Partager la publication "L’envie, moteur de la violence (1ère partie)"
Par Harold Kallemeyn
Harold Kallemeyn*
« Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant. » (P. Le Prévost)
Résumé : L’envie (invidia) est définie par Aristote comme la douleur que provoque en nous l’excellence, la supériorité ou la réussite d’autrui. Après avoir étudié sur l’exemple de Caïn comment ce péché détruit intérieurement sa victime, l’auteur montre l’impact social de l’envie à l’encontre de la créativité, du progrès social comme du progrès économique. Il n’est pas étonnant que l’envie, moteur de la violence révolutionnaire, débouche sur le désenchantement, une fois installées les nouvelles classes dirigeantes. « Si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain peinent les maçons !… »
Je me limiterai à une définition simple de la violence : « La violence est un acte ou une intention de détruire ». Notre propos est de montrer comment l’envie détruit des personnes et des sociétés.
L’envie a fait l’objet de nombreuses études depuis les temps anciens. Aristote, dans le second livre de sa Rhétorique, la définit comme une douleur causée par la chance qui favorise des personnes semblables à nous. Saint Thomas d’Aquin, qui s’inspire des nombreux écrits des Pères de l’Eglise sur le sujet, définit l’envie – en latin, invidia : littéralement « l’œil mauvais » – dans sa Summa Theologiae, comme une souffrance, un mal-être (tristitia), occasionnée par les biens d’autrui, non parce qu’ils présentent un danger, mais en ce qu’elle est diminutivum propriae gloriae vel excellentiae1. Descartes parle de ceux que peine le destin heureux de leurs semblables.
Pour Kant, qui fait écho à Aristote, l’envie est cette tendance à éprouver de la souffrance devant le bonheur d’autrui, même si ce bonheur ne porte pas atteinte au nôtre.
John Rawls précise que nous envions les personnes dont la situation est meilleure que la nôtre et que nous voulons les déposséder même au prix d’avoir à renoncer, nous-mêmes, à quelque chose. Cette intuition peut être illustrée par l’histoire russe suivante :
« Un Anglais, un Français et un Russe sont capturés par le diable, qui les informe de son intention de les mettre à mort la semaine suivante. En attendant, le diable permet à chacun de formuler un vœu qu’il promet d’exaucer. Le Français souhaite passer un week-end à Paris avec sa maîtresse, dans l’un des plus beaux hôtels, sans que sa famille le sache. L’Anglais veut passer le week-end à la campagne, en compagnie de son chien et de ses livres préférés. Le Russe demande que la propriété de son voisin soit détruite. »
Franscesco Alberoni, écrivain populaire italien, propose la définition suivante : « L’envie est un mécanisme de défense que nous mettons en œuvre quand nous nous sentons diminués par la comparaison avec quelqu’un, avec ce que possède cette personne, avec ce qu’elle a réussi à faire. »
Les définitions anciennes et récentes de l’envie font état de deux traits caractéristiques de la personne envieuse. Elle éprouve une douleur que suscite la comparaison avec autrui, et elle ressent de l’animosité à son égard.
Depuis Aristote, on remarque que l’homme se refuse à l’idée d’être lui-même envieux. Chacun est persuadé que l’envie est le problème, le péché des autres. A cause de ce refus de l’admettre, l’envie a été considérée dans la tradition chrétienne comme, de tous les péchés, le plus difficile à extirper du cœur humain.
Dans l’usage courant, on emploie fréquemment le mot « envie » pour désigner une bonne intention ou une qualité humaine : « J’ai envie de t’aider, de réussir mes examens. » On utilise aussi ce mot sans qu’il ait une connotation morale : « J’ai envie de manger du poisson ce soir. »
Aussi, à cause de la connotation plutôt positive des mots « envie » ou « envier », on a tendance, dans le langage courant, à utiliser le terme « jalousie » pour désigner ce que les anciens appelaient invidia.
Le problème de vocabulaire est présent dans les traductions bibliques. L’apôtre Paul met en garde les Romains contre l’envie, l’invidia. Mais on ne peut pas traduire son exhortation en Romains 13 :13 : « Vivons correctement… sans envie. » C’est pourquoi le texte est : « Vivons correctement… sans jalousie. » Ici j’emploierai les mots « jaloux » et « jalousie » dans le sens d’ « envie » et d’ « envieux ».
Précisons cependant que la jalousie, au sens strict du terme, n’est pas la même chose que l’envie. La jalousie correspond à la volonté de posséder de façon exclusive ce que l’on a, prétention qui peut être bonne ou mauvaise (voir Ex 20 :5 ;1, Co 11 :2). L’envie correspond à la volonté de déposséder l’autre.
I. L’envie qui détruit :
Le premier acte de grande violence, décrit dans l’Ecriture, est celui qui découle de l’envie éprouvée par Caïn à l’encontre de son frère Abel. Le récit biblique de Genèse 4 présente les étapes typiques du développement de l’envie et de ses conséquences.
Vous connaissez l’histoire : Caïn se fâche contre son jeune frère car l’offrande d’Abel, meilleure que la sienne, a été bien reçue par Dieu. Le texte biblique n’explique pas pourquoi l’offrande de Caïn était inacceptable. Il attire notre attention sur les attitudes et les actions du frère jaloux et sur les effets terribles que cette jalousie a eus sur lui-même et sur les autres. Il y a sept étapes.
1) La comparaison :
La jalousie de Caïn commence quand il compare son offrande à celle de son frère. L’offrande d’Abel a été jugée meilleure que la sienne. Elle était excellente, tandis que celle de Caïn n’était pas acceptable. On peut imaginer la déception que Caïn ressent lorsqu’il entend le bilan de Dieu. Il se dit : « Mon frère a fait mieux que moi ! Moi, l’aîné, je suis dépassé par le cadet ! » Cette comparaison défavorable le préoccupe.
Il pense sans arrêt : « Abel a plus que moi : il est honoré ; moi je suis humilié ! »
2) Le chagrin douloureux :
Lorsque Caïn se compare à son frère, il devient triste. Il se sent défavorisé par rapport à Abel.
Cette peine l’empêche d’admirer l’excellence de l’offrande de son frère ou de s’en réjouir. Remarquons que Caïn n’aurait probablement pas ressenti un tel chagrin si Dieu avait jugé que l’offrande d’Abel était, elle aussi, inacceptable.
Imaginons que Caïn ait été le fils unique d’Adam et Eve. Dans ce cas, il aurait pu être triste parce que son offrande n’était pas approuvée par Dieu, mais sa tristesse ne se serait pas transformée en jalousie. Or, Caïn ne regrette pas seulement de n’avoir pas fait une offrande acceptable. Il est triste parce qu’Abel a fait mieux que lui. C’est pourquoi il considère Abel comme la cause de son malheur. Dans sa jalousie, Caïn se dit en lui-même : « Si Abel n’était pas là, je ne serais pas si triste. S’il n’est plus là, je serai plus heureux. »
3) La colère et l’animosité :
La tristesse de Caïn de n’avoir pas offert une bonne offrande provoque sa colère contre celui qui a fait mieux que lui. Caïn voit son frère d’un mauvais œil (invidia). Il en veut à Abel d’avoir obtenu ce qui lui manque.
4) Le choix :
Pour surmonter sa peine et son animosité, Caïn se trouve devant un choix. Dieu lui-même précise à Caïn quel est le bon choix : « Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu fais bien, ne seras-tu pas agréé ? Et si tu ne fais pas bien, le péché ne se couche-t-il pas à ta porte ? Son désir se tourne vers toi, mais toi, tu dois dominer sur lui » (Gn 4,6-7).
– Si tu agis bien. Dieu indique à Caïn qu’il peut surmonter sa colère s’il accepte d’offrir une offrande meilleure, comme celle de son frère.
– Tu peux te remettre debout. Si Caïn accepte ce défi, il deviendra capable de surmonter la tristesse et la colère qui l’écrasent.
– Le péché est comme un animal couché à ta porte (comme une bête féroce cachée sur ta piste).
Il t’attend en cachette, prêt à t’attraper. Mais toi, sois plus fort que lui !
Dieu compare la colère de Caïn à une bête sauvage, tout près de lui, qui veut le détruire. Dieu dit à Caïn : « Fais attention ! Cette bête sauvage en toi est dangereuse. Elle veut t’assujettir et te détruire. C’est à toi de la maîtriser ! » Caïn a le choix entre dominer sa jalousie en la combattant de toutes ses forces, ou se laisser dominer par elle.
Mais Caïn a fait le mauvais choix. Il n’a pas voulu dompter en lui la bête sauvage de la jalousie. Il n’a pas suivi le conseil de Dieu de bien agir, c’est-à-dire de faire une offrande acceptable et, ainsi, de « se tirer vers le haut », d’exceller. Au contraire, la jalousie en Caïn a eu l’effet de « tirer son frère vers le bas », de l’écraser, de l’anéantir. Il veut éliminer Abel pour que celui-ci ne lui fasse plus d’ombre. Caïn se trouve devant un choix qui consiste à abaisser, à détruire la bête sauvage de la jalousie qui rôde dans son cœur ou à abaisser, à détruire son frère.
Puisque Caïn a laissé « la bête sauvage » se déchaîner en lui, elle a transformé ses désirs profonds. Auparavant, Caïn voulait être approuvé par Dieu. Maintenant, ce désir cède la place à un désir encore plus fort : celui d’éliminer son chagrin en éliminant son frère, qu’il considère comme responsable de son chagrin.
Notons que Caïn est moins préoccupé par le désir d’obtenir le même avantage que son frère – à savoir l’approbation de Dieu – que de faire en sorte que son frère n’en bénéficie plus. La suite de l’histoire montre que Caïn savait bien que Dieu ne pouvait pas approuver le meurtre de son frère. C’est comme si Caïn s’était dit en lui-même : « Tant pis si je ne fais pas ce qui plait à Dieu ! » Son désir d’éliminer Abel, la cause de sa douleur, est devenu plus fort que son désir de recevoir l’approbation de Dieu. La décision de tuer son frère montre à quel point sa jalousie a changé son attitude à l’égard de Dieu et de son frère. Les points de repère moraux de Caïn sont bouleversés par la jalousie.
5) Le geste agressif :
Caïn tue Abel, secrètement. Heureusement, toutes les jalousies n’ont pas des conséquences si néfastes. Souvent, les jaloux se contentent de tirer la personne enviée vers le bas, dans leur pensée. Ils portent toute leur attention sur ses défauts. Ils la déprécient et la critiquent, dès qu’une occasion se présente.
Le jaloux dévalorise les autres, en public ou en privé, car cette dévalorisation donne lieu à des comparaisons moins défavorables et, par conséquent, moins douloureuses pour lui.
6) La honte et la culpabilité :
Pourquoi Caïn n’a-t-il pas tué son frère en public ? Parce qu’il savait que son frère n’était coupable de rien, et que ce meurtre était injuste. Caïn a honte de sa jalousie et de son acte. Il sait qu’ils sont injustifiés. Pour ne pas ajouter la honte publique à sa honte intérieure, il tue son frère en secret. Quand Dieu l’interroge après le meurtre : « Où est ton frère ? » Caïn répond à la manière d’un coupable honteux : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Tourmenté par la jalousie, Caïn veut soulager cette tension. Il a tué son frère, mais n’est pas pour autant soulagé ! Au contraire, la suite de l’histoire montre à quel point il est resté tourmenté par sa propre conscience et par les conséquences de son acte. La vie de Caïn, comme celle de son frère, a été gâchée par la jalousie.
7) D’autres conséquences :
La jalousie de Caïn eut aussi d’autres conséquences malheureuses. Pensons, premièrement, à la tristesse de la famille à l’occasion de la mort d’Abel. Ensuite, à la montée de la vengeance dans l’histoire humaine (voir Gn 4 :15-24). Enfin, on peut imaginer que ce meurtre, raconté pendant les générations suivantes, a donné lieu à la méfiance à l’égard des jaloux.
Ce récit met en lumière le fonctionnement typique de la jalousie que l’on peut résumer en trois mots ou expressions : vouloir, en vouloir et s’en vouloir.
(suite et fin dans le prochain numéro)
* H. Kallemeyn est professeur de théologie pratique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.
1 Une réduction de sa propre gloire ou excellence.