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Par P.A. Lemonnyer op
A propos des peuplades dites « primitives »1
Résumé : De l’étude des peuplades les plus reculées, dont l’économie est si rudimentaire qu’on hésite à parler à leur propos de « civilisation », se dégage un étrange paradoxe : ces peuples ont des langues et des mœurs dénotant une noblesse d’âme et une délicatesse de sentiments qui ont disparu des civilisations païennes avec lesquelles la chrétienté occidentale s’est tout d’abord comparée. Ces « primitifs » ne sont nullement des sauvages et leur morale met en défaut la préhistoire évolutionniste à laquelle les anthropologues continuent pourtant de se référer.
Il est hors de doute que les aptitudes intellectuelles, chez toutes ces tribus primitives énumérées plus haut, ne sont nullement inférieures au point de vue formel à ce que nous trouvons chez les autres hommes. Les Négritos, les Semang, les Pygmées du centre africain, autant que nous sachions jusqu’ici, ont adopté la langue des tribus parmi lesquelles ils vivent. Les autres Pygmées ont leur langue à eux. Chacune de ces langues exprime des concepts généraux, avec ces concepts forme des jugements, qu’elle groupe de manière à constituer des raisonnements. Que la pensée de ces tribus offre un caractère logique et soit orientée vers la recherche des causes, c’est ce que suffiraient à prouver les outils, simples sans doute, mais construits en vue d’un but qu’elles possèdent. C’est à elles, vraisemblablement que l’on doit la création de la première arme à longue portée, l’arc et la flèche. Les australiens emploient le boumerang qui, comme le fait remarquer Graehbner, « trahit un haut degré d’habileté technique et d’activité intellectuelle ».
Cette pensée purement associationiste, passant par-dessus toutes les règles de la causalité régulière, que nous trouvons à la base de la magie, est justement beaucoup moins développée chez ces tribus, qu’elle ne l’est dans certaines phases culturelles plus récentes, où elle se donne libre carrière. Il y a des savants qui mettent les Pygmées au-dessus de beaucoup de peuples plus civilisés, en ce qui concerne la vivacité et la pénétration intellectuelles.
Celui qui n’aurait appris à connaître les peuples non-civilisés que dans certains récits de voyages ou dans certains ouvrages d’ethnologie, où s’étalent, peintes en couleurs crues, la cruauté, l’immoralité, la grossièreté de ces peuples, serait étonné de ne rien trouver de tout cela, ou presque rien, chez ces tribus vraiment primitives, et d’y rencontrer en revanche de nombreux traits de moralité véritable et élevée2.
Cette lutte pour la vie, sauvage et sans frein, que l’on s’attendrait à voir régner plus spécialement dans ces premiers commencements de l’évolution humaine, n’apparaît que sous des formes assez atténuées, ou même n’apparaît pas du tout. Les rixes, les blessures, les meurtres sont plus rares que nulle part ailleurs. Il semble même qu’à l’origine, les armes de combat à courte distance fussent inconnues. L’anthropophagie, aussi bien que la chasse à l’homme qui en est l’accompagnement ordinaire, font absolument défaut. Inconnus également sont les mutilations légales, les tortures corporelles ou les sacrifices humains. Inconnu enfin l’esclavage ; la liberté est même, de tous les biens de l’individu, le plus aimé, celui auquel on ne porte atteinte nulle part.
La loi de la tribu est un altruisme développé qui se sacrifie soi-même, par exemple dans le partage des moyens de subsistance, pour assurer l’existence et améliorer la situation des moins favorisés. Cet altruisme se manifeste particulièrement au sein de la famille. Les parents témoignent à l’égard de leurs enfants amour et sollicitude et les enfants rendent à leurs parents amour et obéissance. La mise à mort des parents âgés, aussi bien que les pratiques abortives et l’infanticide, sont inconnus.
Mais cet altruisme s’étend au delà des limites de la famille. On inculque aux enfants le devoir de l’assistance à l’égard des vieillards, des faibles, des veuves et des orphelins. Ils doivent pratiquer la bienveillance, l’amitié, la courtoisie, l’hospitalité. Il ne manque même pas de traits de dévouement et de sacrifice de soi.
Non seulement la notion de propriété est connue, mais les relations que nous possédons sur ces peuples sont unanimes à déclarer qu’ils sont d’une probité exemplaire. La rapine et le vol sont parmi eux des choses presque inconnues.
Ces peuples sont pareillement renommés pour leur amour de la vérité, leur loyauté, la sûreté de leur commerce. Il est de fait que le mensonge et la duplicité ne se rencontrent que rarement parmi eux.
Pour ce qui touche à la moralité sexuelle, il faut noter d’abord qu’ils ignorent toutes ces dépravations que l’on rencontre si souvent et en si grand nombre chez des peuples de culture plus avancée et mêmes chez les peuples civilisés. Nulle part on ne nous parle d’orgies secrètes, tolérées ou même prescrites, au cours de fêtes et de danses nocturnes ni de vices contre nature. Le sentiment de la pudeur existe et dans un degré assez élevé. Si les femmes sont vêtues partout et si les hommes le sont dans la plupart des tribus, c’est uniquement sous l’inspiration de la pudeur. Il est donc faux de prétendre, comme le font beaucoup d’ethnologues, que le vêtement est né de l’évolution de la parure. L’usage de ne porter de vêtements qu’à partir de la puberté doit être plutôt considéré comme la preuve sensible du rôle que joue en tout ceci la pudeur. Cette manière de faire semble même offrir une certaine analogie avec l’état de nudité de nos premiers parents avant qu’ils n’eussent acquis la science du bien et du mal. Pour ce qui regarde la chasteté avant le mariage, une certaine liberté règne, à la vérité, dans plusieurs tribus. Il en est cependant d’autres chez lesquelles elle est obligatoire et qui punissent les délinquants.
Dans le mariage, la fidélité est exigée pareillement du mari et de la femme. Lorsqu’un adultère se produit, ce qui est rare, il est puni sévèrement et souvent de mort, qu’il ait été commis par l’un ou par l’autre des conjoints. Le divorce par consentement mutuel est très rare lui aussi, et le mariage se rapproche beaucoup plus de l’idéal de l’indissolubilité que chez les peuples plus récents.
La raison en est, pour une part, que le choix mutuel des fiancés avant le mariage se fait beaucoup plus librement et dans une dépendance moins absolue de la volonté des parents, que ce n’est souvent le cas au sein de civilisations plus avancées. Il en résulte que la mutuelle inclination se trouve plus à l’aise pour s’épanouir et que, de fait, elle se développe souvent. La monogamie est presque universelle. L’égalité de considération et l’égalité de droits dont jouissent l’homme et la femme, se manifestent à un haut degré dans toute une série d’institutions sociales, sans que pour cela la prééminence naturelle de l’homme au sein de la famille s’en trouve atteinte. Il est facile de voir que des hommes pourvus d’une pareille moralité trouvent en elle une préparation et un secours qui les disposent à recevoir parfaitement les révélations divines. Les révélations, en effet, exigent non seulement une intelligence ouverte, mais encore une volonté bien disposée et soumise et la pureté du cœur, pour atteindre complètement leur but.
1 Tiré de « La Révélation primitive et les données actuelles de la science » (Paris, Gabalda, 1914)
2 W. Schmidt, Die Stellung der Pygmäenvölker ; idem, L’origine de l’idée de Dieu. Cfr. A. Lemonnyer, La morale et la religion, Revue du Clergé français, LXXII (1912), pp.257-286). T