président du Congrès, S. S. Pie XII leur a adressé en français l’allocution suivante1 :
« Nous vous souhaitons affectueusement la bienvenue, chers Fils, membres de l’Académie pontificale de Saint- Thomas d’Aquin. En vue de promouvoir –comme c’est votre but et votre devoir– la doctrine du Docteur angélique, vous recourez aussi, parmi d’autres moyens, à la convocation d’un Congrès international tous les cinq ans.
Nous vous bénissons avec toute l’effusion de Notre cœur paternel, afin que l’abondance des célestes lumières vous accompagne tous dans le travail que vous accomplissez présentement et dans celui que vous continuerez d’accomplir à l’avenir. Nous prions l’Esprit divin de rendre ce travail fécond et fructueux, non seulement pour vous, mais encore pour tous ceux que le désir du savoir rend aujourd’hui particulièrement préoccupés de la valeur objective et permanente du vrai et du bien.
La prééminence du thomisme :
Vous savez assez combien Nous tient à cœur l’étude profonde et assidue de la doctrine du « Docteur commun » : Nous l’avons déclaré en maintes occasions, même dans des documents solennels, faisant remarquer, entre autres, comment la méthode et les principes de saint Thomas l’emportent sur tous les autres, qu’il s’agisse de former l’intelligence des jeunes ou d’amener les esprits déjà formés à pénétrer les vérités jusque dans leurs significations les plus secrètes. Étant, de plus, en pleine harmonie avec la Révélation divine, cette doctrine est singulièrement efficace pour établir avec sûreté les fondements de la foi, comme pour recueillir les fruits du vrai progrès. (Cf. Encyclique Humani Generis, Acta Ap. Sedis, vol. XVII, p. 573)2. Et Nous n’hésitons pas à dire que la célèbre Encyclique Æterni Patris (du 4 août 1879), par laquelle Notre immortel Prédécesseur Léon XIII rappela les intelligences catholiques à l’unité de doctrine dans l’enseignement de saint Thomas, conserve toute sa valeur. Sans difficulté, Nous faisons Nôtres ces graves paroles de l’insigne Pontife : « Discedere inconsulte ac temere a sapientia Doctoris angelici, res aliena est a voluntate Nostra eademque plena periculi3 » (Ep. Ad Ministrum Gen. Ordinis Fratrum Min, die 25 nov. 1898. Leonis XIII Acta, vol. XVIII, p. 188).
Le thomisme face à la pensée moderne :
Nous avons donc été particulièrement heureux d’apprendre que vous aviez l’intention de confronter dans ce Congrès la doctrine du Docteur angélique avec les principaux courants de la pensée moderne et contemporaine. Ce faisant, vous estimez à juste titre qu’il n’y a guère de questions, même parmi celles qu’on agite aujourd’hui, qui ne puissent s’éclaircir en y appliquant tel ou tel des principes énoncés par saint Thomas ; et personne, pensez-vous, ne peut mettre en doute l’utilité qu’il y a à connaître solidement cette doctrine, si l’on ne veut pas se laisser entraîner avec légèreté par les philosophies à la mode, vouées à une vie éphémère et qui ne laissent derrière elles que le trouble et le scepticisme. Mais il y a une question fondamentale, très actuelle, qui réclame une particulière attention de votre part. Nous voulons parler des rapports entre l’expérience scientifique et la philosophie : c’est un point sur lequel des études et des découvertes récentes ont soulevé de nombreux problèmes. Remarquons tout de suite qu’en général l’étude honnête et profonde des problèmes scientifiques non seulement ne conduit pas, de soi, à des oppositions avec les principes certains de la philosophia perennis, mais reçoit d’eux, au contraire, une lumière à laquelle les philosophes eux-mêmes ne s’attendaient peut-être pas et qu’ils ne pouvaient en tout cas espérer aussi continuelle et aussi intense. Laissant donc à vos savants rapporteurs et conférenciers le soin de traiter les grands thèmes de votre Congrès, Nous Nous bornerons ici à vous entretenir sur trois points particuliers de la physique moderne, qui concernent la structure intime de la matière.
1 – Thomisme et mécanicisme :
Les progrès de la recherche scientifique dans le domaine de la structure de la matière ont entraîné la nécessité de construire des schémas, qui pourraient, par analogie, servir de guide pour la compréhension de faits non encore bien éclaircis.
La faillite des hypothèses mécanistiques :
Les succès grandioses obtenus dans l’étude du macrocosme, grâce à l’application des lois de la mécanique, avaient fait espérer que toute la nature pourrait être enfermée dans des conceptions générales du même type. C’est sur cette hypothèse de base que s’est développé le mécanicisme* scientifique.
La méthode continua à donner d’excellents résultats, quand on passa, dans son application, du monde des astres au monde des cristaux et à celui des structures moléculaires. Un exemple typique est fourni par la théorie cinétique des gaz qui, partant d’hypothèses de nature purement mécanique, réussit à prévoir exactement la plus grande partie des phénomènes qui règlent leur comportement.
On en vint donc naturellement à penser que le microcosme pourrait être interprété, lui aussi, selon des schémas mécaniques, et qu’au fond les lois qui règlent le mouvement des astres devaient valoir également pour la constitution des atomes et des molécules. Ainsi naquirent les premiers schémas planétaires de l’atome, conçu comme un minuscule système de particules tournant autour d’un noyau de masse beaucoup plus grande. Mais au fur et à mesure que l’expérience se poursuivait, le schéma se révélait de plus en plus insuffisant. On assistait à la ruine progressive de la conception mécanistique : des orbites variant avec continuité aux orbites discrètes ; de celles-ci aux sauts quantiques, aux nouvelles conceptions de niveaux énergétiques, pour arriver enfin à la dénomination d’état quantique, dans laquelle le concept intuitif d’orbite peut être considéré comme disparu. La présence de l’électron dans l’édifice atomique passait elle-même de l’idée d’une sorte de bille roulante, semblable à une planète, parfaitement déterminable en chaque instant et pourvue d’une énergie bien définie, à celle d’une perturbation du champ électromagnétique autour du noyau. L’individualité des particules devenait toujours moins précise.
Si l’on en vient à la structure du noyau atomique, les problèmes deviennent plus complexes et les schémas tirés de la mécanique sont tout juste utilisables pour formuler un vocabulaire, en sachant d’avance qu’aux différents vocables (particule, orbite, saut quantique, choc, capture, échange) correspondent des réalités non assimilables aux images ordinaires du macrocosme.
Ces quelques faits, rapidement évoqués, suffisent à montrer la faillite des hypothèses mécanistiques, pratiquement abandonnés désormais par les spécialistes des sciences physiques en ce qui concerne l’interprétation du microcosme.
Le principe unifiant les corps :
Il devient donc évidemment nécessaire d’examiner vers quelles bases de nature philosophique il est possible d’orienter les nouveaux résultats de la science. Une fois effondrée la théorie du mécanicisme positiviste, on a cherché à la remplacer par des conceptions de nature plus idéaliste, appuyées sur la primauté donnée au sujet connaisseur et à son mode de connaissance. Nous ne pouvons entrer ici directement dans la critique de ces procédés.
Qu’il Nous suffise de faire remarquer que la rectitude de conscience, dans la recherche scientifique, a conduit la pensée moderne au seuil de la seule philosophie, qui peut donner une interprétation raisonnable des résultats obtenus par l’expérience. Si l’on tenait bien présents à l’esprit les principes fondamentaux de cette philosophie, on verrait que, pas plus dans ce domaine que dans les autres, ils ne sont en opposition avec les nécessités de la pensée moderne.
Qu’affirme, en effet, la philosophia perennis ? Qu’il existe dans les corps un principe unifiant, qui se révèle d’autant plus efficace qu’on examine de plus près la constitution intime de ces corps.
On part d’ « ensembles » (dans le domaine des non-vivants) formés de parties unies entre elles par des liens purement accidentels et extérieurs : dans ces conditions les lois de la mécanique sont suffisantes pour expliquer les actions et intégrations des divers éléments.
Au fur et à mesure que l’on descend aux éléments plus fondamentaux, apparaissent des liens plus intimes que ceux d’ordre purement mécanique : ces liens postulent une certaine unité des principes qui agissent dans la diversité des parties composantes. C’est justement en ce domaine que la doctrine de l’hylémorphisme* se révèle utile. Alors que dans le macrocosme le problème ne se pose pas avec tant d’évidence, il devient plus urgent dans le microcosme.
La théorie de la matière et de la forme, de la puissance et de l’acte, est capable d’éclairer les exigences de la science moderne d’une lumière qui cadre bien avec les résultats de l’expérience. Elle affirme, en effet, qu’il doit exister des systèmes fondamentaux, constituant la base des propriétés des corps, et que ceux-ci doivent avoir une unité intrinsèque et non accidentelle : qu’ils ne peuvent dès lors être constitués par des particules, dont chacune conserverait sa propre individualité et qu’on aurait mises ensemble pour former un agrégat. Chaque particule intervient bien pour constituer l’ensemble unitaire, mais en perdant certaines de ses caractéristiques, de telle sorte qu’elle ne peut être considérée comme lorsqu’elle était à l’état libre. L’électron hors de l’atome ne peut être examiné exactement de la même façon que quant il fait partie du corps atomique. Il est présent dans l’atome selon un nouveau mode d’être : virtuellement présent, capable d’actualiser à nouveau toutes ses caractéristiques, si un processus physique le sépare du système.
On peut en dire autant du noyau qui constitue un ensemble encore plus étroitement unitaire. Les particules qui le composent, les nucléons, ne peuvent être examinés avec les propriétés qui les caractérisent hors du noyau. Ils acquièrent une présence virtuelle, dans laquelle ils apportent certaines caractéristiques, tandis qu’ils en perdent d’autres.
Les lois de l’électrodynamique et de l’électromagnétisme, valables pour le macrocosme, ne le sont donc plus intégralement pour le microcosme : on voit naître d’autres forces d’union qui ne peuvent en aucune façon être assimilées à celles qui tombent ordinairement sous l’observation des sens.
Il est facile d’entrevoir la grande utilité que peut avoir une philosophie si profonde pour aider la science à clarifier les problèmes de la nature. Sans doute la philosophie ne peut dire quel est le plus petit système qui doit être considéré comme unitaire, mais elle affirme qu’un tel système doit certainement exister, et que plus un ensemble est fondamental, plus l’action de chacun de ses éléments doit être unitaire.
2 – Déterminisme et indéterminisme :
Il est une seconde question, dont aucun de vous n’ignore la résonance dans la pensée scientifique moderne : c’est celle qui concerne le déterminisme et l’indéterminisme.
Le déterminisme mécanistique :
Comme Nous l’indiquions tout à l’heure, les admirables résultats obtenus par la mécanique avaient fait naître la conviction que l’histoire d’un système matériel, quel qu’il fût, était rigoureusement prévisible ; et cela pour n’importe quel instant de l’avenir, pourvu que fussent données les conditions initiales de position et de vélocité des différents points matériels, ainsi que la distribution des champs de force. Cette façon de concevoir la nature comme rigoureusement enchaînée dans ses processus mécaniques donna origine, comme vous le savez, au déterminisme mécanistique. Ce système a ensuite été sérieusement battu en brèche par les progrès de la recherche scientifique dans les domaines toujours plus profonds de la structure des corps, et s’est ainsi révélé finalement inapplicable dans beaucoup de problèmes du microcosme.
L’indéterminisme probabiliste :
Mais les penseurs n’ont pas davantage éprouvé une satisfaction entière devant l’explication des faits que propose le système des probabilités.
Il n’y a rien à redire à l’emploi du calcul des probabilités, quand la multiplicité des causes, qui interviennent dans un phénomène, est telle qu’elle ne permet pas l’examen de chacune d’elles. L’instrument mathématique qu’est le calcul statistique a conduit à des résultats heureux et de grande importance, c’est indubitable. Mais, poussant plus loin sur le plan des concepts, on a voulu soutenir que la probabilité n’est pas seulement un système commode pour l’étude des phénomènes, mais qu’elle est intrinsèque à la nature des corps. Ce qui reviendrait à dire que la façon d’agir de chaque corpuscule n’est, de sa nature, rigoureusement déterminée par aucune loi précise, qu’elle est abandonnée à des fluctuations soumises aux seuls critères de la probabilité.
Cette vision probabiliste des choses s’est vue renforcée par la découverte du principe d’indétermination, dont on ne peut nier la valeur, fondé qu’il est sur des observations profondes, aussi bien expérimentales que théoriques.
Selon ce principe, l’impossibilité de connaître exactement la position et la vélocité d’une particule à un instant donné n’est pas due seulement à des difficultés d’origine expérimentale : elle est inscrite dans la nature elle-même. On affirme – dans le domaine de la physique – qu’on ne peut parler d’entités et de faits aussi longtemps que ceux-ci n’ont pu être mis en évidence par quelque expérience conceptuellement possible, selon le principe d’indétermination de Heisenberg.
Ce principe montre bien comment la science, pour interpréter ses résultats, recourt une fois de plus à ces systèmes de nature philosophique, elle les emprunte ici à ces conceptions de saveur idéaliste, dans lesquelles le sujet qui cherche se substitue à la réalité objective. Mais il n’est personne qui ne voie à l’évidence combien cette manière de faire est peu conforme à la méthode scientifique.
Engagés sur cette fausse route, quelques-uns sont allés plus loin encore, attribuant aux particules du microcosme une espèce de « libre arbitre » : ils en sont ainsi arrivés à croire qu’ils mettaient en question le principe de causalité, au moins en ce qui concerne le microcosme.
Mais ce principe n’a rien à voir avec le déterminisme et l’indéterminisme, étant par nature plus général que la recherche expérimentale. Bien moins encore peut être mis en cause le principe de raison suffisante, comme c’est évident pour quiconque considère le problème dans ses termes réels.
Le déterminisme intrinsèque :
Il suffirait d’une connaissance plus approfondie et plus adéquate de la pensée philosophique thomiste pour frayer la voie à la vérité entre les excès du déterminisme mécanistique et ceux de l’indéterminisme probabiliste. La philosophia perennis, en effet, admet l’existence de principes actifs intrinsèques à la nature des corps, dont les éléments, dans l’espace d’un intervalle minime, réagissent diversement aux mêmes actions externes et dont les effets ne peuvent par conséquent se déterminer de façon univoque : d’où l’impossibilité de prévoir tous les effets au moyen de la seule connaissance expérimentale des conditions extérieures. Mais, d’autre part, ces principes actifs de nature matérielle ont leur manière interne d’agir, exempte de toute liberté, et donc de toute probabilité, soumis comme ils le sont à un vrai déterminisme intrinsèque.
3 – Les relations entre la matière et l’énergie :
Il y a enfin un troisième problème, sur lequel nous voudrions que s’arrête votre attention, parce qu’il est d’un haut intérêt : c’est celui des relations qui existent entre la matière et l’énergie.
L’observation des faits naturels montre comment la matière est sujette à des changements de positions, de forme, de propriétés, comment sont changeantes même ses façons d’agir, de se présenter, de se rendre sensible et opérante ; ces actions et manifestations sont provoquées par des entités physiques appelées forces, qui ont des origines diverses : elles peuvent provenir en effet de champs d’inertie ou de gravitation, de champs électriques, électromagnétiques, nucléaires ou autres.
L’énergie :
Dans l’ensemble de ces activités et mutations, on remarque l’existence d’une mystérieuse grandeur, quantitativement déterminable, caractérisée, d’un côté, par une grande variété qualitative dans la façon de se présenter et, de l’autre, par une stabilité quantitative dans la conservation de sa valeur. Cette grandeur s’appelle énergie, et peut être cinétique, potentielle, élastique, thermique, chimique, électrostatique, électromagnétique radiante et ainsi de suite.
Voici un exemple, d’ailleurs bien connu, de son merveilleux comportement.
Irradiée du soleil, c’est comme lumière, c’est-à-dire sous forme de radiations électromagnétiques, qu’elle arrive sur le globe terrestre ; elle y est absorbée par la mer et devient chaleur, faisant accomplir à l’eau le passage de l’état liquide à l’état de vapeur. Celle-ci, acquérant une énergie potentielle, s’élève dans les airs pour passer ensuite à nouveau à l’état liquide et être recueillie dans des bassins ; canalisée au sortir de ceux-ci, elle acquiert en tombant de l’énergie cinétique. Cette forme d’énergie mécanique devient à son tour, au moyen de la turbine et de l’alternateur, énergie électrique et celle-ci, enfin, redevient énergie lumineuse. Cycle admirable, au cours duquel une quantité donnée ne se perd pas, mais se transforme et n’apparaît jamais comme existant par elle-même, mais comme appuyée toujours à quelque chose de matériel : car il s’agit d’une propriété essentielle, non d’une substance.
Ainsi les propriétés caractéristiques de l’énergie sont au nombre de trois : une persistance quantitative, une multiforme variété d’aspects, une absolue dépendance par rapport à une substance matérielle.
L’énergie nucléaire :
Des innombrables exemples fournis par la nature, on avait tiré deux principes fondamentaux pour la science : le principe de la conservation de la matière et le principe de la conservation de l’énergie.
Mais les recherches théoriques et expérimentales de ce siècle ont donné des résultats à première vue déconcertants. Dans beaucoup de réactions de caractère nucléaire, on trouve par exemple que le noyau d’un atome lourd peut donner origine à deux noyaux d’atomes plus légers : tels cependant que la somme de leurs masses n’égale pas la masse originaire. Il faut en conclure qu’une certaine quantité de masse s’est perdue.
En même temps, on voit apparaître dans le processus une certaine quantité d’énergie, qui n’a été fournie par aucune autre source, mais qui est strictement liée à la quantité de masse disparue, selon la relation connue E = Mc2. Ce fait, comme vous le savez, est le fondement de l’énergie nucléaire qui représente une des plus grandes espérances de l’humanité dans le domaine du progrès technique ; et la récente Conférence de Genève pour l’utilisation de l’énergie atomique à des fins pacifiques a mis sous les yeux stupéfaits de l’humanité les merveilleux résultats obtenus déjà par plusieurs nations, dans le secteur des applications de l’énergie atomique aux domaines industriel, biologique et médical. Une sereine perspective de paix peut naître de ces triomphes de la vérité, découverte par l’étude de la nature providentiellement préparée, si les cœurs des hommes s’appliquent à donner comme fondement à leurs espérances la foi en un Dieu créateur et l’amour envers tous leurs frères. Mais autre est la question que Nous voulons ici mettre en lumière.
Certains ont cru pouvoir affirmer que la matière se transforme en énergie et vice versa, et que par conséquent matière et énergie ne sont que deux aspects d’une même substance. D’autres ont dit que le monde dans son ensemble n’est autre chose que de l’énergie plus ou moins matérialisée ; et ainsi sont nées, au sujet des données fournies par la science, diverses interprétations de nature philosophique.
Pour éviter des conclusions qui pourraient peut-être induire en erreur, il faut avoir toujours bien clairement présente à l’esprit l’affirmation du fait scientifique : à la disparition d’une certaine quantité de masse, c’est-à-dire d’une certaine portion de matière considérée du point de vue de ses propriétés d’inertie et de gravitation, correspond l’apparition d’une quantité bien précise d’énergie liée à cette masse par le rapport qu’exprime l’équation cité plus haut (E = Mc2). Cela n’autorise pas encore à dire que la matière s’est transformée en énergie. Considérons en effet avec attention les deux phénomènes du point de vue philosophique :
1° Pour qu’une entité soit matérielle, il n’est pas essentiellement nécessaire qu’elle possède des propriétés d’inertie et de gravitation : il peut exister une qualité de matière privée de ces caractéristiques.
2° L’énergie se présente comme un accidens et non comme une substantia : s’il en est ainsi, elle ne peut se transformer en son support, à savoir en matière.
On peut donc aujourd’hui légitimement conclure qu’il existe, dans la nature, des phénomènes au cours desquels une portion de matière perd ses caractéristiques de masse pour se modifier radicalement dans ses propriétés physiques, tout en restant intégralement de la matière ; il arrive ainsi que le nouvel état, que celle-ci assume, échappe aux méthodes expérimentales qui avaient servi à déterminer la valeur de la masse. Corrélativement à cette mutation, une certaine quantité d’énergie se dégage et se manifeste, donnant origine, dans la matière pondérable, à des faits qu’on peut observer et mesurer. De la sorte on peut dire que les données de la science ne subissent pas d’altération et que les prémisses philosophiques conservent leur vigueur.
Conclusion :
Voilà, chers Fils, ce que Nous avons cru opportun de vous dire sur des sujets d’un si haut intérêt concernant la philosophie et les sciences physiques.
Vous comprenez combien il est avantageux et nécessaire pour un philosophe d’approfondir ses propres connaissances sur le progrès scientifique. Ce n’est que si l’on a une claire conscience des résultats expérimentaux, des propositions mathématiques, des constructions théoriques, qu’il est possible d’apporter une contribution valable à leur interprétation au nom de la philosophia perennis. Chacune des branches du savoir a ses caractéristiques propres et doit opérer indépendamment des autres, mais cela ne veut pas dire qu’elles doivent s’ignorer entre elles. Ce n’est que d’une compréhension et d’une collaboration réciproques que peut naître le grand édifice du savoir humain qui s’harmonise avec les lumières supérieures de la sagesse divine.
1 D’après l’Osservatore Romano du 15 septembre 1955. Les sous-titres et les notes sont ceux de la Documentation Catholique (n° 1209 du 2 octobre 1955, col. 1227-1235)
2 D. C., n° 1077, du 10 septembre 1950, col. 1153.
3 « S’éloigner sans réflexion et témérairement des préceptes du Docteur angélique est contraire à Notre volonté et plein de périls. » (Actes de S. S. Léon XIII, Editions de la Bonne Presse, t.V, p.10.)
* Ndlr. Dans le mécanicisme les corps restent extérieurs les uns aux autres, et leurs interactions n’obéissent à aucune finalité intelligible.
* Ndlr. Thèse philosophique considérant dans chaque être une matière (hylè, en grec) et une forme (morphè) indissolublement liées.